7 - Les Orphelins de la Tendresse
~ Ezilly ~
J~J
- Sho et moi venons de Weldriss.
Mon regard passa de Toa à Eck, qui ne montraient aucune réaction. Le premier, assis en face de moi, avait les bras croisés sur la table et le visage de marbre, tandis que son frère, debout derrière lui, tentait d'aborder une expression sévère – mais je savais qu'il était en réalité content d'avoir enfin trouvé un prétexte de poser toutes les questions qu'il gardait pour lui depuis des années.
Ce face-à-face avait plus des allures de confrontation que d'innocente discussion. Deux camps qui s'affrontaient du regard : moi et mon prétendu frère d'un côté, et les jumeaux de l'autre. Lorsque j'avais prononcé ma phrase, Sho m'avait dévisagé avec une expression qui disait : « Pourquoi leur dis-tu la vérité ? C'est ça ton absurde explication ? ». Il était tendu, et il avait toutes les raisons de l'être. J'étais également nerveuse. Le monde entier devait savoir que la Princesse de Weldriss avait disparu il y avait quatre ans de cela... Si jamais Eck et Toa comprenaient que je n'étais autre que cette dernière, alors tout serait fini. Cette illusion qu'était ma vie actuelle se briserait à jamais.
On entendait en bruit de fond les cris et les rires des enfants qui jouaient dans la pièce attenante. Nous nous étions tous les quatre isolés dans la petite cuisine, pour « parler entre adultes », comme leur avait expliqué Toa. Mais maintenant que j'avais lâché un premier morceau de révélation, personne n'osait m'interrompre.
- Sho et moi vivions avec notre cousine et notre tante, dans une ferme.
Un mensonge était toujours plus crédible lorsqu'il contenait une part de vérité...
- L'année de notre départ, nous avons perdu toutes nos récoltes. Ma tante ne pouvait plus nourrir sa famille, avec les deux bouches en plus que nous étions. Alors nous sommes partis de nous-même, pour leur éviter de souffrir. Comme nous n'avions personne, aucun endroit où aller, nous avons longtemps erré... Puis nous avons atterri ici.
- Mais pourquoi ne nous avoir rien dit ? demanda Toa en fronçant les sourcils.
Je regardai mes amis droit dans les yeux. Je détestais leur mentir... Je pouvais au moins leur dire la vérité pour cela.
- Je... J'ai beaucoup souffert, soufflai-je en baissant la tête. Nous avons affronté de nombreuses épreuves, Sho et moi. Repenser à cette époque me fait mal au cœur...
Toa hocha la tête pour me montrer qu'il comprenait, et Eck se passa la main dans ses boucles au blond sale, tel qu'il le faisait quand il était gêné.
- Toutes mes excuses, marmonna-t-il. J'ai réagi excessivement, l'autre jour... C'est que, se justifia-t-il, tu es tellement mystérieuse ! J'ai parfois l'impression de ne pas te connaître...
Ce n'est pas seulement une impression, Eck, pensai-je en esquissant un sourire d'excuse. Comment pourrais-tu me connaître, alors que moi-même, je ne sais plus qui je suis ?
- Je ne suis pas d'accord, renchérit Toa. Tu es peut-être entourée de mystères... Mais on n'a pas besoin de savoir qui tu étais hier pour savoir qui tu es aujourd'hui.
Je me figeai, et rivai mon regard dans le sien. Des larmes de gratitude mouillèrent mes yeux.
Eck et Toa avaient beau être de parfaits jumeaux, s'ils se ressemblaient comme deux gouttes d'eau, ils n'en étaient pas moins différents. Toa était de nature réservée, et même s'il aimait bien plaisanter, il était sans aucun doute le plus mature des deux. Quant à Eck, il était plus irréfléchi et insouciant, mais lorsqu'on le connaissait bien, on le savait assez sensible. Ces deux-là formaient une paire parfaite – orphelins au grand cœur, ils avaient abandonné leurs rêves pour s'occuper de l'orphelinat où ils avaient grandi. Je les admirais tous deux énormément.
- Merci beaucoup, vous deux. Lorsque je serai prête... Je vous parlerai de mon passé.
Il n'en était rien. Mais pour l'instant, cela suffirait à éviter les questions.
Sho déclara qu'il allait travailler, et un garnement déboula dans la cuisine et entraîna Toa pour qu'il joue avec lui. Je me retrouvai alors seule avec Eck. Nous nous fixâmes quelques secondes dans les yeux, avant que je ne détourne la tête et me dirige vers la porte.
- Attends, Sia... À propos de l'autre soir...
Je me figeai.
L'autre soir... Celui où je l'avais repoussé.
- Je n'ai pas bien compris ce qui s'est passé. Je t'ai fait peur ?
Il fallait que je lui dise. Eck était mon ami. Je devais lui dire pour qu'il arrête.
- Eck... Il y a quatre ans, mon cœur s'est brisé, murmurai-je, espérant presque qu'il ne m'entende pas. Depuis, je ne peux plus aimer. L'amour... m'effraie, et je le déteste. Alors, arrête, s'il te plait. La manière dont tu me regardes me fait trop mal.
Il y a quatre ans, je me serais retournée et lui aurais souri tristement. Je me serais excusée de ne pouvoir répondre à ses sentiments. Mais Miss Sia... Elle ne le fit pas. Elle se contenta de pousser la porte et de disparaître.
*°*°*°*°*
Blotti contre moi, le bébé s'était endormi. Toa et les enfants me dévisageaient comme s'il m'était soudain poussé une auréole de sainte sur la tête. Quant à Eck... Il était sorti, prétextant une affaire à régler à l'extérieur.
- Comment t'as réussi à le faire taire aussi vite ? s'ébahit un jeune rouquin répondant au nom de Conett, l'un des plus âgés de la petite troupe. Ça fait une heure qu'on essaye...
On avait trouvé ce nourrisson ce matin, devant notre porte, presque congelé dans son panier. Il en avait fallu de peu pour qu'il n'y passe ; mais heureusement, les enfants s'étaient tous mobilisés pour lui trouver du lait chaud. C'était Jack, Mike et Conett, le trio des intrépides, comme j'aimais à les appeler, qui en avaient finalement ramené. Après, quant à où l'avaient-ils trouvé... Cela restait une question dont je préférais ne pas connaître la réponse. Ils avaient sauvé cet enfant : et c'était pour moi la seule chose qui comptait.
- Tu dois lui rappeler sa maman, sourit la petite Steele.
- C'est vrai, renchérit un jeune timide du nom de Julian. Après tout, tu es un peu notre maman à tous.
Les orphelins hochèrent la tête, et les larmes me vinrent aux yeux. Je baissais la tête et sentis les larmes couler sur mes joues. Toa me dévisageait avec inquiétude, mais les enfants durent penser que j'étais émue, car ils se rapprochèrent de moi, et, lentement, des petits bras vinrent m'entourer. Ils se serraient contre moi avec tendresse ; et bientôt, nous étions tous regroupés dans un immense câlin. Mes sanglots redoublèrent. Je me demandai quand avaient commencé à m'aimer à ce point. L'amour... Je ne voulais plus jamais connaître quelconque forme d'amour. Pour ne plus souffrir, je ne devais plus m'attacher à personne. Je ne voulais plus...
Mais c'était trop tard. Et tandis que je blottissais mon visage contre la maigre épaule de la petite Steele, qui avait été l'une des premières à m'enlacer, je réalisai que malgré moi, je m'étais attachée à cette drôle de famille qu'était cet orphelinat.
- Les enfants, déclarai-je une fois qu'ils se furent éloignés, je ne travaillerai pas aujourd'hui. Voulez-vous que je vous emmène au marché ?
Les visages s'éclairèrent, les bouches se fendirent en d'immenses sourires, et le grand « oui ! » que je reçus en réponse me fit lâcher un petit rire, effaçant les dernières traces de larmes sur mes joues. Je m'approchai de Toa, et après un délicat baiser sur le front de la petite chose fragile dans mes bras, je lui confiai le bébé. Il me recommanda d'être prudente, et je le rassurai en lui rappelant que je savais me battre mieux que personne. Il faudrait être dix pour oser me faire du mal, plaisantai-je.
Toa m'aida à habiller les enfants pour éviter qu'ils n'attrapent froid en ce rude temps d'hiver, bien que ce soit impossible. Leurs manteaux et leurs capes étaient tout rapiécés : ce n'était pas ces hâlions qui allaient leur tenir chaud. Je songeai un instant aux luxueuses tenues que l'on m'avait offertes par centaines, à mon mariage, et j'eus honte. Combien d'enfants étaient morts de faim, de froid ? Tandis que j'avais tant de robes que je ne connaissais pas la moitié de mon armoire...
Sur la trentaine d'enfants qui vivaient à l'orphelinat, seule une dizaine vinrent avec moi. Les plus petits et les plus fragiles devaient rester bien au chaud, tandis que les cinq de plus de dix ans partaient travailler. La discrète Zoly servait comme femme de chambre à l'auberge du village, l'enjouée Maria était couturière à l'atelier du coin, et le trio des intrépides se rendait jusqu'à la capitale pour jouer les garçons de courses. En les voyant partir aux aurores chaque matin, j'avais mal au cœur. Ce n'étaient que des enfants... Mais ils devaient travailler pour faire vivre l'orphelinat.
Ce fut en piaillant comme des moineaux que la petite bande d'orphelins émergea de la grande maison. Steele, qui avait tenu à venir malgré son jeune âge, me tenait la main en me souriant tendrement. Je lui rendis son sourire. Et c'est ainsi que nous avançâmes dans cette allée sale et vide qu'était « l'ida di Hortennzia » ou – « la rue de la tendresse », en Malaïen. Cette rue où, vieille baraque prête à s'écrouler au moindre coup de vent, se tenait tant bien que mal l'orphelinat Hortennzia.
L'orphelinat de la Tendresse.
Je souris en songeant qu'il portait bien son nom.
Vingt minutes plus tard, nous étions arrivés au marché. Il était encore tôt, mais les marchands étaient déjà là, bavardant joyeusement en installant leurs étals. Je saluai Mme Gavardaz, qui vendait tout un tas de plantes aromatiques et médicinales, ainsi que le poissonnier Dores et sa charmante petite femme ; je pris des nouvelles du fils du boucher Pierre, qui, frappé d'une méchante grippe, gardait le lit depuis plus d'une semaine ; je plaisantai avec la boulangère qui ouvrait sa boutique... Chacun était adorable, même le grognon Aimé, le vieillard qui passait ses journées assis sur les marches de l'église. Depuis quatre ans que je vivais ici, j'avais appris à connaître chaque habitant du village ; et je croyais pouvoir dire sans me tromper que la plupart m'aimaient bien, aux grands sourires qu'ils m'adressaient.
Il y avait un seul ennui. Les orphelins.
Ces enfants étaient la bête noire du village ; que dis-je, du pays, sans aucun doute. Ils n'étaient les bienvenus nulle part. Au fil du temps, ils s'étaient habitués à ce qu'on les regarde mal partout où ils allaient, à ce qu'on les empêche de rentrer dans les boutiques, à ce que personne ne leur adresse un mot : mais je savais combien cela les peinait.
Eux qui étaient tout excités de venir, ils étaient à présent bien rangés derrière moi, fixant le sol du regard, comme si leur présence ici était une faute. Et bien qu'ils se fassent aussi discrets que des ombres, les marchands semblaient soudain moins accordés à discuter et à me vendre leurs produits, lorsqu'ils les voyaient.
Je me tus – mais au fond de moi, je bouillonnais de colère et d'amertume.
- Venez, les enfants, fis-je en voyant le jeune fermier Noah, avec qui je m'entendais d'habitude pourtant si bien, m'ignorer ouvertement. Nous reviendrons une autre fois.
Mais je savais, que ce soit aujourd'hui ou demain, que le comportement des villageois serait le même. Tels les seigneurs se moquent et discriminent les paysans, tels les rois ignorent leurs sujets les plus pauvres, tel le maître frappe l'esclave : les plus puissants n'auront cesse de s'en prendre aux plus faibles pour se sentir supérieurs. Telle était la loi de la nature.
À cet instant, un souvenir fusa dans mes pensées, et je revis son visage, son sourire, qu'il avait offert aux villageois de Kerslovaz, le jour de notre arrivée. Ce jour lointain où nous étions partis en voyage ensemble. Lui, ce n'était pas ce genre de personne. Il détestait l'injustice. Il rêvait de changer la société, de punir les aristocrates pour tous leurs excès. Il voulait rendre le monde meilleur.
Il m'avait confié, une fois, que c'était l'unique raison pour laquelle il ne s'était pas enfui du Palais. Pour un jour, devenir Roi.
Et protéger les faibles grâce au pouvoir de sa couronne.
- Miss Sia, tu vas bien ?
La douce voix de la petite Steele me sortit de mes pensées. Je hochai la tête, me forçant à sourire.
- Allons-y. Nous irons voir Sho à la forge sur le chemin du retour, ça vous va ?
Cette idée parut réjouir ma petite troupe. J'ébouriffai les cheveux d'un petit garçon aux joues rouges, le petit Jean, et entraînai les enfants avec moi. Alors qu'ils trottinaient gaiement devant moi, un bruit m'alerta soudain. Je continuai de marcher normalement, mais mes sens étaient en alerte. Quelqu'un me suivait.
Je ne fus pas surprise lorsqu'on m'arracha brusquement mon panier des mains. Les enfants s'arrêtèrent, effrayés, tandis qu'une ombre me fusait sous le nez.
Mon instinct réagit avant moi. Avant même de le réaliser, j'avais bondi sur la personne et l'avais plaqué au sol. Je la maintins de toutes mes forces, de la manière que m'avait appris Sho pour immobiliser un adversaire. La face plaquée dans la boue, ma victime geignait et se tortillait comme un petit animal.
- Alors comme ça, on joue les voleurs ? grognai-je d'une voix féroce.
Le garçon marmonna quelque chose, et ce que je crus comprendre me stupéfia. Je relâchai mon attention un instant – mais cela suffit au voleur. Il m'attrapa par les poignets et m'envoya rouler dans la boue avant de se mettre à courir. Je crachai un mélange de sang et de terre. Cet enfoiré m'avait salie... Je m'étais faite avoir comme une débutante.
Je glissai alors une main sous ma jupe et en ressortis une dague finement aiguisée. Je n'allais pas le laisser s'en sortir aussi facilement. En quelques secondes, je l'avais rejoint et avais glissé ma lame sous son cou. Lorsqu'on grandit dans une ferme, courant sans cesse après les volailles pour les attraper, on apprend vite à devenir rapide.
Il s'était figé, effrayé. Du sang perlait sur sa peau sale. J'attrapai à pleine main sa tignasse de cheveux blonds, et le retournai vers moi.
J'eus alors l'impression qu'un éclair de stupeur me paralysait tout entière.
- Ha... Havin ?
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro