IV - Question de Point de Vue.
Fey, lorsqu'elle eut enfin terminé de fumer, se leva sans un mot, pour se placer à quelques mètres de moi.
— Bon, d'après ce que j'ai vu, tu ne sais pas te battre, pas même te défendre. Je vais donc remédier à ce problème, en te montrant les bases. Viens, allez ! Déclara-t-elle alors, en me faisant signe d'approcher avec sa main, un petit air de défiance dans la voix.
— Quoi ? Non, je...
— Tu ne peux pas laisser un petit con te marcher dessus ! Savoir rendre une droite, ça peut être utile, ou à défaut, savoir la contrer. Mais en tout cas, tu dois faire comprendre à ce gamin que tu n'es pas son jouet ! Il mérite une bonne raclée !
En la voyant s'approcher de moi, je me remis sur mes pieds pour être à sa hauteur.
— Écoute... Je ne suis pas sûr de vouloir prendre part au cercle vicieux qu'est la violence... J'aurais l'impression de m'abaisser à son niveau, d'être aussi con que lui... Hésitai-je.
— Tu insinues donc par là que je m'abaisse à son niveau ? Lâcha-t-elle en haussant un sourcil.
— Non ! Mais je ne comprends pas pourquoi tu tiens tant à ce que je le frappe ! Tu n'as qu'à le faire toi-même si c'est ce que tu veux, je sais très bien que t'en es capable ! Lançai-je, me surprenant moi-même.
Elle eut l'air dépitée l'espace d'un instant, mais elle laissa échapper un soupir puis son visage se radoucit, et elle vint poser les mains sur mes épaules, pour me fixer droit dans les yeux.
— Donne un couteau à un tueur, et il tuera ; donne-le au cuistot du lycée, et il te fera l'un de ces plats dégueulasses qu'on bouffe deux fois par jour...
— Je ne fais pas vraiment confiance au cuistot, personnellement... Soufflai-je simplement.
Elle laissa échapper un éclat de rire, qui résonna dans mon esprit comme en écho, avant de retrouver un air plus sérieux.
— Tout ça pour dire que c'est l'utilisation que t'en fais qui importe. Je ne te demande pas de frapper qui que ce soit, je te donne simplement les armes nécessaires, en espérant que tu rendes seulement les coups qu'on te donne.
Rendre les coups était auparavant hors de question, je ne m'en sentais pas capable, je ne ressentais pas cette haine en moi, et je ne voulais pas envenimer les choses. J'avais pensé pendant longtemps que frapper était le propre des faibles d'esprit, mais Fey m'avait démontré que ce n'était pas toujours vrai, elle qui semblait allier intelligence et brutalité.
— Bon... Comme tu veux... Dis-je simplement.
Elle s'écarta alors, et se mit en position de garde à quelques pas de moi.
— Allez, montre-moi ce que t'as dans le ventre ! Lâcha-t-elle, visiblement ravie de me voir céder.
— Non mais, je ne vais pas te frapper, t'es une fille...
Elle se mit à rire.
— Pas sympa de me réduire simplement à "une fille"... Je ne suis pas n'importe quelle fille, tu devrais commencer à t'en rendre compte !
— Mais je n'ai pas envie de te frapper...
Un léger sourire se dessina à la commissure de ses lèvres, et l'espace d'un instant je crus voir passer un éclat dans son regard dépareillé, une millième de seconde seulement, avant qu'elle ne reprenne.
— Frappe-moi !
J'aurais juré avoir vu ce petit quelque-chose, et combiné à ces mots, ça ne faisait que plus de sens, et venait participer d'autant plus à mon léger malaise. Mais je mis finalement à rire intérieurement, pensant que j'avais simplement visité trop de sites douteux pendant mon adolescence.
Fey toujours en garde, elle me fit signe d'approcher. Je ne savais pas trop quoi faire, me contentant alors d'imiter sa posture pour jouer le jeu. J'hésitai un instant, puis tentai une approche, un coup de poing ; sa main vint intercepter mon bras en un instant, sans difficulté, et elle enchaîna elle aussi sur une droite. Heureusement pour mes côtes, elle amortit son geste et son poing se posa simplement là où aurait du arriver le coup.
— Tu vois, tu dois protéger les parties sensibles de ton corps, là j'aurais pu te mettre à terre avec un coup comme celui-ci. Tu dois laisser ton bras gauche le long de ton corps, comme ça ! Expliqua la jeune fille, tout en replaçant mon bras comme elle me l'indiquait.
— Ok...
— Et ton poing droit, qui te sert à porter le coup, doit être plus ferme, tu contracte tes muscles et tu donne de l'élan à ton coup ! Continua Fay, saisissant mon poignet droit pour venir serrer mon poing.
— Comme ça ? Dis-je, essayant de reproduire ce qu'elle venait de m'expliquer.
— Non, ta posture, ça ne va pas... Regarde tes pieds, on dirait que tu vas tomber à la renverse à la moindre bousculade. Écarte un peu les jambes, et prends appui solidement avec tes deux pieds, comme ça ! Enchaîna-t-elle, en prenant elle-même la pose.
Mes premières tentatives furent ridicules, mais après un petit moment passé à battre des poings dans le vide, en garde, on pouvait déjà apercevoir une nette amélioration. Fey se contenta d'abord d'observer, me donnant quelques indications de temps à autre, puis elle revint finalement face à moi.
— Comment je me débrouille ? Demandai-je, un peu épuisé par toute cette agitation.
— Pas mal, mais on va voir ce que ça donne. Admettons que je te tienne comme ça... Répondit-elle, avant de s'approcher de moi et de joindre le geste à la parole, agrippant le col de mon tee-shirt comme Jimmy l'avait fait plus tôt, le poing droit levé et prêt à s'abattre sur moi.
Je ne pouvais pas esquiver le coup. Instinctivement, je protégeai mon visage avec mon bras gauche, et après une seconde d'hésitation, je donnai un coup de poing avec ma main libre. Elle l'esquiva au dernier moment, mais elle semblait satisfaite. Relâchant son étreinte, elle fit quelques pas en arrière et plaça ses mains face à moi, à hauteur d'épaules.
Je n'eus pas besoin d'attendre ses explications, sachant ce qu'elle attendait de moi. Le premier coup fut encore un peu maladroit, mais les suivants furent plus effectifs, plus fermes. Pour tout dire, c'était même plutôt défoulant ; je n'étais pas un grand sportif, plutôt attiré par la littérature et l'informatique, mais il fallait bien reconnaître que c'était parfois agréable de se dépenser un peu.
Fey baissa finalement les mains, affichant un sourire satisfait. Je me laissai alors tomber dans l'herbe, épuisé à force de gesticuler.
— Je suis K.O. ! Lâchai-je, tentant de détendre mes muscles.
— Il ne t'en faut pas beaucoup ! Lança la jeune fille en riant.
Sa remarque aurait pu être vexante, elle l'aurait été quelques semaines auparavant, mais je commençais à comprendre à quel genre de personne j'avais à faire, et sachant également qu'elle n'avait pas tort à ce sujet, je pris ses mots avec humour.
Il était déjà 17h00 passé, il fut donc décidé de regagner l'internat. Sur le moment, je n'avais qu'une envie : prendre une douche bien chaude puis m'affaler sur mon lit avec un bon livre.
— On se rejoint au même endroit que ce matin ? Demanda la jeune fille avant de passer la porte du dortoir des filles.
Je mis quelques secondes à comprendre sa question, ayant presque oublié qu'il allait falloir redescendre manger dans moins de deux heures. J'acquieçai finalement, avant de la regarder s'éloigner puis disparaître derrière la porte qui se refermait déjà.
Je regagnai alors ma chambre également, et sans même prendre le temps de m'asseoir un instant, je filai à la douche. L'eau brûlante me détendit un peu, mais la fatigue était encore bien présente. Une fois sec et revêtu, je constatai qu'il restait un peu de temps avant de devoir descendre, je m'installai donc sur mon lit et ouvris le livre que j'avais abandonné sur ma table de nuit la veille au soir.
Je fus tiré de mes pensées par le surveillant, qui faisait le tour des chambres pour vérifier que les derniers élèves étaient bien descendus. J'obéis donc et quittai ma chambre, sachant que Fey m'attendait sans doute déjà à l'endroit prévu. Elle était déjà debout lorsque j'arrivai près d'elle, m'ayant vu arriver de loin ; on se hâta de rejoindre le réfectoire, où la plupart des autres internes étaient déjà attablés.
— Tu t'en es bien sorti tout-à-l'heure ! Me lança la jeune fille, une fois installés devant notre assiette respective.
— Ah, merci...
— La prochaine fois, je t'apprendrai à frapper avec le reste du corps, continua-t-elle entre deux bouchées.
— La prochaine fois ? Demandai-je, un peu étonné.
— Tu t'en es bien sorti, mais il te reste encore pas mal de choses à savoir, et d'autres à améliorer.
— Ah... Oui, logique... Avouai-je.
Évidemment, il me faudrait plus d'une heure pour maîtriser ces mouvements, mais je ne pensais pas non plus subir un entraînement intensif. Elle remarqua sans doute mon air perplexe et réticent, puisqu'elle continua.
— Mais on ne va pas y aller tous les jours, ne t'en fais pas, et je ne compte pas faire ça toute mon année non-plus, quelques jours suffiront !
Je fus soulagé de l'entendre. Laissant le silence s'installer, chacun consomma le contenu de son plateau. Une fois terminé, on déposa ceux-ci à l'endroit prévu à cet effet, avant de quitter le réfectoire.
Fey me proposa de l'accompagner fumer sa dernière cigarette de la journée ; je la suivis donc jusqu'à l'espace fumeur, où quelques autres jeunes se trouvaient déjà. Comme un peu plus tôt dans la journée, elle s'installa sur l'un des bancs, et sortit son paquet de cigarettes. Je pris place à côté d'elle, appréciant le vent léger qui venait caresser ma peau.
Encore une fois, aucun de nous deux ne parlait, mais ça semblait nous convenir. Bien que plus extravertie, la jeune fille semblait tout aussi seule que moi, et cet étrange début de relation sociale, compagnie physique mais peu loquace, semblait combler notre solitude respective.
Je n'étais pas encore assez à l'aise pour oser lancer une discussion, et encore aurait-il fallut que je sache quoi dire.
C'est elle qui brisa finalement le silence.
— Comment tu vas expliquer les marques de coups à tes parents ? Je suppose qu'ils ne sont pas au courant...
— Avec un peu de chance, ça aura désenflé d'ici-là, et puis je ne sais pas, un ballon en cours d'EPS fera l'affaire, sans doute...
— Pourquoi tu ne le leur dit pas ? Ils pourraient peut-être t'aider... Reprit-elle.
— Ils savent déjà plus ou moins, mais si ce sont des parents aimants qui m'ont offert une bonne éducation, ils sont aussi d'une niaiserie improbable, sans doute un peu inconscients de ce qui les entoure vraiment.
— Je vois... Tu as des frères et sœurs ? Continua la jeune fille.
— Une petite sœur... Et toi ?
Elle haussa les épaules avant de me répondre.
— Pas que je sache.
Sa réponse laissait sous-entendre que, si tant-est que l'un ou l'autre de ses parents avait eu un autre enfant, elle n'en avait pas connaissance, et avait donc probablement aucun contact avec l'un des deux, voire peut-être même les deux. Enfin, c'est ce que j'en déduisis sur le moment.
Comme elle avait terminé sa cigarette, la discussion en resta là, et on se mit en route vers les dortoirs.
« À demain ! » Me lança-t-elle finalement avant de s'engouffrer et de disparaître dans le couloir menant au dortoir féminin. Je me retrouvai alors seul avec moi-même ; je hâtai le pas jusqu'à ma chambre.
Installé à mon bureau en prévision de l'étude obligatoire, je tentai de faire le bilan de ma journée ; entre les heures silencieuses passées côte à côte et les quelques phrases échangées, entre ce qu'elle avait dit et ce que je pensais comprendre, sans oublier le cours de self-défense dans le parc... Tout ça me laissait un peu perplexe, mais ce n'était pas déplaisant, seulement un peu étrange.
Après le passage du surveillant, je m'attelai à mes devoirs, pour en finir rapidement, et retournai à ma rêverie. Jusqu'au moment de m'endormir, je tentai d'imaginer la journée du lendemain, je pensais à ce que je pourrais bien dire à Fey, à comment engager une discussion avec elle sans avoir l'air con, et tout un tas d'autres petits détails stupides.
Cette journée du lendemain fut cependant plutôt similaire à la précédente. Je rejoignis Fey pour aller prendre notre petit déjeuner, puis on se rendit en cours, au self à midi, puis de nouveau en cours. Les gens de notre classe ne nous prêtaient plus guère attention, et Jimmy n'avait rien tenté depuis la dernière fois ; quant à nous, comme la veille, quelques échanges entrecoupés de longs silences, pas si gênants tout compte fait. Pas de sortie au parc cette fois-ci, on se contenta de rentrer à l'internat.
La journée me sembla passer à toute vitesse, et la suivante arriva tout aussi rapidement. La matinée commença comme les deux précédentes, à une exception près : je devais préparer ma valise, puisque l'on était vendredi, pour la reprendre à l'heure du déjeuner. Je fus étonné de voir qu'à défaut de valise, Fey n'avait qu'un petit sac à dos, mais je n'en fis pas de cas.
Cette journée marquant la fin de la semaine s'acheva finalement. Une fois les cours terminés, je devais encore attendre une heure, pour prendre le bus de 18h00. Parfois, mes parents venaient me chercher, mais les deux travaillaient jusqu'à tard ce jour-là, j'allais donc devoir prendre mon mal en patience.
J'accompagnai la jeune fille à l'extérieur du lycée, qui s'arrêta à peu près au même endroit qu'à chaque pause, avant d'allumer une cigarette. Elle ne semblait pas partir immédiatement non-plus, mais je n'avais pas osé poser la question.
— T'attends le bus ? Demanda finalement Fey, en recrachant un nuage de fumée grise.
— Oui, celui de 18h00, et toi ?
— Je ne pense pas... Quelqu'un va peut-être venir me chercher...
Je n'ajoutai rien à ce sujet, bien que curieux de savoir qui viendrait ; on se contenta d'échanger à propos de certains cours pendant l'heure qui suivit, s'étant installés près de l'arrêt de bus. Celui-ci n'allait d'ailleurs certainement plus tarder ; je surveillais le bout de la rue du coin de l'œil, plutôt impatient de rentrer chez moi, mais je vis surtout une étrange voiture, dont la carosserie blanche était enfoncée par endroits, qui arrivait dans notre direction. Le visage de Fey sembla s'éclairer quand elle la vit à son tour.
La vieille voiture se gara rapidement sur une place libre à quelques mètres de nous, et fit resonner un coup de klaxon. Je vis alors Fey se lever et prendre ses affaires.
— Désolée, je dois y aller ! On se voit lundi ! Salut ! S'exclama la jeune fille, en s'éloignant déjà.
— À lundi ! Criai-je seulement, tout en observant la scène.
De la musique psychédélique s'échappa de l'habitacle lorsque Fey ouvrit la portière côté passager, laissant apparaître par la même occasion la tête d'une jeune femme aux cheveux courts, décolorés, qui semblait bien trop jeune pour être l'un de ses parents.
Mon observation fut soudainement interrompue par le bus, qui vint s'arrêter devant moi et les quelques autres élèves qui attendaient eux aussi, obstruant la vue. Le temps de charger ma valise dans la soute et de trouver une place libre à bord du véhicule, la voiture blanche avait déjà disparu depuis un bon moment.
La tête appuyée contre la fenêtre, de la musique dans mes écouteurs, je regardai le paysage défiler sans trop le voir pendant la dernière petite demi-heure de route qui me séparait de mon lit.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro