3 - Massacre Nocturne
~ Wyer ~
Un bruit résonna dans les arbres et je me figeai. Mais ce n'était qu'un hibou, qui s'envola en battant bruyamment l'air de ses ailes. Prudemment, je baissai la main que j'avais levée pour arrêter mes soldats. Je repris ma marche, courbé comme un vieillard pour rester à la hauteur des fourrés. Selon un de mes éclaireurs, il y aurait dans la forêt de Grald, non loin du grand gouffre, un groupe ennemi chargé de surveiller nos moindres mouvements. Une des pires menaces, car l'information, en temps de guerre, était sans aucun doute la plus précieuse des clés de survie.
Et cette nuit, l'objectif était clair : éradiquer cette menace.
Au sens propre du terme.
— Ils sont là, murmura d'une voix rauque le vieux soldat que j'avais nommé conseiller de guerre quelques jours auparavant, le vieux Goliath.
Je plissai les yeux, tentant de distinguer les ombres parmi les ombres. La lune était si fine, cette nuit, que sa lumière était pratiquement inexistante. Malgré l'obscurité, je parvins alors à repérer deux billes brillantes qui fixaient les buissons derrière lesquels nous nous dissimulions.
C'étaient les deux yeux d'un guetteur.
Le plus silencieusement possible, je glissai ma main dans mon dos pour saisir mon arbalète. Appuyant une flèche contre l'encoche de la corde, je fermai mon œil droit. J'avais beau être droitier, je ne pouvais plus utiliser ma main droite depuis quatre ans. Depuis que ce venin s'était imprégné dans mon sang, plus exactement. Secouée de tremblements à la moindre émotion forte, elle me handicapait régulièrement – et pratiquement tous les jours depuis le retour d'Ezilly. Alors j'avais changé mes armes de main. Comme si user de la main gauche, celle du cœur, pouvait tromper la mort...
Je tendis la corde jusqu'à ce qu'elle effleure mes lèvres. Je pris une seconde pour viser, juste entre ces deux points brillants. Puis je lâchai la corde. Sans un bruit, le soldat s'écroula dans l'herbe humide. La vieux Goliath hocha la tête comme pour approuver mon acte. Un mort de plus.
— N'oubliez pas, soufflai-je aux hommes derrière moi. Silence et efficacité.
Et je levai le poing.
Aussitôt, des dizaines de soldats se précipitèrent sur les tentes de la troupe ennemie, enfonçant leurs épées dans les toiles et tailladant la moindre âme en vie. Debout à l'orée de la clairière, j'observai ce massacre nocturne d'un œil mort. Des gémissements et quelques cris rompirent le silence.
Aucun soldat des De Carminn ne devait rester en vie, cette nuit.
Un désir sauvage grandissait dans mon corps. Je me sentais froid, vide, et ce bain de sang me sembla alors comme... alléchant. Si je tuais une personne de plus, aurais-je moins mal au cœur ?
Je lâchai mon épée, la laissant reposer dans son fourreau, et m'avançai vers les combats. Un soldat terrorisé accourut dans ma direction. Le lion doré brodé sur sa poitrine rompit quelque chose en moi. Et je bondis sur lui pour lui tordre le cou.
*°*°*°*°*
— Votre Majesté, nous avons un imprévu.
Je clignai les yeux, retrouvant alors la vue. La voix du vieux Goliath semblait venir d'un autre monde.
— Allez-vous bien ?
Allais-je bien ?
Je levai les mains devant mes yeux.
Elles étaient noires de sang.
— Qu'ai-je fait ? murmurai-je avec une terrible appréhension.
Devant moi, des corps sans vie jonchaient la terre, et j'eus peur de me demander si ce qui les recouvrait était de la boue ou du sang.
— Vous avez achevé la mission, Votre Majesté. Vous avez été... très efficace.
Un immense vertige me saisit, et je titubai, comme si tout mon monde venait de s'écrouler autour de moi et que j'avais plongé dans le néant. Un liquide sombre coulait le long de mon épée, que je ne me souvenais pas d'avoir sortie.
J'avais tué tous ces hommes.
Pourquoi n'en avais-je aucun souvenir ?
Je me revis lors de cette soirée où j'avais fait basculer le destin de mon royaume. La première fois que j'étais devenu fou. J'avais été plongé dans une terrible transe par la rage, et perdu le contrôle de mon corps, avant de manquer de tuer mon meilleur ami.
Et cette nuit, j'étais devenu fou à nouveau.
La voix d'Ezilly, ce qu'elle m'avait crié, ce soir-là, me hantait encore : « Je ne veux plus te voir ! Te voir... Te voir me dégoûte. ».
— Non, murmurai-je à moi-même. Non, non, non...
Je me pris la tête entre les mains, et des larmes brûlantes me montèrent aux yeux. J'étais devenu un tueur sanguinaire. Et je n'avais rien fait de tout cela consciemment. Si, lorsque j'avais poignardé Hew De Carminn, j'avais réellement vécu la scène, cette fois-ci, j'avais été entièrement absent de mon propre corps. Comment était-ce possible ? Comment pouvais-je tuer une dizaine de soldats sans même m'en souvenir à peine quelques minutes après ? Je fixai mes mains rouges de sang, et je sentis des larmes de terreur glisser le long de mon visage. Je n'étais définitivement plus dans mon état normal. Je songeai à Ezilly, et au regard de haine qu'elle m'avait adressé lorsqu'elle l'avait compris. Elle aussi... Me voyait-elle comme un monstre ?
Savait-elle que la folie s'était emparée de moi ?
Une main se posa sur mon épaule, me faisant violemment sursauter.
Je rivai un regard flou sur le visage du commandant Goliath, dont les traits se noyaient dans l'obscurité profonde. Il dut lire la détresse sur mon visage, car il détourna les yeux, comme s'il avait peur de me révéler ce qu'il pensait de moi. J'ouvris la bouche, et tentai de parler, mais aucun mot ne sortit. Je pensais à Ezilly, aux assassinats que je venais de commettre de sang-froid sans être même conscient, et à la terreur que je m'inspirais moi-même. Si je continuais sur cette voie, où allais-je mener mon royaume ?
Je crois que je suis en train de perdre la tête, aurais-je voulu lui dire.
Mais j'en fus incapable. Je me contentai de me mordre la langue et d'enfouir ma main secouée de tremblements sous ma veste.
— Votre Majesté, nous avons besoin de vos ordres, répéta le vieux soldat. La situation est urgente... Nous avons trouvé une enfant perdue.
— Co... Comment ça ?
— Elle a été... victime des affrontements.
Un mauvais pressentiment courut le long de ma colonne vertébrale et j'eus soudainement froid. Je lui emboitai le pas, tentant d'effacer de ma main tremblante les traces de ma folie sur mon visage.
Quelques mètres plus loin, mes soldats étaient regroupés autour d'un buisson, et chuchotaient entre eux. Ils s'écartèrent quand je m'approchai. Et je ne pus ignorer les regards effrayés qu'ils posèrent sur moi.
Évidemment. Eux, ils avaient tout vu.
Quand je reportai mon regard devant moi, je découvris le morbide spectacle qui y prenait lieu.
— Maman, il faut vite que nous rentrions. La nuit est tombée depuis longtemps. Il faut nourrir les poules...
Une fillette, assise à même la terre, caressait le front de celle qu'elle appelait sa mère. Ses doigts rouges de sang laissaient de longues traces sur sa peau blafarde. Moi, qui venais de massacrer une dizaine d'hommes, fus pourtant horrifié par cette scène. Cette enfant parlait à un cadavre.
Ainsi, je n'étais pas le seul à être devenu fou ?
— Que faites-vous là, mademoiselle ? questionna le vieux Goliath de sa voix rauque.
Elle ne répondit pas et continua de parler au corps. Il lui demanda une seconde fois, mais elle ne semblait pas l'entendre. Je détaillai le pauvre corps.
Les vagues tissus qui restaient ressemblaient vaguement à une robe. Le visage était inidentifiable, à cause de profondes entailles qui semblaient avoir été faites à l'épée, et le ventre était tout aussi déchiré. De longs cheveux qui avaient dû être blonds se mêlaient à la boue... Et le corps était maigre, mais la poitrine nue ne trompait pas. C'était bel et bien une femme.
Et sûrement ce qui restait de la mère de cette enfant.
— Le corps est froid, la mort doit remonter à plusieurs heures. Cette femme s'est sûrement faite violée et tuée par un soldat ennemi. La petite a dû assister à toute cette horreur...
D'une voix basse, je soufflai :
— Je m'en occupe.
Je détachai mon long manteau, et le déposai sur le corps. La fillette s'arrêta de parler, et s'immobilisa. J'hésitai un long moment, puis lâchai un long soupir.
— Ta mère est morte depuis longtemps, petite.
Aussitôt, elle reprit son monologue d'un rythme frénétique, comme si elle cherchait à ignorer ma présence pour poursuivre son illusion. Son corps minuscule tremblait, et je compris qu'elle m'avait entendu. Elle avait conscience de ce qui était arrivé, mais était juste incapable de l'accepter.
— Tu ne peux rester là, poursuivis-je le plus doucement possible. Cet endroit est dangereux. On va te ramener avec nous, d'accord ?
— Je vais faire une délicieuse omelette avec les œufs des poules, tu vas voir, Maman ! Elle sera tellement bonne que tu ne voudras manger que de ça ! Et tu resteras avec moi pour toujours, à manger mes omelettes ! N'est-ce pas, Maman ? Je sais que tu adores mes omelettes !
De grosses larmes coulaient sur ses joues sales. Voir cette enfant dans cet état me fit l'effet d'un pieu dans le cœur. Car je savais, au fond, pourquoi un tel drame avait eu lieu.
C'était à cause de la guerre que j'avais déclenchée.
Je m'écartai brusquement, et me pris la tête entre les mains, incapable de regarder cette fillette plus longtemps.
— Montez-la sur mon cheval, je vais m'en occuper. Nous devons partir avant que de potentiels renforts n'arrivent.
Je l'entendis hurler et se débattre lorsque les soldats s'emparèrent d'elle, mais je n'eus pas le courage d'aller les aider. Je n'étais pas légitime. J'avais fait des orphelins, moi aussi, cette nuit.
Avant de partir, je m'approchai d'un des cadavres reposant dans la clairière ensanglantée, et glissai une lettre dans sa bouche.
Puis je rejoignis mes soldats.
« Mon cher beau-frère,
Notre peuple n'a pas à souffrir de mes erreurs.
Notre peuple n'a pas à souffrir de ton avidité.
Si tu veux la couronne, fais-le dans les règles. Retrouve-moi ici, dans trois jours, à l'aube. Tu pourras faire ce dont tu as toujours rêvé.
Me tuer. »
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