Solitude Brisée
Sur le chemin du retour, alors que la nuit est tombée depuis bien longtemps déjà, nous marchons toutes deux en silence, côte à côte, vers le quartier où se trouve l'appartement d'Emilie. La discussion avec la tenancière tourne en rond dans ma tête, et je ne peux m'empêcher de me demander si cela a vraiment aidé, ou bien si cela n'a pas conforté Emilie dans l'idée que personne ne comprend ce qu'elle a pu ressentir.
-Non.
Ses mots quittent ses lèvres pour briser le silence qui pesait entre nous deux, et je sursaute, me demandant si je n'ai pas pensé à voix haute pour recevoir une telle réponse. Face à mon regard perdu, Emilie ajoute.
-Vis à vis de ce que tu m'a demandé hier... si... j'allais bien. Si... ça allait, de dormir seule. La réponse est non. Ça ne va pas... pas du tout... du tout... du... tout...
Le tremblement de ses jambes s'intensifie au point que je crains qu'elle ne s'effondre par terre, et sa voix est tout aussi secouée. Je tente de voir son visage, mais ce dernier, baissé vers le sol, m'est invisible alors que nous marchons.
-Rien ne t'oblige à dormir seule, tu sais. Dis-je.
-Mais je ne veux pas baiser! Je ne veux pas... les voir! Je veux juste être seule, mais... c'est effrayant. La nuit... les rêves sont beaucoup plus réalistes. Beaucoup... trop...
-Emi, tu n'as pas besoin de baiser pour avoir quelqu'un avec toi. Tu n'as pas à te sentir obligée de payer les gens de ton corps pour leur compagnie. Et ce n'est pas grave de... ne plus avoir ces envies.
-Ne plus... les avoir? Ha... haha...
Son petite rire envoie des spasmes dans ton son corps, et j'ai peur que cela ne la fasse s'écrouler mais elle tient bon, malgré la faiblesse de ses jambes, malgré le sol glissant, malgré toutes les émotions qui semblent affluer en elle.
-Kata... jamais ces envies disparaîtrons. Une fois addict... on ne peut que tenter d'oublier, tenter d'habituer le corps à une dose plus faible ou nulle, mais le désir... l'envie... reste là. Il suffit à un camé de voir la drogue pour ressentir du plaisir, tu sais? Ça ne part jamais vraiment...
Le silence retombe. Je la laisse continuer. J'ai le sentiment que si je parle maintenant, elle ne parlera plus jamais.
-J'ai... peur, Kata. Si je dors avec quelqu'un... elle attendra que je baise avec elle. Pas comme un échange, juste... parce que je l'ai toujours fait. Mais même si elle n'attend rien de moi, je... sais pas si je parviendrai à me retenir. Ce serait comme mettre une bouteille de rhum ouverte sous les yeux d'un alcoolique en manque et lui dire « pas touche »! C'est... ce serait tout abandonner... et retomber là dedans...
-Emi...
Je m'arrête, et lui fais face.
-L'alcoolique ne touchera pas la bouteille s'il est avec quelqu'un qui l'en empêche. Je... sais à quel point c'est difficile pour toi de dormir seule. Je l'ai vu une fois, et c'est suffisant pour que jamais plus je ne laisse cela t'arriver. Je... peux veiller sur toi, si tu le veux. Je ferai en sorte que rien ne se passe jamais. Et... tu pourras dormir. Je crois que tu en as vraiment besoin.
Emilie me fixe droit dans les yeux, et je rassemble toute ma volonté pour ne pas ciller face à l'intensité de ce regard.
-Je ne suis pas sûre... que tu sois capable de résister... soupire Emilie.
-Je le suis. Je suis prête à faire ce qu'il faudra pour que... tout aille mieux. Et puis, je t'ai déjà vue dans cet état... je sais de quoi il en retourne, Emi. Je ne plaisante pas.
Emilie semble prise de court par ma déclaration, et titube légèrement.
-Mais...
-Chh. Plus de mais... je ne dormirai pas dans le lit, mais je serai par terre, juste à côté. Tu n'as pas à mener ce combat toute seule, Emi. Plus maintenant. D'accord?
Elle hésite longuement, avant de finalement hocher la tête avec un air las. Je souris, et nous marchons jusqu'à la porte de l'appartement sans encombre. La lumière du petit hall s'allume immédiatement, et mes pas suivent les siens sur les marches de bois encore fraichement repeintes. Emilie glisse sa main dans sa poche et en ressors son trousseau de clef, dont une glisse naturellement pour ouvrir le verrou de son terrier, de son royaume solitaire. J'hésite un instant avant de rentrer... est-ce vraiment correct? Je n'ai même pas de quoi dormir! Je ne vais certainement pas dormir en sous vêtements après la promesse que je viens de lui faire, alors...
-Tiens.
Emilie me fourre des habits dans les bras avant de se détourner pour elle même aller fouiller dans un placard.
-C'est... quoi?
-Pyjama.
Q-Q-Quoi attendez je vais vraiment porter un pyjama d'Emilie?? Un... un...
En cet instant, je pourrai mourir de joie très facilement... reprends toi, Katarina. Ta sanité mentale est en jeux... ne pense pas à... toutes les fois où sa peau nue a... été en contact avec la... douceur du tissu... même... ses seins... ou son... in-ti-mi...
Je me laisse glisser le long de la porte fermée de la petite salle de bain. Je crois que quelques circuits ont lâché à l'intérieur de mon crâne... il faut que je me change, mais tout ce que je peux faire, c'est regarder le bout de tissu sacré que je tiens entre mes doigts et qu'il me faut désormais enfiler... c'est presqu'un sacrilège que de poser une telle étoffe sur ma pauvre peau de roturière... mais je m'y attelle tout de même avec un plaisir à peine dissimulé et décidément bien trop malsain, avant de ressortir de la salle de bain.
-T'as pris ton temps. Fait-elle remarquer, déjà couchée dans son lit, les yeux rivés sur l'écran de son téléphone.
-O-ouais. Bon je vais installer mon lit, tu as un matelas en plus?
-Hein?
Ses yeux se relèvent de son écran et me fixent comme si j'étais la dernière des imbéciles.
-Bien sûr que non, où est-ce que j'aurais la place de ranger un autre matelas ici? Demande-t-elle.
-Mais... euh...
Je regarde le sol. Il a l'air dur et inconfortable, et je commence à regretter mes grandes promesses de plus tôt.
-Qu'est ce que tu regardes? Allez viens, je vais pas attendre toute la soirée.
Elle montre clairement la place à côté d'elle du doigt.
-Mais... enfin, tu as dit que...
-Et tu as dit que tu ne laisseras pas cela arriver. Alors je te fais confiance, et il y a pas d'autre endroit ou dormir ici de toute façon.
Le coeur tambourinant dans ma poitrine, je m'approche du bord du lit... Emilie a laissé une large place de l'autre côté, entre elle et le mur, qui semble m'attirer irrésistiblement... le doute m'assaille. Suis-je vraiment digne de la confiance qu'elle a placée en moi? Il est un peu tard pour reculer, cependant... sans plus d'hésitation, j'enjambe le corps couché de l'ange céleste, et glisse sous l'épaisse couverture. Immédiatement, une chaleur intense court le long de mes jambes... le radiateur situé entre le lit et le mur se trouve donc tout contre moi, produisant de douces ondes de chaleurs qui se répandent avec douceur dans le lit... ce dernier est, je le remarque désormais, particulièrement oblique, puisqu'Emilie n'a pas pu le pousser parfaitement contre le mur à cause du radiateur. En conséquence, la tête de lit touche le mur, mais s'en détache peu à peu, laissant place à notre cheminée de fortune, et l'espace entre la tête du lit et le radiateur est juste assez grande pour que j'y glisse le haut de mon corps. C'est.... une position étrange, comme si j'étais assise sur le radiateur, mais à l'horizontale, le dos contre le mur, la tête sur mon oreiller, les jambes longeant cette muraille chauffante... c'est le paradis. Le lit n'est pas très grand, c'est clairement un une-place, mais la proximité que cela me fournit avec Emilie ajoute encore un peu plus de chaleur à celle qui réchauffe déjà mes jambes et mon arrière train. Celle qui occupe toutes mes pensées se tournent vers moi.
-On dort?
-Ouais...
Elle se lève pour aller éteindre l'unique lampe du minuscule appartement, et revient glisser ses longues jambes nues sous la couverture, effleurant mes pieds avec nonchalance.
-Tu ne portes pas de manche longue? Fais-je remarquer on louchant sur son simple haut à bretelle, étrange choix au coeur de l'hiver.
-Je crains le chaud, et le radiateur chauffe parfois trop.
-Ho... eh bien, tu as de la chance que j'adore ça.
-Hm...
Elle baisse légèrement les yeux. Elle semble sur le point de dire quelque chose, mais sans oser se lancer. Je tends une main qui se veut rassurante et la pose sur son épaule, la tirant ainsi un peu plus au coeur de la chaleur de la couverture. Nous sommes tellement... proches... j'ai peur qu'elle n'entende la vitesse des battements de mon coeur au travers du matelas... mais la douceur de la peau sous ma main ne peut me faire oublier la cicatrice que j'y sens, barrant son épaule de part en part.
-Kata... tu... te souviens... je t'ai parlé de mon... enfance et...
-Oui. Dis-je pour ne pas la forcer à continuer, et à se replonger dans ces souvenirs. Comment oublier...
-Hm...
Elle cherche ses mots. Je sens que ce qui s'apprête à sortir est d'une importance capitale, et je ne peux m'empêcher de glisser ma main de son épaule au creux de ses omoplates, espérant lui apporter le soutient physique dont elle a besoin pour continuer sans peur.
-J'étais... pas la seule. Et quand tout ça a... fini... j'ai pas été la seule à être libérée.
C'est quelque chose dont je me suis doutée lorsqu'elle en a parlé, mais dont les détails me sont inconnus. Après quelques recherches rapides, il n'a pas été compliqué de retrouver les articles parlant de cette arrestation et du procès, quelque chose de si horrible ne pouvant pas échapper à la presse. Cependant, les identités de toutes les victimes n'ont pas été révélées, sans doute dans l'espoir de leur permettre un nouveau départ.
-Je connais... encore plusieurs de mes anciennes compagnes de cellule. La plupart étaient... un peu plus âgées que moi, et quand on est sorties... hum... ce fut compliqué pour elles. Elles étaient déjà... trop âgées pour rattraper quoi que ce soit.
-J'imagine...
-Beaucoup... se sont tournées vers la seule chose qu'elles savaient faire... la plupart sont des prostituées, maintenant, et... il y a pas moyen pour que cela leur permette de vivre heureuses.
Sa main se serre sur un pli de mon pyjama, alors que son visage s'enfonce peu à peu sous la couverture...
-Il y a... quelques semaines... continue sa voix déchirée de sanglots. June... celle dont j'étais... la plus proche... elle a sauté du toit d'un immeuble. Elle... pouvait plus supporter... cette vie... elle...
-Chhh, du calme... ça va aller... fais-je en refermant mes bras autour de ses épaules dans l'espoir d'apaiser les spasmes parcourant son corps autant que pour distraire mon attention de ma gorge si serrée qu'elle en est douloureuse.
-Je... sais qu'elle voudrait pas que... je pleure comme ça... que je me renferme à cause d'elle... elle disait toujours que... j'étais son rayon de soleil... mais à quoi bon? À quoi bon si elle n'est plus là... à quoi bon vivre? Pourquoi... moi je suis encore là... alors que tous les autres... un à un...
Sa voix s'étrangle dans un dernier sanglot. Pendant de longues minutes, nous restons immobiles, l'une contre l'autre, le silence uniquement brisé par les respirations, sanglots et cris d'Emilie. Mais, peu à peu, tout s'estompe, et son corps exsangue de fatigue ne peut continuer la lutte, s'abandonnant aux abysses du sommeil. Ses poings serrés laissent retomber peu à peu la pression accumulée, et son visage angélique se pare d'une expression de sérénité... si semblable à son habituel visage détaché, mais si beau et privé de toute imperfection... seule la couleur de ses joues laisse à voir les traces de ses pleurs, et j'en viens à me demander... combien de temps a-t-elle pu passer à pleurer seule, ici ou ailleurs, maintenant ou plus jeune, libre ou prisonnière? Combien de larmes ce corps si fragile a-t-il laissé échapper par ses yeux pourtant si beaux et aimables? Comment Dieu pourrait-il exister, puisqu'il a laissé tout cela arriver à sa plus grande oeuvre?
Je n'ai que des questions, et bien peu de réponses. Pourtant, une me semble claire, comme un brasier enflammant la moindre de cellules de mon corps alors que je serre le sien: jamais, plus jamais, je ne veux la voir pleurer... et je ferai ce qu'il faudra pour que, tout ce qui apparaisse sur ce visage soit la sérénité et la joie.
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