30 - Brasier Mortel
~ Ezilly ~
Nous nous fîmes littéralement jeter du manoir par Hew, rouge de honte que nous ayons assistée aux sanglots du grand Duc De Carminn.
C'était étrange de voir un monstre sans cœur pleurer. Comme quoi, même les hommes les plus terribles savaient aimer, ou du moins aimaient, d'une certaine façon. Il n'était peut-être pas tout à fait inhumain.
C'est ainsi qu'à la nuit tombée, nous nous retrouvâmes sur les routes sombres et boueuses de l'épaisse forêt qui séparait le manoir de la capitale, à des lieues du Palais. Les trois soldats qui nous accompagnaient avaient décrété que nous devrions passer la nuit dans la première auberge venue. Autrefois, j'en aurais été ravie, mais en ce jour funeste, l'ambiance n'était pas vraiment à la fête.
Blottie contre Wyer, le visage enfoui dans sa veste, j'avais peur de regarder Havin dans les yeux. J'étais déjà si mal ; je n'osais imaginer ce qu'il pouvait ressentir. Mon compagnon me caressait les cheveux d'un air distrait. D'ordinaire, ça m'apaisait.
Havin était étrangement silencieux. Il semblait sous le choc, comme incapable de réaliser ce qu'il s'était passé. Je ne le voyais pas, mais je savais que ses yeux étaient vides, vides de toute émotion, vides de vie.
La calèche finit par ralentir, me sortant de ma torpeur. Nous émergeâmes de la diligence dans un lourd silence. « Viens, Havin » fis-je en tirant pas le bras son corps immobile. Le regard qu'il me renvoya me transperça le cœur.
Sho me chuchota qu'il « s'occupait du petit », et je le remerciai d'un signe de tête. À la suite d'une telle épreuve, il valait mieux qu'il ne reste pas seul. Et je savais qu'après ces quatre ans passés à mes côtés, Sho gérait les deuils mieux que personne.
Wyer me proposa de dîner, mais je déclinai. Le trou dans ma poitrine prenait trop de place pour en laisser à quoi que ce soit dans mon estomac. Alors il me suivit, silencieux, jusqu'à notre chambre d'auberge.
Ce ne fut que lorsqu'il eut soufflé les chandelles et qu'il se glissa dans le lit à mes côtés que la lourdeur de l'atmosphère prit fin. Il m'attira dans ses bras sans que je fasse le moindre geste vers lui, et cala ma tête sur son épaule. Il ne dit rien, attendant que je me livre ou que je m'endorme. Ce fut mon mutisme qui céda en premier.
— J'ai rencontré Apolline le jour où j'ai appris le décès de ma mère. Elle était souriante, elle était douce, elle était ravie de me voir. Puis Radley m'a torturé. Pas lui, pas de ses mains, évidemment. Le sang est sale. Non, il a payé un bourreau, et m'a regardé, encore et encore, me faire fouetter et frapper, jusqu'à être morte dans mon cœur, dans mon corps, si détruite que je ne pouvais faire autre chose que de signer ce contrat de mariage. J'ai passé un mois alitée. Seuls Havin et Apolline me tenaient compagnie. Elle était si gentille avec moi... Si gentille... J'aurais aimé l'avoir pour mère.
Il laissa le silence remplir la pièce. Puis, après de longues secondes, il murmura :
— C'est la première fois que tu m'en parles.
Doucement, il glissa une main sur ma taille, avant de la passer sous la chemise qu'il m'avait prêtée en guise de vêtements de nuit. Je frémis.
— Pas ce soir, Wyer...
Mais ses doigts s'arrêtèrent sur mon dos. Sur ma peau boursouflée de cicatrices.
— Elles te font toujours mal, n'est-ce pas ?
— Oui. Parfois, quand le temps est mauvais. Quand je suis fatiguée. Que je fais travailler mon corps.
Je réfléchis un instant.
— Quand j'étais Sia, j'avais mal tous les jours. Maintenant, ça va mieux.
Wyer caressait les traces de ma torture avec douceur, comme de la tendresse déposée sur l'horreur.
— C'est pareil avec la mort. Ça fait mal, souvent, longtemps, mais comme tout, la douleur passe. Plus tu tiens à la personne, plus la souffrance s'étire dans le temps, mais un jour, tu seras en paix. Le manque deviendra souvenir.
— Je n'ai pas réussi, en quatre ans.
Je vis son sourire tendre à travers l'obscurité. Il était un peu triste, aussi.
— C'est parce que tu m'aimes.
— Alors l'amour a le pouvoir de transformer le temps en éternité, parce que tu m'aurais manqué à jamais.
*°*°*°*°*
Mon nez me picotait. Je lâchai un grognement et tentai de me rendormir, mais quelque chose n'allait pas. Je sentis Wyer bouger contre moi. Lentement, j'ouvris les yeux et croisai son regard ensommeillé.
Puis je la sentis. L'odeur.
Une étouffante odeur de fumée.
Wyer se redressa d'un bond, réalisant la situation quelques secondes avant moi.
— Bordel, lève-toi, Ezilly ! hurla-t-il en m'attrapant par le bras.
Il arracha brutalement les draps du lit et m'en enroula un autour du corps tandis qu'il jetait sa cape sur ses épaules. Une quinte de toux me prit violemment à la gorge. Il faisait chaud dans la petite chambre sombre, bien trop chaud pour une nuit de printemps.
Mais l'odeur et les bruits de grésillements que j'entendais ne me trompaient pas.
L'auberge brûlait.
La panique s'empara de moi et m'empêchait de réfléchir clairement. Tandis je tournais sur moi-même en cherchant une issue, mon compagnon se précipita à la fenêtre. Il lâcha un magnifique juron en découvrant qu'elle était bloquée.
— Pousse-toi ! lui criai-je.
Je m'élançai vers la fenêtre et d'un geste puissant et précis, jetai mon pied dans le verre. Le bruit d'éclatement me fit l'effet d'une véritable explosion.
— C'est dans ces moments-là que je sais pourquoi je t'aime, souffla Wyer.
— Je crois que l'instant est mal choisi pour me faire une déclaration !
J'eus le temps d'apercevoir un sourire sur son visage, avant qu'il ne se détourne pour observer l'extérieur.
— Malheureusement, nous n'allons pas pouvoir passer par là. Le feu semble provenir de la cour.
Je jetai un regard effaré à travers la fenêtre et le spectacle que je découvris me terrifia : en bas, on ne voyait même plus le sol, tant les flammes léchant les murs envahissaient tout. On aurait dit un immense brasier. Je compris que si nous ne partions pas bientôt de cette chambre, alors nous n'en ressortirions que sous la forme de cendres.
Le cœur battant à tout rompre, je traversai la pièce pour rejoindre la porte.
— Mets-toi derrière, me hurla Wyer, ou tu vas être brûlée par l'appel d'air !
Je m'exécutai et heureusement, car aussitôt le feu s'engouffra dans la chambre comme s'il n'attendait qu'une chose : tout engloutir et nous dévorer avec.
Wyer traversa la pièce en quelques enjambées. Puis tout se passa en quelques secondes. Il agrippa ma taille et me souleva pour me plaquer contre lui. Comprenant son intention, je jetai un pan du drap au-dessus de nos têtes et m'accrochai à ses épaules.
Et il pénétra dans le brasier, en m'emportant avec lui.
Une immense chaleur nous submergea. Quand je sentis les flammes mordre ma peau, j'eus envie de hurler de douleur. Mais je ne le fis pas. Ma gorge était si irritée que je ne pouvais rien faire d'autre que de tousser. Wyer traversa en courant le couloir de l'étage de l'auberge, jusqu'à rejoindre l'étroit escalier en bois qui ne semblait plus très vaillant sous l'emprise du feu. La noirceur des fumées obscurcissait la vue, mais je parvins à distinguer une porte, au rez-de-chaussée, qui n'était pas encore prise par la fumée. Et soudain, à l'instant où Wyer s'engageait dans l'escalier, j'enfonçai mes ongles dans son dos pour l'arrêter dans sa course et m'exclamai tant bien que mal :
— Sho et Havin !
Je sentis son corps se raidir et il se figea un instant. Puis brusquement, il fut plié en deux par une violente quinte de toux et je faillis tomber dans les flammes qui léchaient ses pieds. Pour éviter de perdre l'équilibre, il appuya sa main sur un bout de la balustrade qui n'avait pas encore été envahi par le feu.
— Il... Il faut partir... Maintenant...
Je parvins à peine à l'entendre à travers les grésillements des braises, mais quand il s'engagea dans l'escalier, je compris qu'il n'avait plus espoir de sauver mon frère et Sho. Alors, je détachai mes bras de ses épaules. Il se retourna et me jeta un regard terrifié, et je souris.
— Je t'aime, murmurai-je.
Et je fis demi-tour, me précipitant dans les flammes.
Je l'entendis hurler mon nom. Le feu courait sur le drap qui m'entourait et j'avais l'impression que ma peau fondait. Mais je ne reculai pas. Je devais sauver mes frères. Il m'était impossible de vivre avec la culpabilité d'avoir abandonné à la mort des êtres que j'aimais. C'était peut-être vain, mais je devais le faire.
Bientôt, j'atteins la porte de la chambre que partageaient Havin et Sho. Je l'ouvris d'un coup de pied et m'engouffrai dans la pièce. Je ne voyais rien, la fumée obscurcissait tout et m'étouffait.
— Sho, Havin !
La tête me tournait, tout était flou, l'air n'était plus que vagues de chaleur. J'avais terriblement mal, le feu était partout. L'espoir me quittait aussi vite que les flammes se propageaient.
Puis un murmure. Un seul.
Je parvins à distinguer cette grande silhouette au sol et compris aussitôt de qui il s'agissait. Sho était recroquevillé sur lui-même, toussant et luttant pour respirer, serrant Havin dans ses bras. L'espace d'un instant, j'eus envie de les rejoindre. Me blottir contre mes frères et finir ainsi, dans une étreinte infinie. Mais le cri de Wyer qui résonnait encore en moi me donna la force d'attraper les bras de Sho et de le tirer vers moi. Je n'arrivais plus à respirer, mes poumons hurlaient de douleur, ma tête allait exploser sous la chaleur et le manque d'oxygène, mais je refusais de mourir. Je refusais qu'ils meurent. Alors je les forçai à se lever, attrapai le corps pantelant d'Havin et les entraînai avec moi.
Le feu nous lécha le corps. La fumée s'engouffra en nous. Suffocants, nous traversâmes le couloir enflammé avec un regain de force qui s'apparentait à un miracle. Une fois à l'escalier, je compris que nous n'y arriverions jamais. La salle de l'auberge était un véritable brasier, il n'y avait plus aucun espace épargné. C'était impossible. C'était fini. J'ouvris la bouche pour prendre un peu d'air, mais la fumée qui s'y introduisit à la place acheva de me tuer. Mes jambes lâchèrent. Je sentis le corps d'Havin m'échapper. Ma tête frappa une marche et ma vision devint noire.
Puis le feu s'empara de ma vie.
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