Interlude I
Nda : Les Interludes ne sont pas des chapitres à proprement parler, mais des retours en arrière sur la vie humaine des êtres surnaturels, qui vous permettront de mieux les comprendre. Il est vivement conseillé de ne pas les exclure du récit.
Bonne lecture 😊
L'enfant voit sa mère, agenouillée au bord du lit, pleurer pendant que son père emplit une valise de vêtements. À peine âgé de 2 ans, le petit garçon ne comprend pas vraiment la situation, mais il se met quand même à pleurer. La femme, vêtue d'une longue robe à fleurs, les cheveux relevés en un chignon négligé, porte son regard sur lui en reniflant, puis s'essuie le visage à l'aide de son mouchoir en tissu.
Elle s'approche du bébé, qui se tient derrière la porte de la chambre, le soulève dans ses bras et le ramène contre sa poitrine en le serrant contre son cœur. L'homme ferme sa valise, qu'il attache ensuite avec deux grosses sangles en cuir, puis il la saisit pour se diriger vers l'entrée de la maison. La femme porte l'enfant dans ses bras et talonne son mari en sanglotant.
— Je t'en prie, ne nous abandonne pas !
Il s'immobilise et soupire, excédé.
— Grâce... comme je l'ai déjà dit, je ne resterai pas ici. Cet enfant n'est pas le mien ; tu le sais aussi bien que moi. J'ai essayé de tenir le plus longtemps possible, mais tout le monde est au courant, en ville. Je ne peux pas rester ici et te laisser ruiner ma réputation. Je refuse d'être la risée de la ville.
Grâce commence à gémir en agrippant son bras.
— C'est faux ! Il est de toi ! Arthur, écoute-m...
— Grace, ça suffit ! Je ne resterais pas une minute de plus avec une putain comme épouse !
Elle sanglote à nouveau, incapable de retenir ses larmes. Son visage est rouge, marqué par la tristesse. Le petit ange blond, qui se trouve dans ses bras, regarde impuissant ses parents se déchirer de ses grands yeux bleus. Ce jour-là, Arthur Clifford quitte Grace, et laisse derrière lui, Colin, âgé de 2 ans. Malgré les promesses de sa femme, Arthur a préféré croire ses amis plutôt que son épouse. Il est convaincu que l'enfant n'est pas le sien.
« Regarde, il a tes yeux ! » a dit plusieurs fois Grace à son mari. Mais, dans son esprit, le doute, une fois installé, ne l'a jamais quitté.
C'est ainsi que Grace et Colin se retrouvent seuls face à la vie. Vivant à Londres, ils sont contraints de déménager dans un quartier plus modeste. C'est désormais à Grace de faire vivre Colin et de l'élever. Elle ne peut se permettre de dépenser trop d'argent. Ils s'installent donc dans le quartier populaire et insalubre de Westminster, au rez-de-chaussée d'une vieille bâtisse. Elle travaille comme couturière dans une petite boutique de vêtements. Même si elle ne mange pas toujours à sa faim, elle donne la priorité aux besoins de Colin. Le petit garçon grandit bien, mais il sent rapidement l'absence d'un père, particulièrement quand il a 7 ans. Il enchaîne les bêtises, et Grace a beaucoup de mal à le faire tenir en place. Elle a déjà suffisamment de soucis pour subvenir aux besoins de sa famille, et l'éducation de son fils devient de plus en plus difficile.
« Nous y arriverons, Colin, je te le promets... », répète sa mère en lui caressant les cheveux. « Jamais nous n'abandonnerons, c'est toi et moi pour la vie. »
C'est à l'âge de 9 ans que sa mère lui annonce l'arrivée de Charles dans sa vie. Charles est un homme que Grace a rencontré à la boutique de tissus où elle travaille. Il est passé plusieurs fois, et il est tombé sous le charme de Grace. Dès le début, elle a parlé de son fils, sans avoir l'intention de le dissimuler à un éventuel prétendant. Ainsi, au fil des rendez-vous, Charles n'a cessé de demander comment allait Colin. Un jour, Grace a proposé une rencontre.
Le couple fréquente depuis déjà quelques mois. La jeune femme croit maintenant que le moment est venu pour son fils de rencontrer l'homme qui sera peut-être un père pour lui. C'est le cœur rempli d'espoir que Grace présente Charles à Colin, sans se douter du changement qui attend sa vie.
Le couple et l'enfant vont au parc. Nous sommes en mai, et Grace a apporté un panier garni de divers mets, ainsi qu'une grande nappe blanche qu'elle étale sur l'herbe verte.
— Mon chéri ! Viens t'asseoir avec nous...
L'enfant qui joue plus loin trottine jusqu'à sa mère et s'assoit en tailleur sur l'herbe, puis attrape un croûton de pain et un morceau de fromage dans le panier en osier tressé.
— Tu pourrais nous attendre ? souffle froidement Charles en le toisant. Ça s'appelle la politesse...
Le jeune garçon, vexé, pose le morceau de pain et baisse les yeux. Sa mère se sent gênée. Elle aurait préféré que son amant explique les choses autrement, avec plus de douceur. Et d'un autre côté, elle sait que Colin a besoin d'un cadre et de règles établies par un homme. Peut-être que ça lui fera du bien si Charles s'occupe de son éducation. De son côté, Colin déteste déjà cet homme. Il n'aime pas sa manière d'agir envers lui ni la façon dont il regarde sa mère. Ce jour-là, il ne dit rien de plus et se contente de jouer seul, à côté du couple, en obéissant à sa mère. Mais du coin de l'œil, Colin se méfie de Charles. Ce dernier a encore beaucoup à prouver.
Ce n'est que beaucoup plus tard que Colin réalise que Charles n'a rien d'un père pour lui. Au contraire, il incarne davantage un dictateur, obligeant Grace à rentrer directement chez elle après le travail et l'empêchant de sortir trop souvent. Lentement, année après année, une véritable prison s'est édifiée autour de la mère et de l'enfant, sans qu'ils ne remarquent jamais les barreaux. Charles a emménagé, mais il a laissé à l'entrée de la demeure son savoir-vivre et sa bienveillance, les échangeant contre une mauvaise humeur constante et une autorité bien ancrée. Grace ne dit rien. Charles ramène de quoi vivre confortablement bien plus que si elle avait dû gérer cela toute seule. Colin grandit, il a besoin de manger à sa faim, de posséder des vêtements et des chaussures. Sans l'aide de Charles, elle n'aurait pas pu les lui offrir. Alors, en contrepartie, elle subit. Charles n'a pas su imposer son autorité non seulement autour de la table familiale, mais aussi dans leur vie de couple, traitant Grace comme sa chose. Elle n'a pas eu son mot à dire, ni pour l'éducation de Colin, ni pour les dépenses de la maison, ni pour les relations intimes. Il décide de quand, où, et comment, sans lui laisser le moindre choix.
Grace, qui a toujours été une belle femme, même durant les années difficiles, et qui conserve un teint rayonnant et une bonne humeur à toute épreuve, se fane de jour en jour. Les rides recouvrent en partie son visage, et la fatigue ainsi que la défaite l'ont emporté.
Quand Colin atteint 12 ans, la situation bascule dans une autre dimension. L'adolescent rentre un soir de l'école, les vêtements en lambeaux, après s'être battu avec un élève plus grand qui lui a donné un gros coup de poing à l'œil gauche. La porte de la maison grince lorsqu'il franchit le seuil. Des cris proviennent de la chambre de sa mère. Il se précipite, ouvre la porte, qui heurte le mur. Colin reste bouche bée, stupéfait par la scène qui se déroule sous ses yeux. Sa mère est étendue sur le lit, tandis que Charles est assis sur elle, à califourchon sur ses hanches. Grace essaie d'esquiver les coups que Charles lui assène. Celui-ci est bien plus fort, et chaque gifle s'abat sur sa peau blanche alors qu'elle crie de douleur. Son épiderme devient progressivement rouge. Les bras en avant, elle tente d'arrêter les coups de son amant qui hurle sur elle.
— Qu'est-ce que tu crois ?! Que c'est toi qui décides ?! L'argent que tu gagnes est à moi, sale putain !!! Combien de fois dois-je te le répéter ?
— Charles, arrête s'il te plait !!!
— Ferme-la ! C'est moi qui décide ! C'est clair ?!!!
Le cœur de Colin s'écrase dans sa poitrine et ses sourcils se froncent, ses yeux se remplissent de larmes. La tristesse et la colère l'envahissent. Pour qui se prend cet homme ?! Il n'est pas son père ni le mari de sa mère. Colin s'élance sur lui de toutes ses forces, frappant de ses poings dans les côtes de Charles.
— Laisse-la !!! Tu n'es personne !!! Lâche-la, arrête !
Mais l'homme, qui jusqu'alors vouait toutes ses forces à frapper sa mère, change de cible. Il se redresse et attrape le gamin qui tente de fuir. Il le saisit par le bras, et le secoue comme un prunier.
— Toi, on ne t'a rien demandé ! Ne te mêle pas de ça ! C'est clair ?!
Mais plus Charles secoue Colin, plus ce dernier se débat, tentant d'échapper aux mains puissantes de son beau-père. Il le repousse comme il peut, donnant des coups de pied et des coups de poing au hasard. Voyant qu'il se débat, Charles abat une main revêche sur sa joue dans un claquement sec. Le visage de Colin est projeté sur le côté, et sa lèvre laisse couler un filet de sang. Charles le regarde de haut en bas, et crache :
— Tu as bousillé tes vêtements ?!!! Tu crois peut-être que nous pouvons t'en racheter sans peine ?! Sale gamin, tu vas voir qui commande ici, crois-moi !!!
Il le tire par le bras et se dirige vers la porte. Grace se relève et crie, les yeux remplis de larmes :
— Charles ! Non ! Laisse-le ! Reviens ! Je t'en prie !
Mais son amant traîne Colin jusqu'à sa chambre et le jette à l'intérieur, avant de fermer la porte à clé derrière lui. Grace tape de toutes ses forces contre la porte en pleurant. Dans la chambre, Charles jette Colin sur le lit. Ses côtes heurtent le cadre en bois, et il grimace de douleur.
— Je crois que j'ai été trop gentil avec toi... Je n'ai pas su te donner les bonnes valeurs... Tu manques d'éducation... murmure Charles en ôtant sa ceinture.
Colin lui envoie un regard torve, les larmes coincées aux coins de ses yeux. Il sait qu'en s'interposant, Charles lui ferait payer. Heureusement, il a réussi à atteindre ses 12 ans sans que cet affreux bonhomme ne lève la main sur lui. C'est la première fois qu'il le voit frapper sa mère, et il est hors de question qu'il le laisse faire ça. C'est Colin et Grace pour la vie, se souvient l'enfant en voyant la ceinture de cuir tournoyer dans les airs, avant de s'abattre sur ses mollets nus. Il pousse un cri de surprise, tant la douleur est cuisante. Bon sang, ça fait si mal que ça ?! La ceinture s'abat une fois de plus sur ses cuisses. Il ferme les yeux et se mord les lèvres, sentant la morsure du cuir sur sa peau. Charles l'attrape et le jette sur le lit, à plat ventre, puis s'assoit sur lui pour entraver ses mouvements. Il soulève sa chemise, révélant son dos nu, et passe ses mains rugueuses sur sa peau.
— Ça manque de couleur par ici...
Puis il lève la ceinture au-dessus de sa tête et la frappe aussi fort qu'il peut sur le dos du jeune garçon, qui hoquète de surprise. Le coup est plus fort que les précédents. Il sent la piqûre dans sa peau et son pouls qui bat contre sa blessure. Avant qu'il n'ait eu le temps de se reprendre, un autre coup survient, puis un autre, et bientôt, il ne compte plus les coups de ceinture, luttant pour ne pas perdre connaissance. Lorsque Colin sent le poids de Charles quitter son corps, il rouvre les yeux et aperçoit sa silhouette quitter sa chambre. Bientôt, une main douce vient caresser ses cheveux, puis un souffle s'abat sur sa joue. Sa mère l'embrasse et il entend ses reniflements.
— Mon fils... Je suis tellement désolée...
Le garçon n'arrive pas à parler, mais serre la main de sa mère.
— Je suis désolée, tellement désolée.
— Nous allons nous en sortir... chuchote-t-il. Colin et Grace pour la vie.
****
Les années passent, et Colin développe une rage incommensurable pour Charles. Mais aussi pour sa mère. Parce qu'il y a cru ce jour-là, lorsqu'elle a promis qu'ils allaient s'en sortir. Pourtant, elle a abandonné. Dès que Charles donne un ordre, elle obtempère, comme une marionnette. Il n'y a plus de vie, plus de plaisir à l'intérieur d'elle. Tout est mort, et Grace est trop épuisée par la vie et les coups pour se rebeller. Elle accepte, c'est tout. Seulement, Colin est à l'aube de sa vie et vient d'avoir 19 ans. Il a le goût de vivre, de survivre, et de se battre. Si elle n'a pas cette force, il l'aura pour eux deux.
— Le pain, ordonne froidement Charles.
Mais Colin ne bouge pas, avalant sa soupe lentement. Sa mère, les yeux fixés sur son bol, ne bouge pas non plus. Tout comme son fils, elle porte les stigmates des coups que l'homme leur a régulièrement infligés. Charles relève les yeux vers Colin. Ses yeux sont noirs, intenses, et chargés de haine.
— Le pain ! répète-t-il plus sévèrement.
Le jeune homme reste immobile. Charles se jette alors sur la table, renversant les plats qui y sont posés, et saisit le gamin par le col. Il lui envoie ensuite une puissante gifle qui résonne contre les murs de pierre. Grace porte la main à sa bouche. Ses joues sont brûlées par le sel des larmes qu'elle verse bien trop souvent. Colin, partiellement assis sur sa chaise, se redresse et essuie sa chemise et son pantalon, tout en faisant face aux yeux enragés de Charles. Celui-ci contourne la table et attrape Colin pour l'appuyer contre le mur. Colin tente une fois de plus de se défendre, mais, malgré sa faiblesse, il gagne en force, car Charles devient de plus en plus faible. Il le secoue, son dos heurtant le mur derrière lui.
— Tu manques de discipline ! Quand vas-tu me respecter ?! Vas-tu laisser ta mère continuer de porter la honte ?! Tu n'es pas digne de notre famille !!
— Tu n'es pas de ma famille ! Ma famille, c'est elle ! Et JE suis la sienne ! Toi, tu n'es rien ! aboie Colin.
— Je suis l'autorité parentale qui t'est nécessaire ! Tu es un bâtard sans père, comment oses-tu me parler de cette façon alors que je t'ai élevé ?!
— Tu ne m'as jamais élevé ! Tu n'es pas mon père ! Tu n'es qu'un connard qui frappe ma mère !!
Charles envoie son poing dans la mâchoire de Colin, qui s'écroule avant de se relever, la lèvre ensanglantée. Il esquive la poigne de l'homme qui essaie encore de l'attraper pour le frapper à nouveau, puis il ouvre la porte de la maison et court sur les pavés mouillés de la rue, zigzaguant entre les piétons, haletant.
Colin a 19 ans ; depuis belle lurette, il ne va plus à l'école. Il n'y a rien de bon pour lui dans cette institution. Tout y est trop cadré, trop sévère, et on lui demande constamment d'obéir. Obéir à l'école, obéir à Charles. Colin n'en peut plus. Et c'est ainsi qu'avec le temps, il commence à traîner dans les rues de Londres et à voler. Presque rien au départ. Une pomme sur le marché quand il a faim, une bûche chez les voisins pour réchauffer la cheminée. Puis il commence à voler, s'introduisant dans les maisons les plus riches pour y dérober des bijoux. Il passe parfois plusieurs jours loin de chez lui, sachant qu'à son retour, Charles l'attendra avec colère et des coups. Mais sa colère est trop grande, trop profonde pour vivre avec eux sans rien dire.
Quelques années plus tard, alors que la peste noire frappe Londres, Colin rejoint une bande de brigands. Il ne reverra plus jamais Grace, qui est restée sous la protection de Charles. Ce soir-là, avant de partir, Colin a effleuré les cheveux de sa mère endormie, qui gisait aux côtés du monstre qui lui servait d'amant. Il lui a promis qu'il reviendrait, un jour, pour elle.
Pendant un certain temps, il vécut avec une bande de malfrats. Il volait et agressait les nobles ou les pauvres gens pour leur dérober leur or ou leurs vivres. Colin n'est pas fier de ses actes, mais il ne savait pas comment survivre autrement. La rage qu'il avait accumulée depuis son enfance, sous les coups de Charles, devait se dissiper. Elle devait trouver un exutoire. L'agressivité était sa seule issue.
À la fin de l'année 1665, Colin apprend que la peste a atteint les rues de Westminster. Ce quartier a été l'un des premiers à être touché par la pauvreté. Il a veillé de loin, s'assurant que sa mère ne soit pas touchée. De temps en temps, il revient aux abords du quartier. Aujourd'hui, il constate que des croix à la peinture rouge ont été peintes sur les portes des maisons où résident les malades. Une rumeur circule selon laquelle il faudrait s'isoler, sans jamais mettre le pied dehors, afin de ne pas contaminer le reste de la population.
Colin, accompagné d'une jeune fille et d'un jeune homme du même âge, se déplace lentement entre les rues vides. Des hommes chargent des cadavres dans des charrettes, poussant les morts vers une fosse commune. Certains ne sont pas encore tout à fait morts, agonisants sur les chariots de bois, dont les roues heurtent le pavé, faisant osciller leurs corps.
Colin et ses amis ont entouré le bas de leur visage d'un linge pour se protéger de l'infection. Toutefois, ils se rendent rapidement compte qu'il n'y aura pas de retour en arrière possible. En effet, pas un endroit de la ville n'a été épargné.
— Ce sont les chercheurs... souffle la jeune femme blonde à côté de Colin.
— Des chercheurs ? demande-t-il, en suivant son regard.
— De quel monde viens-tu, Colin ? Ces gens-là sont payés pour ramasser les cadavres dans les rues et les transporter jusqu'à la fosse commune. On les appelle les chercheurs.
— C'est absurde, objecte-t-il. Ils doivent être infectés.
La fille aux cheveux blonds se contente de hausser les épaules et de fixer la charrette.
— Peut-être qu'ils veulent seulement gagner de l'argent pour aider leur famille.
Le garçon qui les accompagne s'éloigne d'un pas.
— Où vas-tu ? demande Colin.
— N'importe où, mais pas ici... C'est la mort. Ça empeste... Je ne reste pas... souffle-t-il, effrayé.
— On le savait en venant, ne te dégonfle pas !
— Colin... interrompt la jeune fille à la voix fluette. On ne pensait pas que c'était à ce point, reconnais-le... Il n'y a plus personne à sauver ici...
Colin fronce les sourcils, sa colère refaisant surface.
— Si !!! Ma mère est ici ! Je ne peux pas la laisser !
— Tu aurais dû venir plus tôt, murmure-t-elle. Elle est probablement morte, viens.
— Non ! Je vais aller la chercher !
— Colin !!!
— Laisse-le, Margaret ! la retient l'autre garçon, alors que Colin s'enfonce dans les rues.
Il poursuit son chemin jusqu'à atteindre la maison de son enfance, celle où il a vécu avec Grace et Charles. Cette maison n'est pas remplie de bons souvenirs. Pourtant, Colin ne peut pas se résoudre à abandonner sa mère dans cette ville, en pleine infection. Quand il atteint la demeure, il se fige en constatant qu'une croix rouge a été peinte sur la porte. Il glisse le bout de ses doigts sur la peinture fraîche. Un chercheur s'arrête.
— Il n'y a plus rien ici, mon garçon. Va-t'en avant d'être rongé par la pourriture, toi aussi...
Colin fronce les sourcils, retenant ses larmes. Il refuse de croire que sa mère est à l'intérieur, et qu'elle est morte. Elle aurait dû fuir quand elle avait encore la chance de le faire. Les nobles ont quitté Londres pour se rendre dans leurs résidences secondaires. Mais, lorsque la peste a éclaté, des points de contrôle ont été établis aux abords de la ville, interdisant aux malades de sortir et de propager l'infection. Seules les personnes en bonne santé munies de pièces d'identité peuvent circuler librement. Les pauvres sont contraints de rester à l'épicentre et regarder leur propre mort.
Colin ouvre la porte et entre. Il y règne un froid abyssal. La cheminée est éteinte, et tout est silencieux. Il s'avance lentement vers la chambre de sa mère, ses pas lourds faisant grincer le plancher. Devant la porte, il hésite, puis tourne la poignée. À l'intérieur, il voit deux corps étendus sur le lit. Grace et Charles sont allongés côte à côte, sans doute depuis plusieurs jours. Néanmoins, il constate que, malgré leur faible respiration, ils sont encore en vie. Il se précipite vers sa mère en sanglotant.
— Maman !!
Grace, le corps maigre et déjà couvert de stigmates violets, tourne la tête dans une lenteur mortuaire. Ses lèvres gercées s'étirent en un douloureux sourire, tandis que ses yeux vitreux semblent ne pas le remarquer.
— C...Co...
— Chuuuut ! intime-t-il. Ne dis rien, sinon tu t'épuiseras. Je vais te tirer de là, tu vas guérir !
— Non... je ne peux... pas guérir... murmure-t-elle.
Colin laisse couler les larmes et sanglote au-dessus de son corps décharné. Il pose une main sur sa tête et caresse ses cheveux. C'est alors qu'il sent une main s'agripper à son poignet. Il relève la tête et se retrouve face à face avec Charles, dont les yeux noirs le regardent. Il est aussi en piteux état, et, bien qu'il soit moins maigre que sa mère, il est attaqué par la peste. Il est recouvert de furoncles en putréfaction et ses vêtements sont souillés. Il se fait surement dessus depuis pas mal de temps. Le spectacle de cette scène atroce éveille les sens de Colin. Il sent enfin l'odeur infecte qui émane des deux corps. Avant de régurgiter, il met sa main devant sa bouche. Son estomac se contracte violemment. Il essaie de se relever, mais Charles lui fait signe de venir vers lui. Que peut-il bien risquer, à ce stade ? Il contourne le lit et s'assoit sur le rebord aux côtés de Charles.
— Tu... tu...
— Quoi ?! s'impatiente Colin.
L'homme peine à s'exprimer, et l'espace d'un instant, Colin pense à s'enfuir, à le laisser là, sans avoir l'occasion de lui dire ces mots qu'il a tant de mal à prononcer.
— Tu es Suga.
— Qui ?
— Suga.
— Non, moi c'est Colin.
— Non... contre Charles en saisissant la main de Colin en tremblotant. Tu es Suga... c'est presque comme le sucre.
— Le sucre, c'est « sugar », Charles.
— Oui, il manque juste le « R ». C'est pour ça que je dis que tu es presque comme le sucre. Tu aurais pu être aussi parfait que lui, aussi doux et sucré, mais tu as échoué. Tu as raté toute ta vie à un « R » près... ricana-t-il en s'époumonant.
Il est pris d'une soudaine et violente quinte de toux. Tu n'es qu'un raté, une merde, un petit connard insignifiant et insolent qui a...
Colin se redresse vivement et dégage sa main de la sienne.
— Ferme-la !! Je ne suis pas venu jusqu'ici pour t'entendre déblatérer de telles horreurs !
— Heureusement que tu n'es pas revenu plus tôt, Suga... sinon, je t'aurais tué de mes propres mains.
Colin relève les yeux vers ceux de sa mère. Ses joues sont creusées par les larmes salées. Il renifle et essuie son nez avec le revers de sa manche. Son visage se tord de douleur. Après toutes ces années, Charles déborde toujours de haine à son égard, et sa mère continue de subir son influence. Pris à son tour d'une colère et d'une rage qu'il ne sait pas maitriser, il se penche pour récupérer son canif dans sa botte, et le place sous la gorge de l'homme, les mains tremblantes.
Colin a déjà tué. Deux fois. Une fois pour la nourriture, et une autre fois pour éviter d'être pris. Il s'apprête à tuer pour la troisième fois. Charles le fixe, sans jamais baisser les yeux. Il refuse de céder, même dans cette situation, dans cet état critique. Colin comprend alors que Charles ne ressent aucun remords ; au contraire, si la force l'avait animé, il l'aurait tué. Ses yeux sont rouges, mais il parvient à retenir ses sanglots. Il se penche vers l'homme qu'il a tant haï pendant toute sa vie.
— Aujourd'hui ce n'est pas toi qui gagnes. Aujourd'hui, c'est moi qui ai raison de toi...
Et, sans attendre, il plante son couteau dans la poitrine de Charles, encore et encore, sans relâche. La fatigue l'envahit et il s'affale sur lui-même, en pleurant. Quelques instants plus tard, il se dirige vers sa mère, les mains maculées de sang, et il caresse affectueusement ses cheveux.
— Je ne peux pas te sauver, mais je peux t'aider à partir plus rapidement.
Colin se rend dans la cuisine pour y chercher une allumette et une bouteille d'alcool presque vide, puis il retourne dans la chambre. Il pose une dernière fois les yeux sur sa mère, puis renverse le contenu de la bouteille sur le lit. Il allume ensuite l'allumette, la tenant entre ses doigts jusqu'au dernier moment, tout en serrant la main de Grace. Et, quand elle hoche la tête, il dépose le bâtonnet de bois sur le lit, qui prend feu instantanément, comme un fagot.
Colin recule, le cœur serré dans sa poitrine, et la respiration haletante. Il essaie de chasser les larmes qui inondent ses joues. Ensuite, il quitte la maison, et ferme la porte sur le brasier naissant. Il court dans les rues jusqu'à en perdre haleine. Il vient de se libérer définitivement de Charles, et de libérer Grace de son emprise. Il se sent soulagé d'avoir enfin mis fin à leur histoire, mais son cœur est brisé de ne pas avoir pu sauver sa mère.
« Grace et Colin pour la vie », pense-t-il.
****
Au début de l'année 1666, quelques jours après avoir visité sa mère et Charles, Colin contracte lui aussi la peste noire. Il savait bien que cette visite serait fatale, alors il n'est pas surpris lorsque les premiers symptômes (fièvre, ganglions) apparaissent. N'ayant pas de domicile, le jeune homme de 24 ans erre dans les rues jusqu'à s'échouer le long de la Tamise. Il y meurt, seul, allongé dans l'herbe, les yeux tournés vers le ciel, avec une seule phrase en tête : « Grace et Colin pour la vie ».
Alors qu'il croit quitter la Terre pour aller au Ciel, un homme apparaît, en contrebas. Il est grand, avec des cheveux châtain, et il porte un costume très étrange. Les étoffes sont nobles et Colin n'a jamais rien vu de tel. L'homme tient dans sa main un genre de sceptre en argent orné d'une boule de verre remplie d'éclairs et de flammes. Ces derniers se mêlent pour former une énergie électrique bleue.
L'homme, habillé d'un costume gris et d'une grande cape assortie, brodée de liserés d'or, s'approche de lui et lui tend la main. Colin observe autour de lui, puis la saisit et se redresse.
— Colin, le moment est venu...
— Le moment de quoi ?
— De décider si tu veux vivre, ou mourir.
Colin fronce les sourcils.
— Qui êtes-vous donc ? Et où suis-je ?
— Je m'appelle Kim Namjoon, et je vais tout t'expliquer. Suis-moi, il est temps.
Colin suit Namjoon quelques pas, se laissant guider par sa voix calme et solennelle. Il se retourne pour constater que son corps est toujours étendu sur les rives de la Tamise.
— Ne t'en fais pas, c'est juste ton enveloppe corporelle. Elle est restée là-bas parce que tu es mort. Ton âme, elle, est ici, avec moi.
Colin est confus. Il ne comprend rien à ce que Namjoon lui dit. Pourtant, poussé par la curiosité, il continue de le suivre, et celui-ci l'emmène jusqu'à une immense tour de verre. Ils entrent et Namjoon descend les escaliers jusqu'à un endroit reculé, sombre et humide.
— Tu te trouves ici dans mon palais, et je suis le seul à en être le maître.
Colin observe autour de lui, puis reporte son attention sur Namjoon. Il a des traits qu'il n'a jamais vus auparavant. Ses yeux sont petits et allongés, et sa peau est d'une jolie couleur mordorée.
— Mais que fais-je ici ? Ne devrais-je pas être au paradis ?
Namjoon sourit.
— Avant cela, j'ai la possibilité de te proposer une alternative.
— Laquelle ?
— Si tu le souhaites, tu peux rester sur Terre. Tu devras changer de vie, de nom, de visage, et tu seras sous mes ordres. Tu peux encore vivre, Colin.
— Je ne peux pas, je suis déjà mort.
— J'ai le pouvoir de rendre ça possible, et de donner à toute la rancœur que tu as gardée en toi si longtemps, un sens... une issue, dit-il en posant sa main sur la poitrine de Colin.
Colin ancre son regard bleu dans celui de Namjoon, perplexe.
— Elle est ici, coincée, étriquée depuis tant d'années, n'est-ce pas ? interroge de nouveau Namjoon en appuyant plus fortement contre sa poitrine.
Colin sent son ventre se consumer dans un mélange de colère et de rage en pensant à Charles, à ses derniers mots, à la manière dont il a traité sa mère toute sa vie, et à ce qu'il lui a fait. Il fronce les sourcils et son visage se froisse de colère.
— Tu vois, ajoute calmement Namjoon. Elle prend toute la place. Je peux t'aider à l'évacuer. Si tu travailles pour moi, tu auras la liberté de punir les humains selon tes désirs. Tu pourras te venger d'eux, de Charles, de ta propre vie, et redonner un sens à ton existence...
Namjoon est très imposant, et même si Colin est impressionné, il reste impassible et garde son aplomb.
— Je veux vivre ! Je veux croire qu'il est encore possible de faire quelque chose de cette vie qui m'a été donnée ! Elle ne doit pas se terminer aussi abruptement !
Le sourire de Namjoon s'élargit.
— Bien. Es-tu d'accord ? demande-t-il en lui tendant la main.
— Oui ! répond Colin sans hésiter.
— Parfait. Avant tout, il faut que ton âme se détache de ton corps physique. Elle doit l'oublier. Cela peut prendre un peu de temps. En attendant, tu vas rester ici. Je reviendrai te chercher quand tu seras prêt.
— Quoi ? Mais... attendez ! Que dois-je faire pendant ce temps ?
— Toi ? Rien. Attendre.
Namjoon fait volteface, toujours avec sa lenteur et son calme caractéristiques. Il remonte ensuite les quelques marches, puis disparaît. Une fois que la porte est refermée derrière lui, elle disparaît comme si elle n'avait jamais existé, laissant Colin seul entre quatre murs glacés, humides et sombres, sans fenêtre ni source de lumière. Colin n'a pas le temps de se poser des questions, car une vive douleur surgit en lui. Il tombe au sol, les yeux révulsés, et est pris de spasmes, de tremblements, et de convulsions. Après plusieurs heures, la douleur finit par s'estomper, et Colin reprend ses esprits. Épuisé, il s'écroule sur le plancher crasseux et se met à pleurer. Il supplie Namjoon de revenir. Ses prières sont dites dans un murmure lugubre, où il lui demande de tout annuler.
— Je me suis trompé. S'il vous plait, revenez !
Mais seule la douleur revient. Namjoon reste invisible et silencieux pendant sept jours. Sept jours durant lesquels Colin est torturé, ses chairs se décollant de ses muscles, de ses os, et se faisant broyer. Au bout de ces sept jours, Namjoon reparait. Il aide Colin à se redresser et le jusqu'au sommet haut de la tour de cristal. Dans une pièce sombre, sans fenêtre, il n'y a qu'un miroir sur un des murs. Il déploie ses ailes noires dans un bruissement puissant et Colin pose les mains sur ses oreilles. Il ferme les yeux de terreur. Même si son cœur ne bat plus, il pourrait jurer qu'il peut lui arracher les côtes, tant il bat fort.
La boule d'énergie bleue tourne dans la sphère de verre, et Namjoon enveloppe Colin de ses ailes. Le jeune homme ferme les yeux et se laisse guider par la voix de l'homme aux pouvoirs extraordinaires.
— N'oublie pas que ton visage, ton nom et ton histoire ne seront plus les mêmes, mais que tu resteras toujours la même personne. Ton âme, c'est elle qui sera sauvée.
Colin sent un froid abyssal l'envelopper et une vive douleur transpercer sa poitrine. Il ouvre les yeux, stupéfait, sa respiration bloquée dans sa poitrine par la douleur aiguë. Puis elle disparaît aussi vite qu'elle était apparue. Namjoon fait disparaître ses ailes et l'incite à se regarder dans le miroir. Colin pose les yeux sur son nouveau visage, alors que Namjoon murmure à son oreille :
— Bienvenue au royaume des démons... Min Yoongi.
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