10 - Son Passé
~ Ezilly ~
— Sho. Tu peux m'expliquer comment nous nous sommes retrouvés dans cette situation ?
— J'aimerais bien le savoir aussi...
Les jambes enroulées autour de sa taille, désespérément accrochée à ses épaules et un poignard brandi dans une main, j'essayais de paraître menaçante. Mais pour être honnête, la horde de bêtes sauvages assoiffées de vengeance qui nous entourait devait l'être bien plus que moi.
— Shovaïam Dem'Patria, que fais-tu sur nos terres ?
— Patriarche Ad'makta, salua poliment Sho d'un geste de la tête. Je suis ici avec mes compagnons pour demander l'asile.
— L'asile ?
Le grand gaillard brun épais comme un buffle au visage couvert de dessins noirs éclata d'un rire gras. Il croisa ses bras immenses et lança un regard brûlant de haine à Sho. J'eus envie de me cacher derrière ses épaules.
— L'asile ? C'est pour l'asile que tu reviens après dix ans ?
— J'ai conscience de nos différends, Ad, mais l'enjeu dépasse nos problèmes personnels. La guerre a été déclarée entre Hoslward et Weldriss.
Un murmure de consternation parcourut la foule.
— Et on est censé en avoir quelque chose à foutre ? ricana le dénommé Ad.
Moi qui espérais leur demander de l'aide... C'était bien ma veine. Il semblait que cet homme, apparemment dirigeant du clan, était l'homme le plus patriotique du pays.
— Oui, parce que le fou qui s'apprête à monter sur le trône fera en sorte de brûler chaque caravane de nomades qui roulera dans le pays.
— Ça ne nous changera pas trop, hein les gars ?
Quelques hommes se mirent à rire autour de nous. Je resserrai mon emprise sur les épaules de Sho. J'avais la terrible impression que cette quête n'avait servi à rien. Ces hommes-là haïssaient le royaume. Comment Sho avait-il pu imaginer qu'ils nous viendraient en aide ?
— As-tu oublié qui a tué nos anciens, nos parents et nos frères, Shovaïam ? As-tu oublié qui a tué ta famille ?
Mon cœur s'arrêta de battre un instant.
— Comme si je pouvais oublier, siffla Sho.
— C'est pour tuer la famille royale que tu as trahi ton clan. Et maintenant, tu te soucies de ce qu'il peut advenir de leur royaume ?
J'écarquillai les yeux. C'était comme si une immense pierre venait de me tomber au fond de l'estomac. J'eus soudain l'impression que l'homme qui me portait n'était qu'un étranger. Quoi ?
Derrière moi, j'entendis Havin émettre un grondement étouffé par le foulard qu'on lui avait enfoncé dans la bouche. Je n'osai pas tourner la tête, de peur de croiser le regard horrifié de mes compagnons, qui avaient tous entendu la même chose que moi. Mes mains agrippées aux vêtements de Sho se mirent à trembler. Il le sentit. Je fermai les yeux. Comment avions-nous pu finir ainsi ?
Une heure auparavant, nous étions tombés sur ces deux enfants qui jouaient dans les bois, un certain Toroo et sa petite sœur. Ce dernier nous avait emmenés au campement où était installé leur clan. Mais dès que Shovaï avait surgi à l'orée de la clairière, des hommes sauvages et enragés comme des animaux nous avaient bondi dessus et plaqués à terre, effrayant nos chevaux qui s'étaient enfuis. Rapidement, face à leur nombre, seuls Sho et moi étions restés debout. Ils avaient attaché mon petit frère, Yasmine et Eck à la roue d'une de leur caravane, et avaient encerclé Sho qui m'avait pris sur son dos après que je sois tombée. Et c'est alors que cet homme aux multiples arabesques faciales avait fendu la foule, arrêtant momentanément les combats.
— Sho ? murmurai-je d'une voix tremblante.
— Pas le moment, Sia, grinça-t-il.
Je me mordis la lèvre et me tus. La tension autour de nous était telle que je regrettais presque ces réceptions royales, durant lesquelles je tremblais autrefois de peur, lorsque je vivais au Palais. Au moins, les seigneurs empoudrés et les dames obsédées de parfums et d'apparats ne braquaient pas des dizaines de sabres et autres lames parfaitement aiguisées vers moi.
— En parlant de famille, quel est ce petit singe que tu portes sur le dos ? T'as ramené ta poulette au bercail ?
Des mains attrapèrent violemment mes cheveux, et je criai tout en me débattant, tandis que l'on me tirait violemment en arrière. Sho se tourna d'un coup et mit à terre d'un coup de pied mon agresseur avec un grognement bestial.
— Ne la touchez pas.
— Mais c'est qu'elle m'a l'air appétissante, en plus !
— La poulette sait aussi se défendre, crachai-je en tentant de masquer l'effroi qu'ils m'inspiraient.
Bien que la poulette ne tienne plus sur ses pieds.
Les mains se tendaient vers nous, menaçantes, et je crus que nous allions finir ensevelis par des corps avides de sang et découpés en fines tranches avant de rôtir sur un grand feu. À l'instant où je sentis un sabre me caresser le cou, un murmure parcourant la foule nous sauva alors in extremis du trépas.
— Mama Erma...
Les hommes et femmes s'écartèrent pour laisser passer ce qui s'avéra être une toute petite et très vieille dame. Sa peau ébène et fripée masquait de petits yeux, dont je ne parvenais pas à percevoir la couleur. Courbée sur une magnifique cane sculptée, ses longs cheveux blancs disciplinés en une coiffe complexe, elle semblait aussi sage que respectée. Sans doute était-elle la doyenne du clan.
Comme si le temps s'était figé, elle s'approcha de nous, et tendit une main tremblante vers l'ancien maître d'armes. Sans me lâcher pour autant, ce dernier s'accroupit péniblement pour être à la hauteur de la petite femme. Reprenant contact avec le sol, je lâchai doucement ses épaules pour le soulager, sans pour autant me séparer de lui. Je gardais une main agrippée à son gilet. J'avais une certaine peur qu'on cherche à nouveau à m'attraper et que l'on m'arrache à lui, la seule personne ici qui serait en capacité de me garder la vie sauve. D'autant plus qu'au vu de l'animosité qui se dirigeait vers lui, la question de sa vie se posait aussi.
La vieille femme posa ses doigts sur sa joue où émergeait le semblant d'une barbe. Sho ferma les yeux et s'abandonna à son contact. Je ne l'avais jamais vu ainsi. Après quatre ans de vie commune, je venais de découvrir que celui que je croyais connaître n'était pas le véritable Sho.
— Par la grande Mea... Est-ce bien toi ?
Entre ses yeux écarquillés, je parvins alors à apercevoir les iris de la vénérée dame : ils étaient blancs. Encore plus blancs que ceux de mon petit frère.
— Shovaïam...
Encore un nouveau prénom, d'ailleurs. Il semblait que Sho et moi collectionnons les noms.
— C'est moi... Mama.
Je me sentais presque de trop, cachée derrière le dos de mon ami. Alors que je cherchais au contraire à dissimuler ma présence, mes yeux croisèrent les pupilles blanchâtres de la fameuse Mama. Celle-ci ouvrit lentement la bouche, stupéfaite.
— Cette fille...
— Oui. Mama Erma, je te présente la Reine, Ezilly De Welborn.
Aussitôt, des cris d'effrois retentirent autour de nous, et paniquée, je tentai de secouer la tête pour démentir cette information. J'avais envie d'étriper Sho. Ces gens semblaient détester la royauté. Il voulait nous faire tuer, ou quoi ?
— T'es stupide ? Ils vont nous égorger ! grinçai-je à son oreille.
— Je sais qu'ils donnent cette impression, chuchota-t-il, mais ne t'inquiète pas. Ils ne me feraient pas ça.
Je levai les yeux au ciel, exaspérée et nerveuse. J'avais moi l'impression qu'ils s'apprêtaient à faire pire.
La vieille dame sembla juger la situation un instant, avant de se tourner vers le chef du groupe, celui que Sho appelait Ad, qui faisait deux fois sa taille. Elle ordonna :
— Réunis le conseil des patriarches dans la grande tente. Et libère nos invités.
Une profonde grimace déforma son visage, mais il baissa la tête d'un signe plein de respect.
— Bien, Mama.
— Et ne te chamaille pas avec ton frère, grogna-t-elle. Il a fait un long voyage.
J'écarquillai les yeux, lâchant d'un coup les épaules de Sho. Son frère ? Ce gorille au visage couvert de dessins tribaux était le frère de Shovaï ?
Je n'eus pas le temps de m'ébahir que la vénérée dame m'attrapa par le bras, enfonçant ses ongles longs dans mon bras, et me tira vers le haut dans le but de m'inciter à me lever. Sans un mot, elle me tendit sa canne, comme si elle savait que je ne pourrais avancer sans. Un peu honteusement, je m'appuyai dessus, et parvins à me mettre à nouveau debout. Mes pieds me brûlaient tant que j'en aurais crié. Si je pouvais marcher de plus en plus chaque jour, la peau fragile de mes pieds ne supportait toujours pas de subir la pression de mon poids trop longtemps. Et aujourd'hui, je semblais avoir abusé de leur résistance.
— Quant à toi, petite Reine, viens avec moi. Et prends ton frère au passage. Je vais m'occuper de vous.
*°*°*°*°*
Le feu réchauffait le petit habitacle et donnait une lueur orangée aux fourrures d'animaux qui tapissaient l'intérieur de la tente. Assis en tailleur à côté de moi, Havin était nerveux. Je l'observai se faire détailler par la vieille dame, qui procédait de manière bien particulière : les deux mains sur ses joues, elle tâtait avec une grande délicatesse chacun de ses traits. En semblait avoir deviné avant même de le toucher l'état du visage de Havin. À côté d'elle, la petite fille, celle que nous avions croisée avec son grand frère Toroo plus tôt, assistait à ce spectacle silencieux, presque fascinée par les gestes de la doyenne. Il s'était avéré que cette fillette et son frère étaient en réalité les enfants du fameux Ad'makta qui nous avait accueillis, le terriblement imposant homme au visage couvert d'arabesques noires. La petite fille, apparemment dénommée Mimm, était une magnifique enfant : ses cheveux bruns noués en de multiples longues tresses tombaient autour de grands yeux noirs, légèrement plissés et couronnés d'épais cils. Sa peau dorée, si semblable au teint mat de ses semblables, me faisait penser aux corps bronzés des hommes qui travaillaient à la ferme, quand j'étais enfant. Comme son père, de discrètes arabesques, blanches cette fois, entouraient ses yeux. Lorsque je m'étais avancée en travers du campement plus tôt, escortée par Mama Erma, j'avais pu découvrir que ces fameuses arabesques semblaient présentes sur chacun des visages des membres du clan. Certaines étaient noires, et d'autres blanches. Sûrement un signe de distinction...
La dame âgée, elle, arborait des arabesques blanches qui parcouraient elles, chaque centimètre carré de sa peau. Je fixai longuement les dessins présents sur sa main. Était-ce de la peinture ? Et le cas échant, cela signifiait-il qu'ils refaisaient ces œuvres d'art chaque matin ? J'avais tant de questions, mais je me taisais. Je me sentais trop peu à l'aise pour ouvrir mon sac d'inquiétudes et curiosités.
— Les blessures du sang sont les plus douloureuses, marmonna la vieille dame.
Je tressaillis. Parlait-elle des brûlures de Havin ? Non... Elle ne pouvait pas savoir que notre frère ainé était le responsable de l'incendie. Je me tus, nerveuse face à cette mystérieuse femme qui paraissait deviner chaque détail de notre être.
— Tes yeux sont morts et ton cœur est aussi brûlé que ta peau...
Havin serra les poings et ma gorge se compressa. Mama Erma effleura les paupières fermées de mon frère.
— Mais pour autant, tu as un long chemin devant toi. Tu es un garçon très fort. Tu le sens, Mimm ? Tiens, pose ta main ici.
La vieille dame prit la main de la fillette et la déposa contre la partie brûlée du visage de Havin. Ce dernier se raidit aussitôt, et tout son corps se pétrifia avant d'écarquiller ses yeux vides. Puis, lentement, quelque chose d'incroyable se passa. Étrangement, Havin parut s'abandonner au contact de l'enfant. Il ferma ses paupières et cala son visage contre sa paume. La petite Mimm, elle aussi, ferma les yeux et savoura l'instant. Interdite, j'assistais à ce drôle de spectacle sans comprendre ce qu'il se passait réellement. En croisant le sourire malicieux de Mama Erma, je compris alors. Je souris à mon tour, observant Havin glisser une main contre celle de la fillette. Ils semblaient pris tous deux dans une transe merveilleuse.
Puis, après ce qui me parut une éternité, la sage dame posa une main sur l'épaule de la petite fille, la faisant émerger de cet étrange instant. Cette dernière rougit et retira aussitôt sa main, qu'elle cacha sous ses vêtements. Havin sembla revenir à lui, l'air complètement désorienté.
Mama Erma se tourna vers moi, et prit alors ma main.
— Et toi, jeune Reine, tu sembles avoir vécu beaucoup d'épreuves pour ton jeune âge. Tu as vécu de nombreuses vies... Mais tu es un serpent à mille facettes, capable d'évoluer partout, quel que soit ton environnement. Ton cœur est grand, et là est ta plus grande force. Et tu as... Tu possèdes un trésor rare, mon enfant.
— De quoi s'agit-il ? soufflai-je.
— Le cœur d'un homme. Tu détiens son être entier. Il est ton passé, il est ton avenir, il est ton espoir et ta perte. Votre destin est maudit : vous vivez sous le signe de la mort. Le cœur que tu détiens, petite Reine, est noir.
Mes mains tombèrent lentement sur mes genoux. Les yeux rivés dans les pupilles blanches de la doyenne, je ne parvenais pas à assimiler ce qu'elle venait de me dire. C'était de Wyer qu'elle parlait. C'était lui, mon passé, mon avenir ; c'était cet homme, ma vie. Mon époux, ma famille, mon amour.
Nous vivions sous le signe de la mort ?
Une larme froide coula le long de ma joue. J'étais incapable de tourner mon regard vers le visage d'Havin. Incapable d'accepter de telles paroles. Cette femme devait être folle – oui, c'était cela. Comment avais-je pu bêtement croire ses paroles, simplement parce qu'elle avait deviné d'où provenaient les blessures de Havin ?
— Mama Erma, murmurai-je, qui êtes-vous pour tenir de tels propos ?
— Je ne suis qu'un vieil esprit, mon enfant. Un esprit abimé par les années, qui a foulé tant de terres que ses pieds ont perdu leur force. Je ne vois pas les visages, mais je vois les cœurs.
— Ce n'est pas possible. Je... Je suis désolée, mais j'ai besoin de sortir.
Je me relevai douloureusement, et me tournai mécaniquement vers la sortie. Alors que je relevai un pan de la tente, je me heurtai alors à une poitrine. Je relevai la tête, et croisai des yeux aux iris familiers.
— Sia...
— Sho, tu tombes bien. Nous devons parler.
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