- 'tain, fais chier ! marmonna Jungkook en chiffonnant une page de son carnet à spirales.

Le story board sur lequel il travaillait depuis deux jours n'avançait pas et son chef allait perdre patience. Mais le jeune homme, à son grand désespoir, ne parvenait pas à saisir l'intention du scénariste. Il n'avait pas l'habitude que les choses lui résistent. Il était naturellement doué dans les domaines qui le passionnaient et il n'avait jamais eu à fournir de réels efforts pour parvenir à ses fins.

Décrocher un contrat chez "Rock bison drama" était inespéré ! Un jour, il serait à la place du réalisateur... il en rêvait ! En attendant, il fallait à tout prix qu'il fasse ses preuves, qu'on l'embauche définitivement, et qu'il puisse se passer de ce job alimentaire qui le rendait dingue.

- Arggghhhh ! grogna-t-il en ébouriffant sa frange de sa main tatouée.

Il fit courir ses doigts nerveusement sur les phalanges tatouées de sa main droite.

LIFE

Love, Improve, Fight and Enjoy

Pour se souvenir, pour ne jamais oublier.

Le café où il était assis se trouvait dans une ruelle d'Itaewon peu fréquentée. On le reconnaissait à sa grande vitrine à l'éclairage simple et à l'enseigne de bois brut qui se balançait au gré du vent hivernal. Une seule salle peu profonde prolongeait l'entrée qui faisait également office de comptoir. Elle se résumait à deux tables : l'une ronde avec uniquement trois chaises en rotin, l'autre plus longue, rectangulaire, encadrée d'une banquette de cuir adossée au mur et de quelques fauteuils dépareillés. Quelques reproductions de publicités anciennes décoraient les cloisons du petit commerce, provoquant systématiquement des conversations joyeuses. Dans la journée, la musique de fond était le plus souvent entraînante et gaie.

En soirée, depuis que Jungkook y travaillait, on pouvait entendre, en sourdine, des mélodies au timbre mélancolique. Les clients étaient accueillis par l'odeur du café tout juste moulu et le ronronnement du percolateur. Parfois, lorsqu'ils venaient le soir, un parfum subtil d'adoucissant ou bien de lotion pour bébé venait s'ajouter à celle profonde, complexe et envoûtante des petits grains bruns. L'ensemble, très simple et désuet, était merveilleusement paisible et chaleureux.

Il s'apprêtait à lancer la boulette de papier dans la poubelle, depuis son tabouret, d'un geste rappelant celui d'un basketteur, quand la clochette de la porte du café tintinnabula.

Le froid de cette mi-janvier s'engouffra. Jungkook frissonna. Une volée d'Apollon pénétra dans le petit commerce. Incroyablement grands, les épaules carrées, des visages aux traits répondant aux canons de beauté actuels, ils suscitaient l'admiration et la jalousie chez Jungkook.

Ils le saluèrent joyeusement sans s'attarder. Jungkook marmonna un « bienvenue », rougit malgré lui, plongea le nez et fit semblant de s'affairer.

L'un sortait du lot. Il était plus petit que les autres mais possédait un visage d'un charme saisissant qui faisait la une de toutes les couvertures de magazines de ce début d'année. Sa démarche semblait d'un autre temps ; un mélange d'élégance et de nonchalance.

- Manquait plus que lui ! grogna-t-il encore en se levant pour se placer derrière le comptoir, près de la caisse, de mauvaise grâce.

Il aurait voulu paraître revêche et peu aimable. Il s'efforça alors de mimer un sourire hypocrite, mais son visage gardait une grâce toute enfantine dont émanait une douceur indicible. Les yeux baissés, il se frottait les mains sur son tablier de lin gris au nom du café, "Chez Swann". Ça aussi, ça l'agaçait ! Cette mode de tout écrire en français afin de faire plus chic... Séoul perdait la tête !

- Garçon, un café, s'il vous plaît ! fit le nouvel arrivé, en français justement, comme à son habitude.

Ce dernier chercha obstinément à capter le regard du garçon de café mais n'y parvint pas. Il rattrapa alors en trottinant le reste de sa bande tout en affichant une mine boudeuse. Il se fit frictionner la tête par-dessus son béret comme un enfant réclamant un "bisou magique".

Tout cela acheva d'exaspérer Jungkook.

Le jeune homme, comme ses amis, était acteur. Il avait les cheveux bruns, savamment permanentés, les yeux noisette et la peau d'une couleur miel de châtaignier. Sous son long manteau de laine noire, le pantalon à pince beige, la chemise fermée jusqu'au dernier bouton, et le pull en V sans manches lui donnaient l'aspect d'un jeune premier d'Hollywood des années 30. Au contraire, ses compagnons, qui se poussaient du coude en riant pour s'asseoir, avec leurs doudounes et leurs baskets en édition limitée, avaient un look dans l'air du temps ou décontracté.

En relevant les yeux, alors qu'il prenait la tablette pour enregistrer les commandes, Jungkook lut une expression moqueuse sur le beau visage du jeune homme. Il avait déjà rencontré des acteurs comme eux, comme lui, chez « Rock bison drama ». Capricieux, égocentriques, encouragés dans leur narcissisme par des staffs flattés d'avoir de telles pointures sur le plateau.

Les acteurs venaient certainement au café bien avant qu'il n'y soit embauché. Ils semblaient y avoir leurs habitudes. Jungkook déplorait que ce soit justement sur son temps de travail à lui.

La première fois que Jungkook l'avait vu, il n'avait pas dormi depuis presque quarante-huit heures. Ce devait être en juin. Jungkook se souvenait que l'air commençait à se faire lourd et qu'il avait décidé de profiter des derniers jours du printemps pour aller voir ses parents à Busan et tenter de se changer les idées. La clochette avait tintinnabulé, et la porte s'était ouverte sur une apparition légère et joyeuse ; elle lui avait fait le même effet que les petites plumes qu'il aimait regarder tomber au ralenti sur un fond de ciel bleu. Il devait être resté planté là, derrière son comptoir, silencieux, parce que le jeune homme avait dû lui redire bonsoir par deux fois, l'air amusé.

- Je suis flatté de croiser un admirateur aussi mignon, mais j'aimerais juste prendre un café. S'il vous plaît, avait dit Taehyung sur un ton très doux avant de s'installer sur la banquette.

Jungkook avait été piqué au vif d'avoir été pris pour un admirateur écervelé et croyait vouer, depuis, une inimitié certaine à son égard.

"Bouge ton cul, JK ! Plus vite ils sont servis, plus vite ils seront partis. Ne le regarde pas, voilà tout." se semonça le jeune homme.

À l'approche de leur serveur, les acteurs tournèrent la tête vers leur lui en affichant un sourire sincère. Jungkook se refusa à leur rendre la pareille. Le plus petit de tous, celui qui sortait du lot, était appelé "Taetae" par les autres, ou "Taehyung-ah", ce que Jungkook trouvait absolument ridicule. Le fameux Taehyung s'était affaissé sur la banquette de cuir, les bras croisés sur la poitrine, et regardait le jeune homme de manière peu amène.

Jungkook joua avec son piercing du bout de la langue.

- Ce sera quoi ? voulut-il dire froidement. Mais seul un tout petit filet de voix timide sortit. Comme d'habitude !

Jungkook se détesta.

Il s'empressa de tapoter au fil des demandes et s'apprêtait à repartir derrière le comptoir, son refuge, quand il s'aperçut qu'il lui manquait une commande. Il sentit peser sur lui le regard du jeune premier. Jungkook soupira et des frissons parcoururent son échine.

Taehyung se redressa, prit appui sur ses deux avant-bras pour se pencher et observer Jungkook par en-dessous. Il prenait l'évitement du jeune serveur pour de l'arrogance, à la limite de l'insulte. Il ne supportait pas qu'on ne l'aime pas.

- Que me conseillez-vous, Jungkook-ssi ? demanda-t-il charmeur mais avec des yeux perçants.

Jungkook se décida à lever la tête, et parla enfin de manière intelligible.

- Vous êtes dans une chaîne de cafés. C'est toujours la même chose ! Y a pas de plat du jour ni de délice du chef.

Jungkook, même s'il savait bien qu'il avait surréagi, se sentit fier de sa répartie. Taehyung, lui, n'apprécia pas du tout l'ironie et le dédain qui ne se cachaient plus.

- Un chocolat chaud, dit-il sèchement.

Jungkook tourna les talons et allait se précipiter derrière son comptoir quand il ajouta :

- Pas trop chaud.

"Il te cherche... Ne réagis pas."

- C'est noté, répondit le jeune homme sans se retourner.

- Avec une pointe de chantilly.

"Si je pouvais me le faire..."

- Entendu, maugréa Jungkook.

- Et des paillettes de sucre coloré, poursuivit Taehyung qui s'amusait follement en regardant les épaules de Jungkook s'affaisser petit à petit.

Et quelles épaules ! Il devait passer des heures à sculpter son corps. Jungkook était élancé, tout en longueur, la taille étroite mais le torse finement et puissamment dessiné.

Avant Jungkook, il y avait eu une foule de jeunes filles. Le travail de nuit était épuisant, rarement compatible avec des études. Elles ne restaient jamais assez longtemps pour être totalement efficaces. Lui, était le premier à être là depuis plus de six mois.

Auparavant, Taehyung venait une fois ou deux dans la semaine, toujours après minuit. Le plus souvent seul. Et puis, il était arrivé, avec ses grands yeux ronds et doux, sa voix mélodieuse, ses piercings et ses tatouages affolants. Il était aux antipodes de tout ce que Taehyung appréciait. Du moins, c'est ce qu'il se répétait pour s'en convaincre.

D'abord, il avait espacé ses visites. Il se sentait mal à l'aise. Puis, rapidement, l'agacement prit le dessus. C'était son QG ! Alors, il revint, mais pas seul. Il emmena avec lui toute sa bande d'amis, la « Wooga squad » comme ils se nommaient. Seo-Joon, Hyung-sik et Woo-shik avaient pris cela pour une nouvelle lubie du petit dernier de la bande. Mais ils ne savaient pas lui dire non, et, qui plus est, ils appréciaient le temps passé ensemble. Ils étaient cependant à mille lieux de deviner la vraie raison de leurs venues de plus en plus rapprochées dans ce café discret de Séoul.

Jungkook venait de terminer la préparation des commandes lorsque la clochette s'agita à nouveau. La porte s'ouvrit sur un nouveau client ; encore un membre de la bande, visiblement en retard. Lui, c'était un chanteur, souriant et plutôt humble. Celui-ci Jungkook l'aimait bien !

- Hé ! Comment ça va, Kook ? Tu me fais un latte ? réclama-t-il en laissant entrer la bise hivernale avec lui.

Jungkook lui rendit son sourire, et engagea la conversation alors que le nouveau venu l'observait travailler accoudé au comptoir.

- Tu sais quoi ? On enregistre la semaine prochaine ! Je suis trop trop excité !

- Sans déconner ? Enfin ! Tu m'feras écouter, Sung-hwan hyung ?

- Tu seras le premier ! rit le chanteur.

La contrariété de Taehyung était palpable. Il ne partageait pas ses amis et encore moins sa place de petit dernier chéri de la bande. Il était hors de question que cet inconnu lui souffle ne serait-ce que la plus infime part d'attention !

Jungkook croisa le regard de Taehyung. Celui-ci leva le menton dans un geste qui ne voulait rien dire d'autre que "Alors ma commande ?". Jungkook se crispa et serra tant ses poings que les jointures blanchirent. Il promena sa langue dans sa bouche et choisit de l'ignorer pour poursuivre sa conversation.

- Alors, petit, cette commande ? interrogea l'acteur avec dédain sous le regard médusé de ses amis qui ne lui connaissaient pas cette attitude.

Le mot "petit" fit l'effet d'une claque à Jungkook. D'abord, parce que c'était un de ses complexes ; il ne se trouvait pas assez grand. Mais aussi parce que, loin d'être idiot, il sentait la condescendance, la volonté de le soumettre et de le rabaisser.

Les deux se dévisagèrent alors.

Les yeux de biche de Jungkook, devenus noirs sous la colère, ne quittèrent pas ceux de l'acteur. Taehyung répéta alors lentement, en appuyant avec insolence sur chaque mot.

Une réplique cinglante franchit les lèvres de Jungkook avant qu'il ne puisse la retenir.

- Et il veut aussi un cookie avec son petit chocolat chaud ?

Taehyung aurait pu bondir de sa banquette, attraper son manteau et son écharpe à motif écossais, puis partir en claquant la porte. Oui, il en mourrait d'envie !

- Si cela peut vous faire plaisir, crâna-t-il.

- T'as aucune idée de ce qui pourrait me faire plaisir ! cracha Jungkook en déposant vivement tasses et verres sur la table de ses clients. T'es pas à la hauteur... vraiment pas !

À la fois ébahi par sa propre audace et pétri de honte, les oreilles en feu, il fila astiquer la vaisselle. Il dut laver une bonne dizaine de fois le même mug.

Son regard se perdit par delà la vitrine. Il regardait le spectacle de la rue comme il regardait des séries, la nuit, pour s'oublier et oublier sa solitude. Comme en état d'hypnose, il ne se rendait pas compte des chuchotis dans son dos, puis des rires.