4 - L'Ange aux Yeux Blancs
~ Ezilly ~
Mon corps se leva tout seul.
Je m'approchai avec une telle frénésie que je trébuchai devant lui.
— Sia ! s'écria Eck d'une voix inquiète.
Je ne sus si ce fut la fatigue de la journée, la douleur de ma peau fragile heurtant le sol, ou bien la culpabilité qui ressurgissait ; mais je fondis en larmes.
Mon petit frère se tenait debout devant moi.
Bel et bien vivant.
Il s'accroupit à ma hauteur et je l'enlaçai aussitôt. Je m'accrochai à ses boucles blondes avec ardeur. J'avais cru ne jamais le revoir. Un mois... Cela faisait un mois maintenant que je l'avais laissé tomber dans le feu.
— Je suis désolée, Havin, sanglotai-je. Je suis tellement... Tellement désolée.
Il ne répondit rien. Son corps était raide, comme s'il s'était statufié. Je levai lentement la tête vers lui ; et mon cœur se brisa.
Havin posait sur moi un regard vide.
— À quoi je ressemble ?
Sa voix semblait venir d'outre-tombe. Elle était dure, dénuée d'émotion. Le petit garçon sensible et bougon que j'avais autrefois connu avait disparu.
— Tu... Tu n'as pas beaucoup changé...
— Mensonge.
Il pointa son index vers les deux billes blafardes qu'étaient devenues ses yeux.
— Ils sont terribles, n'est-ce-pas ? La Duchesse ne veut rien me dire.
Le visage de mon frère n'était en réalité plus le même du tout. Autrefois, sa bouille ronde d'enfant était aussi lisse qu'une peau de bébé ; on aurait dit que cet enfant était une porcelaine fragile. Havin avait de magnifiques yeux noirs, qu'il aimait plonger en profondeur dans le regard des autres... À présent, la partie gauche de sa face arborait une longue déchirure rougeâtre, témoin des flammes qui lui avaient léché la peau. Quant à ses yeux... Ils étaient désormais semblables à du verre soufflé : on percevait encore la tache sombre de ses iris, mais un voile blanc les recouvrait maintenant.
— Tu ne pourrais jamais être horrible, Havin, soufflai-je en retenant mes larmes.
Un rictus étira son visage abimé.
— Ça ne sert à rien d'essayer, Ezi.
Ce n'était qu'un murmure, mais il résonna fort en moi. C'était vrai. Qu'étais-je en train de faire ?
Un long silence plana dans la grande pièce. Sho s'approcha de moi et m'aida à me relever. Je restai appuyée sur son épaule, trop faible pour soutenir mon propre poids.
— Heureux de te revoir vivant, gamin.
Havin émit un léger grognement, et je ne pus m'empêcher d'esquisser un mince sourire.
Ça, c'était bien quelque chose qui lui ressemblait.
La Duchesse guida Havin jusqu'à un canapé, où il s'assit lentement. Puis elle appela un domestique et lui demanda de lui apporter des pansements et de l'alcool. Sho s'avançait vers le salon pour les rejoindre quand mon regard se posa alors sur le grand mystère de ma journée. Je serrai ma poigne sur son bras, et mon frère factice s'arrêta. Eck n'avait pas bougé de l'entrée. La douleur s'amplifiait dans mes jambes, et je doutai soudain de ma capacité à rester debout plus longtemps. Prenant sur moi – et sur Sho -, je fis signe à mon ami de s'approcher.
— Il va définitivement falloir que tu m'expliques ce que tu fais ici.
Parler Malaïen à nouveau me fit tout drôle. Mon séjour de quatre ans à l'orphelinat était un souvenir à double-tranchant, pour moi : c'était à la fois la partie la plus douloureuse de ma vie, mais j'y avais aussi rencontré des personnes exceptionnelles. Maintenant que j'étais partie depuis plusieurs mois, l'accent chantant de ma deuxième langue me fit l'effet brusque d'un retour dans le passé.
— Je...
Eck poussa un long soupir, et se passa la main dans ses cheveux sales. Je ne l'avais jamais vu aussi mal à l'aise. Il prit une longue respiration, comme si ce qu'il s'apprêtait à dire lui coûtait un effort immense, avant de commencer :
— À Malaï, nous avons été les premiers à savoir qu'il se passait quelque chose. Enfin, tu me diras... C'est évident. Notre royaume est plongé entre les deux géants que sont Weldriss et l'Empire de Hoslward. Quoi qu'il en soit, reprit Eck d'un air confus, quand nous avons vu passer l'immense armée Hoslwarde devant notre ville, mon frère et moi nous sommes tout de suite inquiétés.
J'échangeai un regard alarmé avec Sho. Alors ainsi, l'armée Hoslwarde était bel et bien en route... Aujourd'hui, seuls les soldats de la famille De Carminn avaient participés à l'attaque. Wyer et moi nous doutions qu'ils avaient pour soutien l'Empereur Hoslward, mais... L'idée qu'ils s'apprêtaient à renforcer les rangs des De Carminn était effrayante. À vrai dire, cela signait la fin de notre espoir.
Car que pouvait faire la petite armée que Wyer menait, face à ces deux mastodontes qu'étaient ma famille et l'Empire de Hoslward ?
— On a vite appris que cette armée se dirigeait droit sur la capitale de Weldriss. Alors, quand on a su ça, à l'Orphelinat, ça a été la panique. Les enfants étaient très inquiets pour toi... Et... Et Toa et moi aussi.
— Et moi, on s'en fout ? grogna Sho.
Eck leva les yeux au ciel et ne prit même pas la peine de répondre. Je tapotai le bras de mon frère avec compassion, un brin moqueuse.
— Alors ils m'ont forcé à partir.
— Vraiment ? ricana Sho. Ce n'est pas plutôt toi qui t'es précipité sur la route pour aller sauver ton grand amour ?
Etrangement, le blondinet devint entièrement rouge – de colère ou de gêne, voir sûrement un peu des deux. « N'importe quoi ! » répliqua le pauvre Eck. Je détournai les yeux, un vieux sentiment d'embarras et de culpabilité ressurgissant à l'évocation des sentiments de mon ami.
Il expliqua ensuite qu'il s'était précipité sur le seul cheval que possédait l'orphelinat – celui que Sho leur avait laissé, lorsque nous avions dû partir avec l'escorte envoyée depuis Weldriss pour venir me chercher – et qu'il avait galopé jusqu'à la capitale Weldrissienne en quelques jours, s'arrêtant à peine pour dormir. Il avait l'espoir de pouvoir arriver avant l'armée Hoslwarde, et de m'avertir de leur attaque imminente. Sho rigola un peu, mais je restai stoïque. Je fixai le visage de ce garçon, et je compris aux immenses cernes qui pendaient sous ses yeux, qu'il avait réellement tout fait pour arriver le plus vite possible. Et j'en fus profondément touché.
Ainsi, malgré ma trahison, il ne m'avait pas oublié ?
— Quand je suis arrivé, la capitale était déjà assiégée. Je ne savais pas où tu pouvais être, alors j'ai cherché autour du Palais, espérant que tu te serais échappée... Heureusement, je suis arrivé à temps.
J'avais encore envie de pleurer. Je ravalai un gros sanglot, et baissai les yeux.
Ce garçon avait traversé un pays entier pour venir me porter secours.
— Merci, Eck, murmurai-je. Tu m'as sauvé la vie. Sans toi... Sans toi, mon bourreau aurait achevé ce qu'il avait commencé quatre ans plus tôt.
— Tu étais sérieuse, tout à l'heure, quand tu as parlé de torture ? souffla Sho.
— C'est une autre histoire. Et j'ai assez pleuré, ce soir.
Mon frère hocha la tête et détourna le regard. Je repensai à cet instant, celui où j'avais planté mon épée dans le corps de mon ancien tortionnaire. Je me sentais presque libérée. Comme si j'avais enfin eu ma vengeance... Comme si je pouvais enfin tourner la page.
Presque.
Il ne me restait plus qu'à tuer mon père.
Je lâchai un rire rauque, qui surprit Sho et Eck. « Allons-nous asseoir avec les autres », déclarai-je, comme si de rien n'était.
La Duchesse ainsi que deux de ses jeunes domestiques s'occupèrent de panser nos blessures. Sho avait de nombreux bleus et égratignures, mais il allait bien. D'après lui. Car quand une jeune servante proposa découvrir son ventre pour vérifier qu'il n'avait pas été blessé, il refusa fermement. Comme pour cacher quelque chose.
La Reine Mère fut aussi soignée, et la Duchesse lui proposa d'aller prendre un bain en premier pour se débarrasser de la saleté de la journée. Escortée d'une domestique, elle quitta le salon en silence, non sans m'avoir adressé un dernier regard indéchiffrable. Quant à Yas, elle dormait si profondément que je n'eus pas le cœur de la réveiller. Sho l'emporta alors jusqu'à une chambre, pour qu'elle puisse se reposer dans le calme et le confort.
— Êtes-vous blessé quelque part ? demanda la Duchesse à Eck une fois qu'ils eurent quitté le salon.
Il la dévisagea d'un air perdu, avant de m'appeler à l'aide du regard.
— Il ne parle pas Weldrissien... Mon ami vient de Malaï, expliquai-je à la jeune femme.
Je traduisis sa demande à Eck, qui s'empressa de secouer la tête d'un air embarrassé.
— Dites-lui que je vais lui faire faire préparer un bain pour lui aussi. Il a l'air d'en avoir besoin...
Son air gêné d'aristocrate me donna envie de rire, mais je me retins pour ne pas heurter Eck. Il semblait suffisamment mal à l'aise dans cet environnement luxueux...
— Elle dit que si tout va bien, tu peux aller te laver, puis te reposer. La route a été longue. On parlera demain.
Il hocha la tête et se leva. Avant de quitter la pièce, il déclara :
— Au fait... J'ai un message de la petite Steele. Elle tenait à ce que je te dise que tu lui manquais. Et... Et qu'elle t'avait tissé un nouveau panier, dans le cas où tu voudrais revenir travailler en tant que lavandière.
Je mis ma main sur ma bouche, bouleversée. Eck sortit de la pièce sans rien ajouter.
Tandis que la Duchesse s'occupait de mes propres blessures, je repensai à tous ces enfants que j'avais laissés, là-bas. Tant de choses s'étaient passées depuis que j'avais quitté l'orphelinat... J'avais retrouvé Wyer, et subis sa froideur et sa méchanceté. Puis dans la foulée, j'étais devenue Reine, avant d'affronter le terrible incendie qui avait failli coûter la vie à mon époux, mes frères et moi... Et Wyer, lors de sa folle vengeance, avait blessé Sho et Hew De Carminn, et ainsi déclenché une guerre... Je poussai un long soupir.
Et maintenant ?
Mon regard se posa sur Havin, qui, silencieux depuis tout à l'heure, se contentait de balader son regard vide autour de lui. Comment faisait-il pour supporter tout cela ? Il avait perdu sa mère, puis le lendemain, perdu la vue. Et s'était réveillé, un mois plus tard, seul dans une maison inconnue...
— Je vais chercher une autre bouteille d'alcool, déclara la Duchesse après avoir fini de bander mon front.
Elle s'éclipsa en silence.
— Havin. Tu veux venir dans mes bras ?
— Pardon ?
Il avait tourné sa tête vers moi, et je sus que s'il avait pu, il m'aurait dévisagé avec incompréhension.
— Je veux juste te faire un câlin.
— Tu crois que c'est le moment pour jouer à la grande sœur ? grogna-t-il.
Un long silence passa, et je baissai les yeux.
— Tu as failli mourir, et j'ai eu terriblement peur. Et toi, tu dois être tellement perdu et en colère contre le monde... Je me suis dit qu'un peu de réconfort ne pouvait pas nous faire de mal.
Je déglutis et regrettai aussitôt mes paroles. Je l'avais abandonné tellement de fois, dans cette vie... Je n'avais pas le droit de lui demander du réconfort.
— Où es-tu ?
Il tâta le sofa, et s'avança vers moi. Je souris.
— Viens-là, soufflai-je en l'attirant contre moi.
Je le serrai contre moi avec tendresse, et un doux sentiment grandit dans mon cœur. Son petit corps me rappelait combien il était fragile. Cet amour de grande sœur que je gardais au fond de moi ressurgit alors, et je resserrai mon étreinte. Sa mère était décédée, son frère ainé qui l'avait toujours maltraité était devenu un traître au royaume, emportant toute sa famille avec lui. Ce petit garçon était seul au monde, désormais. J'étais la seule personne qui lui restait.
— Merci d'être en vie, murmurai-je.
Il se blottit un peu plus contre moi.
— Merci d'être revenue.
Je souris, et fermai les yeux. Havin était devenu aveugle, mais une chose n'avait pas changé : il avait toujours la pureté d'un ange.
Un ange aux yeux blancs.
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