29 - La Fin d'une Noble Dame
~ Wyer ~
- Je ne sais toujours pas ce que je fais dans cette voiture.
Je levai un regard empli de gratitude vers le petit blondinet qui venait de briser le pesant silence dans lequel nous voyagions depuis des heures.
- Radley aurait peu apprécié ton absence, répondit sa sœur d'une voix douce.
- Je me moque de ce que pense Père. Je ne veux pas revoir Hew.
- Tu resteras avec nous, le rassura Ezilly. Je te promets qu'il ne pourra pas poser ne serait-ce qu'un doigt sur toi. Nous te protégerons. N'est-ce pas, Sho ?
Elle n'aurait pas dû dire ça. L'ancien maître d'armes royal se bornait à garder la mâchoire serrée et à conserver un mutisme glaçant depuis qu'il était entré dans la diligence. Le regard haineux qu'il fixait sur moi en disait long sur ses ressentis à mon égard.
- Cesse de me scuter ainsi, Shovaï, finis-je par soupirer. J'ai mis fin à cette stupide comédie. Je ne blesserais plus Ezilly.
- Sale gosse orgueilleux, grogna-t-il pour seule réponse.
Ezilly m'accorda un sourire désolé, et je baissai les yeux en tentant de masquer la peine que me causait son attitude. Mais je ne pouvais m'en prendre qu'à moi-même. C'était moi qui avais créé cette situation, c'était à moi d'en subir les conséquences.
Nous étions actuellement en route vers le manoir des De Carminn pour saluer officiellement la belle-famille royale. La présence d'Havin avait été décidée par Ezilly, qui l'avait justifié en disant que cela apaiserait les échanges. Quant à Shovaï, je l'avais chargé de protéger Ezilly ; enfin, Ezilly le lui avait demandé pour moi. Après d'âpres négociations, j'avais conditionné la présence de mon épouse au Palais par un garde du corps qui la suivrait continuellement. Elle n'avait accepté que si ce dernier était joué par Shovaï. Et je devais avouer que je n'avais confiance en personne d'autre que mon ancien mentor et ami, j'avais donc bien évidemment accepté sa condition.
Tout ceci menait au fait que nous étions tous les quatre coincés dans l'étroit habitacle de cette calèche, dans une ambiance des plus oppressantes.
Ezilly laissa échapper un énième soupir, les yeux rivés sur la forêt qui défilait à toute fenêtre. Elle croisait et recroisait ses doigts nerveusement, et je pris ses mains entre les miennes dans l'espoir de l'apaiser. Aussitôt, Shovaï écrasa mon pied de son talon, et je lâchai un gémissement de douleur.
- Vous ne méritez pas de la toucher de vos sales pattes, siffla-t-il en me transperçant du regard.
- J'ai déjà fait pire que la toucher, enfoiré, répliquai-je sur le même ton.
- Arrêtez, les garçons, souffla Ezilly.
- Silence, les enfants, ajouta Havin en levant les yeux au ciel.
La jeune Reine éclata de rire et j'esquissai un sourire, tandis que Shovaï se renfrognait. Le frère cadet de mon épouse était décidément un adorable personnage. En seulement deux phrases, il avait détendu l'atmosphère.
Bientôt apparut le manoir blanc des De Carminn, et je sentis la sœur et le frère se tendre au rythme du trot des chevaux.
- Ça va aller, Ezilly, déclara d'une voix étonnamment douce Shovaï en posant sa main sur son épaule. Je...
Il me jeta un regard.
- Nous sommes là.
*°*°*°*°*
Voir Radley De Carminn s'incliner à mes pieds me fit un bien fou. J'avais enfin l'impression d'avoir gagné. Hew s'exécuta avec plus de réticence, puis toute la famille suivit.
- Quel honneur de recevoir le couple royal, grinça Radley avec ironie. Et qui est ce... jeune homme ?
Sa grimace envers Shovaï était équivoque. Je serrai mes poings de rage.
- Mon frère.
Ezilly avait parlé d'une voix dure et autoritaire. La voir faire face à son géniteur, que je savais pourtant être son pire cauchemar, était si impressionnant...
- Je ne me souvenais pas être père d'un troisième fils.
- Point n'est nécessaire d'avoir des liens de sang pour être une famille, arguai-je à mon tour. En l'occurrence, celle que nous avons bâtie est bien plus belle que celle dans laquelle nous sommes nés.
Ma voix avait faibli sur la fin, guère sûr de pouvoir considérer Shovaï, cet homme qui me haïssait, comme ma famille. Pourtant, à l'époque, il était la seule personne au monde à me comprendre...
Mais quand la main d'Ezilly se glissa dans la mienne et qu'en tournant la tête, je découvris un mince sourire sur les lèvres de mon ancien ami, je réalisai qu'il ne m'avait jamais vraiment détesté.
Il était juste en colère. Très en colère.
- Je vois, répliqua le duc d'un visage inexpressif qui me fit froid dans le dos. Eh bien, joignez-vous donc à nous, si vous êtes de la famille.
Une fois à table, je pris soin d'observer l'entièreté de ma belle-famille – chose que je n'avais jamais eu le loisir de faire auparavant. Outre les mauvais regards et les piques incessantes du Duc et de son fils aîné, ce que je remarquai en premier fut les œillades appuyées de la plus âgée des filles, Husni. Grande blonde élancée à la peau laiteuse, elle avait tout de ce que l'on appelait « une précieuse ». Ses bavardages étaient intellectuels et philosophiques, du moins en apparence, car je reconnus dans ses déclarations passionnées des citations apprises par cœur depuis les ouvrages des plus illustres savants de notre époque. Je retins un rire moqueur quand elle énonça « que la beauté était à une femme ce qu'étaient les femmes à l'homme : précieuse et fondamentale. » À côté de moi, je vis Ezilly avaler de travers. Husni avait confondu « beauté » et « esprit ». Ce n'était pas très étonnant : elle paraissait en effet privilégier cette vertu.
La timide Holly était quant à elle tout l'inverse de sa sœur. Effacée et nerveuse, elle n'ouvrit pas la bouche du repas. Ezilly ne m'en avait jamais vraiment parlé, mais elle était sûrement peu nocive, notamment à côté du reste de sa famille. Elle semblait plus victime que bourreau.
Au cours de ce diner, je surpris plusieurs fois le regard empli de haine de Hew posé sur son petit frère. Ezilly, protectrice, l'avait placé entre elle et Shovaï, mais cela n'empêchait pas le garçon de vouloir disparaître de sa chaise. À plusieurs reprises, pour dévier son attention du cadet, je lançai des conversations avec le détestable aîné des De Carminn. Le politiquement et courtoisement correct ne le retint pas de porter des insultes détournées à Ezilly, Havin et moi. Il fit également quelques réflexions douteuses à Shovaï, auxquelles celui-ci, ignorant tout des conventions, répondit d'une franchise des plus agréables, m'extirpant des sourires admiratifs. Mon nouveau rôle de Roi et la situation tendue du pays m'obligeaient à conserver un certain respect, dont je me passais autrefois. Étant encore débutant dans cet exercice de contenue, je laissais les grandes conversations courtoises à mon épouse. Un mot de trop qui me ferait perdre de cruciaux alliés pourrait faire sombrer Weldriss dans le chaos.
Curieusement, Radley De Carminn fut principalement silencieux, comme s'il était ailleurs. Je compris la raison de son étrange attitude quand, au détour d'une conversation, Hew déclara qu'Apolline, la Duchesse De Carminn et mère d'Havin, était toujours alitée, au plus mal. Je me rappelai alors ce que Tavarez m'avait dit, une semaine avant le retour d'Ezilly : la belle-mère d'Ezilly était gravement malade.
C'est ainsi que sitôt le diner finit, Ezilly et son petit frère, qui semblait n'attendre que ça, se précipitèrent au chevet d'Apolline.
Havin se blottit dans les bras de celle qui lui avait donné la vie, et ce spectacle me fendit le cœur. Autant la pâleur maladive de la mère et les sanglots du fils étaient déchirants, autant assister à cet amour filial me rendait terriblement jaloux. Jamais ma mère ne m'avait enlacé ainsi. Au lieu de cela, elle avait tenté de me tuer.
- Je suis honorée de pouvoir rencontrer le Roi avant de mourir, déclara péniblement Apolline avec un triste sourire.
- Ne dis pas ça, Maman, gémit Havin.
- Mais c'est la vérité, mon enfant adoré. La fin approche et je le sais, je le sens, mais je pars en paix, car j'ai bien vécu. Tu as été le plus beau cadeau que la vie m'ait offert. Sois heureux et je serais une mère comblée, même depuis les étoiles.
Devant les sanglots de cette mère et de son fils, j'eus si mal au cœur que je sentis des larmes dévaler mes joues. J'en fus si surpris que je glissai une main sous mes yeux, pour vérifier. On aurait dit que depuis que j'avais retrouvé Ezilly, je pleurais aussi facilement qu'un enfant. Comme si on avait libéré quelque chose dans mon cœur.
Ezilly aussi sanglotait, elle était très attachée à sa belle-mère, je le savais. Dans un silence pudique, je l'attirai contre moi et elle blottis son visage trempé contre mon cou. Je lui caressai les cheveux, oubliant soudain ma peine et celle qui saturait la pièce, pour ne plus que me concentrer sur sa douleur à elle.
- Votre Majesté, murmura la noble dame sans cesser de serrer son petit dans ses bras, je vous en prie, prenez bien soin de mon fils et de notre Ezilly. Cette enfant a souffert, sous mes yeux, même, et cela restera pour moi un regret éternel de n'avoir pu l'empêcher. Je suis désolée, Ezilly, pleura-t-elle.
- Non, non, fit cette dernière en se dégageant de mes bras pour s'agenouiller près de la malade, Apolline, vous n'y êtes pour rien, non, vous n'avez aucune excuse à me faire, vous avez été là pour moi, vous avez été... Apolline...
La belle femme serra son fils et sa belle-fille fort dans ses bras, du plus fort qu'elle le put, je le vis dans l'énergie qu'elle y mit.
Dernier regain de force.
Déjà, son regard révélait qu'elle était à mi-chemin entre la terre et le ciel.
Avant qu'il ne soit trop tard, je lui jurai que je veillerais sur Havin et Ezilly. Elle me remercia d'un clignement de cils. Puis elle ferma les yeux à jamais.
Havin hurla à sa mère de rester avec lui.
Ezilly supplia Apolline de se battre encore un peu.
Et silencieux, je ne pus qu'observer avec respect ce corps que, je le savais, la vie avait déjà déserté.
Après de longues heures de pleurs, où je pus découvrir un Radley De Carminn totalement détruit, Ezilly me rejoignit au-devant du parc du manoir. Droit et raide, je laissais mon esprit dériver vers l'horizon brûlant d'un magnifique coucher de soleil.
Mon épouse se posta à côté de moi, silencieuse. Elle avait les yeux aussi rouges que le ciel.
- C'était une noble dame, déclara-t-elle doucement. Elle est partie aussi gracieusement qu'elle a vécu.
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