6 - Une Famille d'Assassins
— Sho, c'est moi. J'entre.
— Attends !
Mais j'avais déjà ouvert la porte.
Mon regard tomba aussitôt sur la peau découverte et ses muscles saillants. Je clignai des yeux, et il se tourna vers moi d'un air confus.
— Mon Dieu, Sho...
Je me précipitai vers lui de mon pas clopinant et m'approchai de son torse. Son épaule était rouge de sang.
— Alors c'était ça que tu cachais, lorsque tu as refusé que la Duchesse te soigne !
— Ce n'est rien, fit-il en se détournant.
Je grognai et le poussai doucement sur son lit, avant de sortir un drap propre de l'armoire de la chambre. D'un coup sec, je déchirai le pauvre tissu et le trempai dans la bassine où reposait l'eau utilisée pour faire sa toilette. J'eus une pensée d'excuse pour la Duchesse, et appuyai la compresse improvisée contre la plaie de Sho, lui arrachant un frisson.
— Alors c'est de toi qu'il tient ça ?
— Qui donc ?
— Wyer. N'avoir peur de rien, ne pas se soucier de sa santé, et encore moins de ses blessures... C'est toi que je dois gronder pour lui avoir inculqué ça ?
Sho lâcha un sourire tandis que je nettoyais sa blessure.
— Il ne s'agit pas de mauvaises habitudes, mais de priorités. Pour moi, et encore plus pour Wyer, la priorité est ton bien-être et ta sécurité. Tu es celle qui, de tous, porte le plus de responsabilités sur ses épaules. Alors oui... J'essaie d'alléger ton fardeau en évitant de te causer de l'inquiétude.
— Si tu es blessé, tu te soignes. C'est aussi simple que cela. Parce que si tu meurs des suites de tes blessures, ce ne sera pas de l'inquiétude que tu me causeras, mais de la douleur. Et c'est bien pire.
Il soupira.
— C'est simplement la blessure que m'a faite Wyer qui se réveille.
— Je sais. C'est l'endroit où il t'a poignardé.
Depuis combien de temps sa blessure s'était-elle réouverte ? Cela faisait un mois maintenant que Wyer l'avait poignardé, et Sho m'avait assuré que la blessure était en bonne voie de cicatrisation, et que je n'avais pas à m'en faire. Manifestement, il m'avait menti. Depuis que nous avions fui le Palais, je n'avais cessé de me reposer sur lui — au sens propre comme au figuré. Pourtant... Il était blessé, lui aussi. Ce n'était pas pour rien qu'il n'était pas resté se battre avec Wyer.
Une terrible culpabilité me perça le cœur, et je serrai les dents, me concentrant sur la blessure. Sho arrêta alors mon geste en attrapant doucement ma main.
— Tu lui en veux toujours ?
Je fixai longuement le drap blanc qui était devenu rouge.
— Je... Je ne lui en veux pas. J'ai juste peur, tu comprends, Sho ? Depuis que je le connais, Wyer ne s'est jamais confié à moi. Pas une seule fois il n'a songé, il y a quatre ans, à me partager la menace qui planait sur moi, et toutes les inquiétudes que cela lui causait. Quand je suis revenue, ça a été à nouveau la même chose : j'ai dû lutter pour qu'il me parle, et me dise la vérité. Lorsque je suis avec lui, je dois me battre en permanence pour qu'il me laisse rester dans sa vie, qu'il m'exprime ses pensées et me partage ses douleurs. Je pense qu'en réalité, dans son esprit, il a toujours été seul... Il n'a toujours compté que sur lui-même. Ce mur entre nous, je suis incapable de le briser, soufflai-je.
Je rivai mes yeux dans les pupilles sombres de Sho, et serrai un peu plus fort sa main dans la mienne. Mon regard dans le sien ; je n'avais pas peur de lui révéler mes plus intimes pensées. Il était le seul à qui je pouvais tout montrer. Car lui était le seul qui m'avait déjà vue véritablement détruite.
— Alors j'ai peur. Car Wyer ne cesse d'affronter des épreuves douloureuses... Et il s'enfonce dans sa solitude, encore et toujours, et je ne suis même plus avec lui pour veiller à ce qu'il ne sombre pas. J'ai peur que lorsque je le reverrai, il soit devenu totalement impénétrable... J'ai peur que dans cette horreur qui l'entoure, avec toute cette pression qu'il supporte, ce... sang, sur les mains, il souffre, seul, et se perde lui-même.
Je vis alors la mâchoire de l'ancien maître d'armes se crisper, et il baissa la tête, se dérobant soudain à mon regard.
— Ezilly. Je vais faillir à ce que je viens de te dire. Cela ne fera qu'empirer ton anxiété, mais je ne peux pas te mentir pour cela. Wyer... Wyer a vraiment besoin de toi. Je crois que notre fuite était une erreur.
Je hochai la tête nerveusement. Je n'aurais jamais dû partir. Même si j'étais incapable de me battre, j'aurais dû rester... Car j'étais la seule à pouvoir protéger Wyer.
— Oh, mon dieu, Sho, sanglotai-je, qu'ai-je fait ? Je l'ai abandonné tout seul sur le champ de bataille.
Assise par terre à même le sol, je me laissai aller à ma terreur et ma culpabilité. Mon frère factice caressait maladroitement mon dos, dans une veine tentative de me réconforter. Puis soudain, il s'arrêta. Je le sentis se raidir.
Et il déclara, d'une voix grave :
— Je crois que je sais comment sauver le royaume.
*°*°*°*°*
La nuit semblait avoir été miraculeuse. Malgré les immenses cernes qui creusaient les visages pâles de ma famille, chacun semblait avoir repris ses esprits. Après le délicieux repas du midi qui repus de nombreux ventres affamés — en particulier celui de mon ami Eck — je réunis le petit groupe dans le salon. À vrai dire, la nuit avait surtout été courte pour moi : l'impatience m'avait maintenue éveillée. Car hier, après m'avoir révélé qu'il avait peut-être trouvé une solution pour remporter la guerre, Sho m'avait imposé d'aller me coucher, prétextant que je ne paraissais pas assez en état pour entendre ce qu'il avait à me dire. Il ne m'avait même pas laissée finir de panser sa blessure, préférant appeler une domestique pour le faire à ma place.
— Alors, Sho. Maintenant que nous sommes tous réunis ici, peux-tu nous exposer ton plan ?
La Duchesse et la Reine Mère me dévisagèrent avec une certaine incompréhension. Pour elle, Shovaï n'était qu'un lointain étranger... L'ancienne Reine de Weldriss ne l'avait connu que de loin, à la Cour, alors qu'il officiait en tant que maître d'armes et chef de la garde royale. Quant à la Duchesse de Sewu, elle savait simplement de lui qu'il était présent lors de l'incendie.
— Sia, tu peux me traduire ? souffla Eck. Ça semble important, j'aimerais bien suivre.
Je hochai la tête et reportai mon attention sur le jeune homme qui s'apprêtait à parler, le pressant du regard.
— Bon... toussota Sho.
— Attends, le coupa aussitôt Yasmine. J'ai une question.
Il soupira et leva la main pour la laisser parler.
— Est-ce que ce fameux plan implique qu'Ezi aille se battre ?
Le regard grave, il posa le regard sur moi.
— Ça dépendra d'elle.
— Si c'est une option, alors je refuse, clama ma cousine avec autorité.
Il poussa un long grognement irrité et leva les yeux au ciel.
— Vous êtes toutes comme ça, dans la famille ?
— Oh, tu insultes les Tavarez ?
— Silence, sifflai-je.
Yasmine se renfrogna et Shovaï croisa les bras, exaspéré. Ces deux-là semblaient ne pas grandement s'apprécier... Ça commençait bien. Je lâchai un petit soupir de lassitude.
— Laisse-le parler, Yas.
Le jeune homme prit une longue respiration, avant de commencer :
— La vérité... La vérité, c'est que je ne suis pas celui que vous pensez. Je ne suis même pas Weldrissien. Enfin... Pas vraiment. Car je suis né dans le clan des Orhs.
Yasmine devint blafarde, et le visage d'Eleanor De Welborn se décomposa à ce nom. Interloquée, je traduisis à Eck, et il eut la même réaction, si ce n'était encore plus violente : un sentiment de trahison, comme celui qui l'avait traversé lorsqu'il avait découvert que j'étais en réalité la Princesse de Weldriss, passa sur son visage.
— Et nous sommes censés savoir de qui il s'agit ? grogna Havin, qui ne pouvaient évidemment pas voir les réactions des autres qui, manifestement, avaient eux une idée très précise de ce dont parlait Shovaï.
— Les Orhs... C'est une bande d'assassins et de barbares de la pire espèce, cracha ma cousine.
— C'est impossible, souffla la Reine Mère. Feu mon mari n'aurait jamais accepté un tel traître en tant que maître des gardes.
Le ton du maître d'armes en question se durcit.
— C'est bien pour cela qu'il m'a choisi. Pour que le jour où Wyer viendrait à monter sur le trône, mon peuple puisse le soutenir.
— Et c'est ça, ton plan pour tous nous sauver, et gagner la guerre ? Une famille d'assassins ? ricana Yasmine.
J'étais figée sur mon fauteuil. Je n'avais jamais entendu parler de ce clan, mais les définitions qu'en donnaient l'ancienne Reine et ma cousine étaient peu rassurantes. Je songeai à l'aura de mystère qui avait toujours entouré le maître d'armes. Ses techniques de combat si uniques et particulières, son léger accent — que j'avais fini par oublier, mais qui m'avait marqué lors de notre rencontre — ses talents surprenants de forgeron, qui lui avaient permis d'entrer sous l'égide de celui qui travaillait dans la rue Hortennzia, à Malaï, dans la chaleur du fer fondu... Alors c'était ça, l'explication ?
Sho était né dans une famille d'assassins ?
— Les Orhs sont bien plus que ça, souffla-t-il. C'est un peuple libre. Au lieu de couper des forêts pour en faire des champs, ils se nourrissent de leurs feuilles. Et ils prennent soin de leur famille.
Contrairement à certains...
— Mais tu es parti depuis longtemps, non ?
Shovaï tourna la tête vers moi, et j'aperçus une lueur de peine briller sur ses pupilles.
— Oui. Et je ne sais pas s'ils accepteraient de m'aider.
— Ça tombe bien ! Mieux vaut éviter de traficoter avec des gens pareils, siffla Yasmine en décochant un regard noir à Sho.
— C'est pour cela que j'aurais besoin que vous veniez avec moi. Vous rencontrer les aidera à prendre leur décision.
— Tu es fou ! s'écria la jeune fille.
— Cette famille ne se mettra pas en danger en approchant de tels truands, ajouta ma belle-mère d'une voix glaciale, le regard aussi coupant que ma dague.
— Comment pourrait-on te faire confiance alors que tu es l'un d'entre eux ?
C'était Eck qui venait de parler. Quand bien même je ne lui traduisais pas tout, à la tête de Yasmine et de la Reine Mère, il semblait comprendre qu'il n'était pas le seul à s'opposer à la proposition de Sho. Même la Duchesse, qui mettait un point d'honneur à ne pas exprimer son opinion pour respecter notre concertation plus ou moins familiale, révélait clairement à son regard combien découvrir qui était réellement Shovaï l'effrayait.
Un éclair de rage fusa sur le visage de mon grand frère de substitution, et il combla les quelques mètres qui le séparaient du jeune Malawien pour l'attraper au col.
— Je pense avoir été trop gentil avec toi et ton stupide jumeau. Pour faire plaisir à Sia, j'ai donné chaque foutue pièce que je gagnais de ma sueur à votre stupide œuvre de charité. Et tu prétends que je ne suis pas digne de confiance ? lâcha Sho avec un rictus de fureur. Tu n'es qu'un sale gamin ingrat, un parasite d'orphelin qui s'est cru courageux parce qu'il a traversé un pays pour sauver son grand amour, qui est soit dit en passant, déjà marié !
— Sho ! m'écriai-je avec colère.
Je me tus un instant, et des larmes me montèrent aux yeux en découvrant le visage rouge d'embarras et de rage de mon ami Eck. En croisant mon regard, une expression de douleur s'empara de lui, et il se précipita vers la porte.
Elle claqua derrière lui, et le silence prit sa place.
Je me redressai de mon fauteuil, révoltée, et m'approchai à quelques centimètres de son visage :
— Tu iras t'excuser. C'était vil, et tu le sais.
Je ne lui laissais pas le temps de répondre, et étalai sur une la table de thé la carte de Weldriss que la Duchesse m'avait apportée ce matin. J'attrapai une plume et traçai une croix à l'emplacement du village où se trouvait son logis.
— Nous sommes ici. Sais-tu où se trouve ton peuple, Sho ?
Il se pencha sur la carte, puis sans hésitation, désigna le sud du pays.
— Ils passent l'hiver et la plupart de leur temps sur l'île de Weldriss, mais ils descendant toujours vers la fin du printemps dans les plaines non loin de... pour chasser et se réapprovisionner. À l'instant où je parle, ils doivent avoir établi leur camp dans ce périmètre.
— Si nous voyageons à bonne allure, nous pouvons atteindre les plaines dans cinq jours. C'est parfait, déclarai-je d'un ton décidé. Nous devons partir sans tarder.
— Tu veux aller avec lui ? s'exclama ma cousine avec effarement.
Je hochai la tête, sûre de moi.
— Je ne force personne à venir. Vous pouvez rester ici, en sécurité... Sho et moi serons bientôt de retour.
— Tu plaisantes, j'espère ? En l'absence de Maman, tu es sous ma responsabilité ! Je ne te laisserai pas t'aventurer seule chez ces affamés de sang, affirma Yasmine.
— Je viens aussi, grogna Havin. Si vous voulez de moi.
Je souris.
— Évidemment. Je ne compte pas me séparer à nouveau de toi.
— Je ne vais guère pouvoir vous accompagner, déclara la Duchesse avec un pauvre sourire. Je pense que mon ventre parle de lui-même.
— Je ne vous en demande pas tant, souris-je en m'avançant pour lui prendre les mains. Vous avez déjà été d'une aide incommensurable. Je n'oserai pas mettre votre vie et celle de votre enfant en péril, vous qui êtes bientôt à terme... Vous savoir en sécurité ici me rassurera davantage.
Je me tournai ensuite vers la Reine Mère. Sa froideur légendaire semblait avoir ressurgi lorsque j'avais annoncé suivre Sho. Lorsque je la questionnai à son tour d'un timide « Et vous, Votre Excellence ? », elle me fusilla du regard.
— C'est une véritable folie, vaine et dangereuse. Ne comptez pas sur moi pour vous soutenir dans ce projet.
Elle tourna les talons et sortit de la pièce, d'un pas aussi raide que l'était son ton. Je soupirai. Cette femme me mettait terriblement mal à l'aise. Sa froideur et son attitude dure me rappelaient tant celle que Wyer avait eue avec moi, quand il avait cherché à me repousser loin de lui...
— Quant à Eck, je pense qu'en dépit de ses convictions, et du fait qu'il pense que je suis le mal incarné, il te suivra partout, ricana l'ancien maître d'armes. C'est donc réglé. Nous partirons tous les cinq.
— Oui, déclarai-je d'une voix décidée. Tenez-vous prêts à partir demain. Il est temps de rencontrer ta famille, Sho.
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