Chapitre 1 - partie 1
Ink
En sueur, je me redresse sur mon lit, le souffle court et le cœur battant à tout rompre. Ce cauchemar, je le connais par cœur. Combien de fois ai-je rêvé de la gamine, durant l'année qui a suivi ? De la maison en flammes ? Même à des centaines de kilomètres de là, mon esprit revenait presque quotidiennement à Sunnyside. J'aurais aimé avoir de ses nouvelles, qu'on me dise qu'elle allait bien. C'était une enfant, merde ! D'aucun dirait qu'Eduardo, Jake et moi étions, nous aussi, des gosses. Or, du haut de mes quatorze ans, j'avais déjà vécu plus de merde que la moitié des hommes de mon club. Ouais, bon. Peut-être pas. Je me retiens de rire, bien conscient que les deux grands balourds partageant ma chambre risquent de moyennement apprécier. Lorsque j'ai posé le pied à Joliet, j'ai découvert qu'il y a bien plus grave qu'un ado orphelin et pyromane. De celui qui a perdu la moitié de sa jambe au Moyen Orient à celui qui sort de quinze ans de prison pour de lourds trafics, en passant par les veufs, les parias ou les clandestins, chaque histoire tirerait une larme à la ménagère d'âge mûr.
Un coup d'œil à mon portable me confirme ce que la luminosité ambiante m'avait déjà laissé deviner : il est bientôt huit heures. D'ici peu, nous devrons avoir tout remballé et repris la route si nous voulons respecter le planning établi par Monroe. Et vu l'humeur du VP ces dernières semaines, il serait préférable de ne pas le contrarier davantage. Je m'extirpe de mon lit trop mou, enfile mon jeans et sors de la chambre à pas de loup. Une fois à l'extérieur, je retrouve le sourire. Face à moi, sagement posée sur sa béquille, ma moto m'attend, rutilante sous les rayons du soleil levant. Rien que pour pouvoir passer des heures le cul vissé sur son siège, tout ce foutu roadtrip vaut la peine d'être enduré. Même si ça veut dire remuer le passé ? Ouais. Dormir dans ce fichu motel à l'hygiène douteuse, prendre le risque de revenir dans cette région qui me donne la nausée... Je suis prêt à tout subir, du moment que c'est pour obéir à mon président : ces fichues routes sinueuses, les forêts denses qui couvrent une bonne moitié du comté, et surtout cette satanée ville située à moins de cinquante miles d'ici.
Sunnyside. Huit-mille-sept-cent-quatre-vingt-neuf habitants. Un garage ouvert depuis plus d'un siècle, un drugstore tenu par la même famille de génération en génération, un centre ville historique. Quelques alcooliques notoires, un comité de femmes au foyer bien-pensantes en escarpins vernis et jupes sages, de braves travailleurs ayant du mal à joindre les deux bouts. Et pour gérer tout ce petit monde ? Une poignée de familles pleines aux as, persuadées de valoir plus que les autres et prêtes à tout pour étendre leur ridicule empire.
Il fut un temps où j'aurais donné n'importe quoi pour être accepté par ces gens. En passant devant ces grandes maisons au jardin impeccable, avec leur barrière blanche et leurs haies bien taillées, je m'imaginais ce que l'on devait ressentir en étant privilégié. J'avais encore cette illusion absurde, celle que l'ascenseur social était une réalité. Qu'à force de bonne volonté, de travail et d'acharnement, un jour, ma mère et moi pourrions prétendre à notre part du gâteau, nous aussi. Quelle connerie.
En silence, j'entreprends de ranger mes affaires et de charger mon sac, en attendant que Lash et Brain se décident à émerger. Avec un sourire idiot, je songe à la soirée que nous avons passée. Un billard, quelques pintes de bières et des filles peu farouches, c'est tout ce dont nous avions besoin. L'avantage, c'est que les étudiantes sont loin d'être sauvages, par ici. En fermant les yeux, je peux à nouveau entendre les gémissements de la jolie blonde qui m'a accordé ses faveurs hier soir. Elle aurait sans doute préféré se glisser dans mon lit plutôt que de se faire tringler dans la ruelle, derrière le bar. Or, elle a tiré le mauvais numéro en aventurant sa main sur ma ceinture pendant ma partie de billard contre les gars. Je ne suis pas du genre à sacraliser mon espace personnel ou à accorder la moindre importance à qui se réveille à mes côtés. Je m'en fous, pour être honnête. Je n'avais juste aucune envie de me coltiner qui que ce soit ce matin. Je ne suis jamais commode, mais j'imagine que je suis encore plus infecte ces derniers jours. La faute à qui ? À ces toits que l'on devine à l'horizon. Ceux de la conserverie de Sunnyside. Implantée à la périphérie de la ville, elle fait la fierté des dirigeants de la bourgade et ce, depuis des décennies. La mise en boîte de milliers de tonnes de cerises, pêches et autres fruits récoltés dans le comté, à la sueur du front des pauvres travailleurs ou d'émigrés, qui triment jour et nuit pour nourrir leur marmots et payer leurs charges, garantit la prospérité des notables du coin.
— Ben putain, je ne sais pas ce qu'ils y mettent dans leur gnôle, mais ca déboîte sévère, marmonne Lash derrière moi.
Je pivote pour lui faire face et me retiens de rire. Les cheveux en bataille, le teint verdâtre, mon comparse a une mine affreuse. Enfilant son cuir, il s'avance à mes côtés et grimace. J'en profite pour le taquiner :
— Fallait lever le pied. Quand on tient pas l'alcool, on se contente d'observer les adultes.
— Ah, ah. Très drôle.
J'éclate de rire, lui arrachant un rictus de douleur. C'est une blague récurrente entre nous : ce grand blond dégingandé est plus vieux que moi, de quelques mois seulement, mais adore me balancer à la tronche son statut d'aîné. Surtout lorsque je perds pied. Dans ces moments-là, il n'y a que ces deux zigotos pour me ramener dans le droit chemin. Parce qu'ils me connaissent. Moi, mes démons et mes tendances à l'autodestruction. Aussi, quand, de temps à autre, il est celui qui flanche, je me venge en retournant ses propres arguments contre lui.
— T'as mal au crâne ?
— Pas toi ?
Si j'étais honnête, je lui dirais que j'ai la bouche pâteuse et que je n'ai aucun souvenir de notre retour au motel. C'est à peine si je me rappelle avoir envoyé bouler Trixie - ou Penny ? - après notre étreinte furtive contre le mur en briques. Mais ça, hors de question de l'admettre.
— Tu rigoles ? Je suis frais comme la rosée ! me marré-je.
Lash grogne dans sa barbe, tout en ajustant la ceinture de son jeans. Je hausse un sourcil, sur le point de lui lancer une remarque graveleuse quant à son habitude de ne pas porter de sous-vêtements lorsque Brain sort à son tour de la chambre.
— Salut.
L'aîné de notre trio infernal est sans aucun doute le plus taiseux. Nous dépassant d'une bonne demi-tête, le géant black fait certes vriller les petites culottes, mais il fait surtout trembler les inconscients qui voudraient s'en prendre à nous. Pourtant, Dieu sait qu'il n'est pas le plus dangereux de nous trois. Bien au contraire.
— Vous êtes prêts à décoller ?
Sa question n'en est pas vraiment une. C'est sa manière bien à lui, presque polie de nous demander de nous magner le train. Lash ronchonne tandis que je soupire.
— Ink..., commence Brain.
— Respire, mon gars, renchérit Lash. Un petit tour et puis s'en va.
Mais il suffit d'un regard noir pour qu'il la ferme. Il passe ses mains dans ses cheveux, tentant de discipliner ses boucles blondes et de dissimuler sa gêne.
Ce débat, nous l'avons eu à maintes reprises avant de prendre la route. Lash et Brain sont sans aucun doute les personnes qui me connaissent le mieux sur cette fichue planète. Ils savent par quoi je suis passé, ce que j'ai enduré. Néanmoins, s'ils ont le don d'apaiser mes colères et de deviner mes humeurs, ils ignorent à quel point j'ai merdé et ce que je ressens à l'idée de remettre les pieds dans cette ville de malheur. Si ce n'était pas pour contenter mon prés'...
Nos affaires remballées, nous enfourchons nos motos et reprenons la route. Le moins que l'on puisse dire, c'est que le coin est plaisant pour les amoureux du bitume : les routes serpentant entre les champs, les vergers et les vignes mènent aussi bien aux montagnes à l'est qu'à l'océan, plus à l'Ouest. Cascades majestueuses, paysages vallonnés et villes historiques... J'avais presque oublié à quel point j'aimais cette partie du pays. C'est sur ces lacets interminables que j'ai découvert la liberté, là que j'ai fait mes premiers pas en tant que prospect. En ce temps-là, j'aspirais à devenir un membre à part entière des Salem's Ghosts, à l'instar de mon ami d'enfance, Aaron C'est à lui que je dois mon salut après cette nuit de cauchemar. Sans son aide, je ne sais pas ce que je serais devenu.
Pas le temps de m'appesantir sur cette période que j'aurais préféré oublier pour toujours. Sans prévenir, notre accro à la caféine enclenche son clignotant et se déporte sur la droite. En posant le pied au sol, je m'emporte contre Lash, plus pour la forme qu'autre chose. Et surtout parce que cela me permet d'évacuer un peu de cette rage qui me ronge depuis quelques jours.
— Tu fais chier, putain. Tu peux pas te passer de ta merde pendant une seule journée ?
Regard assassin pour moi, éclat de rire pour lui.
— Allez, j'en ai pour cinq minutes. Dix à tout casser. Et puis après tout, y'a pas d'urgence, si ?
Si, justement. Plus vite nous accomplirons notre mission, plus vite nous repartirons à Jolliet. Or, je me garde bien de le leur rappeler. J'ai assez rabâché, je crois. J'en suis même certain, vu l'air contrit de Brain.
— T'en fais pas, mec. On traînera pas.
J'acquiesce, peu convaincu. Le planning, je le connais sur le bout des doigts. Nous devons être en ville à l'ouverture de la banque. Une fois le colis récupéré dans le coffre de Dino, nous aurons une demi-heure à tuer avant notre rendez-vous. Et c'est seulement lorsque nous aurons pris possession de la propriété que nous pourrons repartir. Simple. Efficace. Sur le papier.
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