37 - Avant la Tempête
~ Wyer ~
Sa tête reposait sur mon épaule. Elle avait le parfum de l'amour. Je l'entendais respirer, délicatement, en un léger souffle qui me chatouillait l'oreille, et rien ne saurait plus m'apaiser que la douceur de cette sensation.
J'ouvris lentement les yeux. Face à nos deux corps enlacés se trouvait un immense miroir, une grande surface plane sans extrémités qui semblait se fondre dans le mur. Je contemplais avec amour notre reflet magnifique. Ezilly ressemblait à un ange tombé des cieux.
— Tu es si belle, murmurai-je.
À mes mots, elle émergea lentement du sommeil et me sourit. Après une dizaine de minutes blottis l'un contre l'autre, nous nous relevâmes et partîmes main dans la main, en direction des jardins royaux. Le soleil se levait tout juste, et son auréole dorée éclairait d'une magnifique lueur les arbres et les fleurs.
Au loin, je distinguai alors une silhouette dont la main, délicate, caressait une rose. En m'approchant, je découvris qu'il s'agissait de ma mère. Ezilly s'avança vers elle, et cette dernière lui sourit, de ce sourire qu'elle n'offrait qu'à elle. Et sans comprendre, je la vis la prendre dans ses bras. Leur chevelure de boucles sombres se mêlèrent, leur robe se fondirent l'une en l'autre, et ce spectacle m'effraya tellement que j'attrapai Ezilly par le bras pour l'arracher de ma mère. Le visage de celle-ci se décomposa alors.
Dans sa main apparurent des ciseaux.
Et avant que je n'aie pu faire quoi que ce soit, elle les avait enfoncés dans la poitrine de ma bien-aimée. Ezilly s'écroula dans mes bras comme une poupée désarticulée, une fleur rouge s'étalant sur sa robe blanche. Je hurlai. Son corps fondit entre mes mains, et j'eus beau tenter de la garder contre moi, elle disparaissait comme du sable emporté par le vent. Ma mère se mit alors à rire, de ce même rire qui s'était échappé de ma bouche lorsque j'avais tenté de tuer Hew.
Elle attrapa la tige de la rose, et la coupa net.
Je me redressai en hurlant.
— Ezilly, Ezilly, non, reste avec moi, je t'en supplie, ne...
— Wyer ?
Sa voix me figea. Lentement, je baissai la tête, et lorsque je découvris ses yeux qui brillaient dans l'obscurité, sa tête qui reposait sur mes jambes, je réalisai que tout n'était qu'un cauchemar.
— Tu as fait un mauvais rêve ? me questionna-t-elle tendrement en tendant la main vers ma joue.
Je la dévisageai un instant en silence, puis soudain, je l'attirai violemment à moi et l'embrassai. Mes gestes étaient brusques, mais elle ne me repoussa pas. Juste ainsi, glissant son bras autour de mon cou, elle calma les battements de mon cœur, chassa mes terreurs nocturnes. J'avais l'impression de ne pas l'avoir touchée depuis une éternité, tant ses lèvres m'avaient manqué.
— Respire, mon amour, respire, souffla-t-elle avec un sourire en s'écartant de moi.
— Arrête de faire ça.
— De faire quoi ?
— De mourir dans mon sommeil.
Le visage grave, elle effleura les traces de larmes sous mes yeux.
— Ce ne sont que tes peurs qui prennent vie. Pas la réalité. Tu le sais, hum ?
— Ce que je sais, c'est que vivre ici, avec moi, te met en danger. Tes jambes... Tes jambes en sont la preuve.
Ezilly soupira et s'écarta un peu plus de moi en secouant la tête. Je la retins par le bras. Ne t'éloigne pas.
— Nous avons cette discussion chaque fois que nous sommes ensemble. Il est temps que tu acceptes que moi aussi, j'ai le droit de décider de ma vie.
— Je ne cherche pas à t'empêcher de... Attends une seconde, m'arrêtai-je soudain. Pourquoi es-tu là ? Je veux dire, je croyais que tu... Enfin, Sho...
— Sho m'a dit que tu faisais n'importe quoi, que tu étais dans un état lamentable. Et force est de reconnaître qu'il avait raison. Sais-tu au moins que nous sommes à deux doigts d'entrer en guerre ? J'ai passé la journée avec le conseil, et la situation est terrible... Si nous ne faisons rien, nous...
— Ezilly, la coupai-je. Comment as-tu pu me pardonner ?
Dans le noir, je ne percevais que son regard de glace dardé sur moi, mais son silence était manifeste.
— Je ne t'ai pas pardonné. Tu as blessé Sho. Tu as failli tuer un homme, volontairement. Sais-tu combien j'aurais aimé qu'il meure, moi aussi ? Il a voulu tuer tous ceux que j'aimais, il est le fils du monstre de mes cauchemars, le frère que je hais tant... Pourtant, je n'ai pas le droit de me venger ainsi. J'étais lucide, et je savais combien cela rendrait la situation impossible. Cependant, toi, tu te l'ai permis. Mais ce qui me met hors de moi, ce pour quoi je t'en veux tant, c'est que tu ne m'as pas écouté. Je me suis sentie si impuissante, lorsque tu es parti et que j'étais incapable de te retenir, incapable de te convaincre. À ce moment-là, Wyer, tu m'as ignoré, et... Et ça m'a fait très mal.
— Je suis désolé, murmurai-je. Il s'est passé tant de choses, ces dernières semaines, que je n'arrive plus à contrôler mes nerfs. Ce soir-là, je suis devenu fou. J'étais terrifié, de moi-même.
Je tressaillis, revoyant cet instant où je m'étais aperçu, riant comme un dément en enfonçant ma dague dans l'épaule de Hew. J'étais incontrôlable. Et à présent, j'étais terrorisé à l'idée de perdre à nouveau le contrôle.
— Alors, ne détourne plus jamais ton regard du mien. Reste avec moi, Wyer, parce que je suis la seule qui sait contrôler la bête en toi. Je ne te laisserai plus jamais tuer personne.
Je parcourus des yeux son visage pâle, caressai de mon pouce la ligne de sa mâchoire, avant de poser doucement mon front contre le sien et de fermer les paupières.
— Décidément... Je suis incapable de vivre sans toi.
Allongé sur le lit, j'observais avec amour Ezilly se pencher sur moi et poser un linge humide sur mon front. Je levai la main et enroulai autour de mon doigt une mèche de ses cheveux lâchés. Aussitôt, elle tourna la tête et me jeta un regard sévère.
— Ne bouge pas, grogna-t-elle avec une petite tape sur mon bras. Parce que tu fais n'importe quoi de ton corps, tu te retrouves fiévreux comme maintenant.
— Ce n'est qu'une conséquence des brûlures. Cela passera, comme tout.
Ezilly fronça les sourcils et sa mâchoire se crispa. Elle tira le drap qui me recouvrait et défit un à un les boutons de ma chemise. Je la laissai faire, amusé.
— Ça. Tu ne peux pas l'avoir oublié.
Ses doigts s'étaient posés sur l'épaisse cicatrice qui recouvrait mon épaule. D'un étrange aspect bleuté, elle était la trace de cette flèche empoisonnée qui avait manqué de prendre ma vie, il y avait quatre ans.
Elle saisit alors ma main, et désigna une de mes phalanges, où se trouvait une autre petite cicatrice.
— Et celle-là ? Tu te l'ai faite en brisant une fenêtre de l'écurie, alors que tu me cherchais. Puis toutes ses autres, que je ne connais pas... souffla-t-elle en effleurant mon ventre. Ce sont des cicatrices, Wyer. Et je suis la mieux placée pour savoir qu'on oublie jamais une cicatrice.
— Tu ne peux pas comparer celles-là aux tiennes, murmurai-je. Elles ne m'ont pas traumatisée, c'est à peine si je me souviens d'où elles viennent.
— Quand bien même. Ne prends pas l'état de ton corps à la légère. Tout ça...
Elle caressa mon torse et j'eus un frisson.
— Tout ça est à moi maintenant.
*°*°*°*°*
— J'ai décidé de dissoudre le gouvernement.
Tavarez et moi dévisageâmes Ezilly comme si elle venait de sortir l'énormité du siècle.
— Je crois que cet incendie t'a aussi cramé le cerveau, en plus des jambes, s'exclama sa cousine avec une grimace.
— Si nous continuons ainsi, nous fonçons droit dans le mur. Nous avons besoin en premier lieu d'une armée ; mais les gens refuseront de se porter volontaires pour faire la guerre s'il s'agit de défendre un royaume qui n'a plus aucune signification pour eux. Je suis désolée de le dire ainsi, Wyer, mais le peuple n'a en tête que ta réputation de monstre. Maintenant que tu es sur le trône, tous sont persuadés que tu les mèneras à leur perte. Et l'on ne peut pas dire que ta récente tentative de meurtre améliore la vision qu'on a de toi, ajouta-t-elle avec un grognement.
— Je sais, marmonnai-je. On me craint et me déteste jusqu'à l'autre bout de Weldriss.
— C'est pour cela que le premier problème à régler est ton image. Nous avons besoin qu'ils croient en toi, qu'ils fassent confiance à la couronne.
— C'est donc de cela que j'ai entendu parler ? questionna Tavarez. Les héros de Weldriss ?
Ezilly hocha la tête et étendit sur la table la carte du royaume.
— Notre pays est divisé en dix régions. Et dans chacune d'entre elles se trouvent des hommes et des femmes qui sont aimés du peuple, connus pour leurs bienfaits et leurs exploits. Si nous arrivons à les convaincre de rejoindre le gouvernement, nous mobiliserons alors le peuple entier.
J'observai longuement la carte, avant d'ouvrir le dossier réunissant la dizaine de personnes que mon épouse avait sélectionnées. Un soldat vétéran qui était revenu en héros de toutes les dernières guerres, une sœur au grand cœur, un jeune rebelle actuellement en prison après avoir volé un seigneur, un avocat connu pour défendre les plus pauvres... Ezilly avait choisi des gens du peuple, de ceux qui haïssent les riches et les puissants. Des gens aux mêmes idées que les miennes, mais qui ne vivaient pas la même vie.
Je lui jetai un coup d'œil. Elle discutait avec sa cousine, le visage sérieux et concentré. Dans un autre royaume, jamais l'on n'aurait permis à une domestique de s'asseoir à la même table que le couple royal, mais Ezilly et moi étions les derniers à se soucier de l'étiquette. Plus loin, Sho ronflait sur un sofa, dans toute la grâce qui le représentait. Ne manquait que le petit Havin.
Et penser à lui me fit mal au cœur.
— Si j'avais su avant que tu étais aussi douée en politique, je ne t'aurais jamais fait exiler, il y a quatre ans, déclarai-je avec un sourire tendre.
— Penses-tu vraiment que cela pourrait marcher ?
— Nous risquons d'avoir du mal à recruter ces personnes... Ce sont des anarchistes purs et durs. Mais ça me plait. Si par miracle, ton idée nous permettait de nous débarrasser de cette vieille noblesse et de la remplacer par des gens intelligents dont la préoccupation majeure serait le peuple, je ne pourrais t'être plus reconnaissant !
— Ça me rassure, sourit Ezilly. Je craignais que tu ne m'en veuilles d'avoir pris des décisions si importantes sans te concerter avant.
— Évidemment, c'est mieux lorsque nous décidons à deux, mais tu es tout à fait dans ton droit d'agir seule. D'autant plus qu'à cet instant, je n'étais pas très performant.
Je me revis, ivre et avachi sur mon bureau, empoisonné par les visions d'horreur. La culpabilité et la colère d'Ezilly m'avaient rendu fou... Je secouai la tête et baissai le regard.
— Qui as-tu choisi pour notre région, Ezi ? demanda Tavarez.
Mon épouse feuilleta le dossier et en sortit une feuille entièrement manuscrite.
— Elle s'appelle Coragen.
— Juste « Coragen », elle n'a pas de nom de famille ? Attends... Tu veux dire qu'il s'agit d'une esclave ?
— Tu te souviens de l'histoire de l'esclave qui avait assassiné son maître, dont nous avions entendu parler au village ? C'est elle. En réalité, le noble pour qui elle travaillait aurait abusé d'elle, et lorsqu'elle est tombée enceinte, il aurait essayé de tuer son enfant en l'empoisonnant. Mais cela n'a pas marché, et il est venu au monde. Alors qu'il n'avait encore que quelques heures, l'homme s'est jeté sur le nourrisson pour l'étouffer, mais Coragen ne s'est pas laissée faire, et l'a poignardé dans le dos. Elle s'est ensuite enfuie avec son enfant et on ne l'a plus jamais revue.
— Ce n'est qu'une légende, répliqua sa cousine.
— Je le pensais aussi, mais la Duchesse de Sewu m'a raconté qu'en réalité, elle avait changé d'identité et vivait comme gouvernante dans la maisonnée de sa sœur. En réalité, c'est l'histoire de cette femme qui m'a donné l'idée de ces héros de Weldriss. Pour tous, elle est le symbole de la liberté et de la révolte.
— La Cour n'acceptera jamais une esclave criminelle, femme de surcroit, dans ses rangs, souffla Tavarez.
Ezilly tourna la tête dans ma direction. Un grand sourire complice se dessina sur mon visage. Elle savait combien j'aimais donner des coups de pied dans la vulgaire fourmilière qu'était le système aristocrate. Et je compris à son regard qu'elle partageait cette envie de réduire à néant l'élitisme qui régnait dans ce pays.
— La Cour n'acceptera jamais, et c'est parfait, ricanai-je. Nous allons en profiter pour nous débarrasser de tous ses vers qui grignotent le Palais de l'intérieur.
Je glissai ma main sur la sienne, et elle entrelaça ses doigts aux miens. Dans ma poitrine, les battements de mon cœur résonnaient, rapides et puissants.
C'était le bruit qui annonçait une révolution.
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