20 - Face à Elle
~ Ezilly ~
Un peu plus tôt...
Cela ne faisait que quelques heures que j'étais de retour au Palais, et j'étais déjà dépassée par toutes les tâches qui m'incombaient. J'avais dû repousser nombre de mes obligations, préférant me concentrer sur l'important : accompagner Havin au manoir familial, honorer mon rendez-vous avec la Princesse Mélodie, et enfin, m'occuper de la promesse faite à mes amis de Malaï.
La première de ces missions s'était révélée une terrible épreuve – et sans doute erreur. La vie au logis des De Carminn était devenue insoutenable, non plus seulement pour moi. La famille paraissait fracturée en deux camps : les avides et les effacés. Dans le premier, on retrouvait bien évidemment Hew, suivi de la plus âgée des sœurs, Husni – cette dernière, déjà détestable il y avait quatre ans, était aujourd'hui une véritable garce. Le second clan était composé de ma chère belle-mère Apolline, Holly – désormais le souffre-douleur de ses deux aînés – et enfin Havin, qui était lui la cible de la haine du reste de la fratrie. Quant à Radley, étonnamment, il se situait quelque part entre les deux, pris par ce qui me semblait être de l'affection pour sa femme et Havin, et son rôle de chef de famille. Toujours était-il que l'ambiance était difficile à supporter, dans cet environnement oppressant et empoisonné.
Puisque je n'avais pas eu l'honneur de retrouver cette chère famille la veille, nos retrouvailles s'étaient faites à cette occasion. Sans surprise, Hew avait pris un malin plaisir à me tourmenter, profitant de ma présence occasionnelle pour varier ses cibles habituelles, Holly et Havin. Lorsque mon petit frère et moi-même avions pénétré dans le grand salon, chacun des membres de la famille – à l'exception d'Apolline – était assis sur des fauteuils et sofas. Aucun de s'était levé.
- Havin, tiens, avait fait mon père comme s'il avait tout juste remarqué son absence. Et toi.
Ce dernier mot avait été prononcé avec tant de froideur et de mépris que je n'avais pas réalisé tout de suite qu'il me désignait.
- Bonjour, Père.
J'avais eu l'intention de parler haut et fort, mais ce qui était sorti de ma bouche n'avait été qu'un murmure.
Notre visite avait été courte. Sitôt ces quelques mots secs échangés, Havin et moi nous étions précipités au chevet d'Apolline.
L'élégante dame parut bien mal en point. Fiévreuse, elle put à peine reconnaître son propre fils. Devant son état inquiétant, Havin avait laissé quelques larmes. Pour ma part, j'avais été bouleversée de la retrouver ainsi, après quatre ans. Selon Radley, la cause de mal était inconnue.
Ce qui n'était pas forcément bon signe.
Lorsqu'était venue l'heure de rentrer, nous avions à nouveau frôlé la crise familiale.
- Tu ne franchiras pas cette porte, Havin, avait grondé Radley.
- Le Prince, futur Roi de surcroit, a réclamé la présence de mon frère au Palais, avais-je renchéri.
- Ce n'est pas ton frère.
Je m'étais tu un instant, tentant de ne pas montrer à quel point ces mots m'avaient fait mal au cœur.
- Allez-vous défier l'autorité de la couronne ? De plus, je suis la Reine en devenir, il me semble que vous me devez plus de respect que cela, Monsieur le Duc, avais-je sifflé pour lui rappeler que son rang était inférieur au mien. Quoi qu'il en soit, Havin rentre au Palais avec moi.
Radley n'avait pas opposé plus de résistance, et cela m'avait étonné ; mais en montant dans la berline, la noirceur de son regard était telle que j'avais compris, à cet instant, que mon acte de rébellion ne resterait pas impuni.
Sur le chemin du retour, le soulagement avait été si grand pour Havin qu'il l'avait assommé, littéralement, et le petit bonhomme s'était endormi tout contre moi, la tête sur mon épaule, ses boucles blondes contre mes joues. Mon cœur s'était empli de tout l'amour fraternel que je n'avais pu éprouver pour lui depuis quatre ans, et j'avais trouvé cela délicieux.
Je soupirai face au miroir. L'après-midi était là, et l'heure de ma confrontation aux allures de goûters entre amies avec Mélodie approchait. Je m'étais faite la plus belle possible, m'autorisant tous les fastes que j'exécrais d'habitude, dans le seul objectif de surpasser la Princesse Hoslowarde, mais je savais bien que je ne serais jamais à la hauteur d'un tel condensé de perfection. Enfin, Ezilly, me grondai-je aussitôt. Depuis quand es-tu si défaitiste ? L'assurance est la plus jolie des coquetteries, tu le sais.
- Allez, courage, murmurai-je à mon reflet.
Je sortis de la chambre – celle de la Princesse, que j'occupais déjà quatre auparavant – d'un pas sûr, faisant bien claquer mes escarpins pour me donner du rythme. Je traversai mon salon, un boudoir, puis me retrouvai enfin dans la pièce qui représentait le cœur des appartements de la famille royale. Le garde qui attendait devant me salua, puis ouvrit la porte.
Je fus malgré moi éblouie en découvrant ma rivale. Mélodie De Hosloward semblait encore plus jolie que la veille : sa longue cascade de boucles blondes, à la lumière du jour, brillait du même éclat que la sculpture en or d'anges qui ornait la cheminée du cabinet, à l'instar de sa multitude de bijoux et des dorures de sa robe crème. En me voyant approcher, elle se mit debout et inclina gracieusement le menton avec un « Votre Altesse » en velours, que je le lui rendis par simple courtoisie. Comment faisait donc cette fille pour être toujours aussi superbe ?
- Comment est la vie depuis votre arrivée ? Je suppose que cela doit vous paraître étrange, après tant d'années d'absence, fit Mélodie dès que nous nous fûmes rassises.
- Je suis bien aise d'être enfin de retour à la maison, mentis-je avec un grand sourire.
- Parlez-moi un peu de vos voyages. Je vous envie tant, moi qui ne suis jamais allé plus loin que Weldriss... Quelles merveilles avez-vous bien pu découvrir ?
Le cruel froid de l'hiver qui paralyse les membres, et le brûlant soleil qui mord la peau et assomme le corps, lorsqu'on travaille tout au long de l'année au bord de la rivière... La misère, la mort qui te regarde droit dans les yeux, la maladie qui déchire les chairs, la faim qui creuse le ventre et les joues, pour ne réduire plus qu'à un squelette mourant... La douleur de vivre avec le deuil à la place du cœur, de voir un enfant mourir de la famine dans ses bras sans que l'on ne puisse rien faire pour le retenir à la vie... De mentir à ses amis et à tous, de ne jamais revoir sa famille, son pays ou sa maison, de tout faire pour oublier tout ce qu'on a été, et tout cela pendant quatre ans... Ce type de merveilles.
- J'ai été si loin que je sais que jamais je n'y retournerai jamais, déclarai-je d'une voix grave. J'ai rencontré des Rois, des Reines, mais aussi des Empereurs, des Sultans, et tant de gens que les visages et noms s'échappent déjà de ma mémoire. J'ai marché dans le désert de Hiwli, traversé les montagnes qui longent le royaume de Gobalt, vogué sur les flots de la mer Athesine... Oh, ma chère, je pourrais vous conter mes voyages toute la nuit que je n'aurais toujours pas fini.
Je pinçai les lèvres, fixant son visage dans la crainte d'apercevoir l'ombre d'un doute. J'avais toujours été douée pour raconter des histoires, et après ces quatre ans, je croyais pouvoir être déclarée reine des leurres, mais face à cette fille, ma confiance en moi avait une fâcheuse tendance à dégringoler abruptement. Pouvait-elle décerner les mensonges dans ma voix ?
Heureusement, elle m'offrit un grand sourire – qui avait dû en faire tomber plus d'un – et me dit que j'avais beaucoup de chances d'avoir tant voyagé. De la chance, mon œil.
- Ne pas être aux côtés de Wyer ne vous a-t-il pas manqué ?
Je serrai les dents. Elle touchait la corde sensible, mon point le plus douloureux. S'il m'a manqué ? Si elle savait...
Encore une fois, elle l'appelait par son prénom, et je ne pus m'empêcher de me demander à quel point elle s'était rapprochée de lui. Avant même que je ne quitte le Palais, elle semblait déjà lorgner mon mari comme une proie bien fraîche qu'elle n'attendait que de dévorer. À mes yeux, cette Princesse était un fauve, et je n'étais qu'un chat face à elle.
Je n'ignorais pas que les coutumes les plus ancestrales de Weldriss voulaient que le Roi ait plusieurs femmes, plusieurs Reines. Cela ne s'était pas reproduit depuis des années, notamment avec le précédent Roi, car son épouse était l'héritière Hoslowarde, et avait de ce fait une fonction si importante qu'il ne pouvait pas risquer de vexer un puissant allié comme Hosloward pour un second mariage. Mais s'il le désirait... Rien n'empêcherait Wyer d'écarter une fille de Duc, pour une Princesse.
- Wyer fut la raison de mon retour, répondis-je doucement, contenant de toutes mes forces ma jalousie et ma peur. Sa présence est pour moi vitale... Ces quatre ans, bien que remplis de merveilles, furent également grandement douloureux.
C'était la première chose que je lui disais de l'après-midi qui n'était pas un mensonge.
Nous poursuivîmes ainsi notre conversation, et étonnamment, cela ne fut pas aussi difficile que je m'y attendais. Mentir, je savais faire. Après deux heures de sourires factices et de faux semblants, je décidai de prendre congé de cette charmante compagnie et lui annonça aimablement que je serais ravie de réitérer cette expérience. Elle fit de même, puis nous nous quittâmes sur ces entrefaites.
Je me précipitai aussitôt dans les couloirs, en quête des bureaux du Palais – ou devait se trouver Wyer en ce moment même – mais ce n'était pas lui qui m'intéressait. Il me fallait dégoter un ministre, ou quelqu'un d'influent, ce qui s'annonçait compliqué, étant donné que je ne connaissais personne parmi ceux qui assistaient le Roi.
Je m'avançais dans les longs couloirs du Palais, quand je croisai, en sens inverse, une jeune domestique qui me dévisageait avec un tel regard rond d'étonnement que je la questionnai gentiment sur la raison.
- C'est que, Votre Altesse, on m'a demandé de prévenir Son Altesse le prince que vous étiez souffrante... Alors vous me voyez bien surprise de vous trouver ainsi...
Je fronçai les sourcils, ne comprends tout d'abord pas pourquoi je serais malade. Puis je réalisai une chose importante. Nous étions au Palais, dans une période critique de transition, de changement de couronne. Et durant ces périodes, les héritiers étaient toujours en danger de mort.
Je plantai là la pauvre jeune femme et fis demi-tour en courant, retroussant ma robe pour aller plus vite, sous les regards éberlués de ceux que je croisai dans les corridors. Peut-être que je n'avais strictement aucune raison de m'inquiéter. Après tout, Wyer prendrait-il la peine de venir si j'étais réellement malade ? Je n'étais plus sûre de rien, le concernant. Alors pourquoi la peur me serrait-elle le cœur comme un étau de fer ?
J'ouvris toutes les portes qui se présentèrent devant moi sans réfléchir, et me précipitai dans ma chambre. Personne. Je lâchai un soupir essoufflé, et retraversai le grand salon pour rejoindre cette fois la chambre royale. En voyant la porte entrouverte et en entendant un grognement, je sus que j'avais atteint la bonne pièce.
Mais surtout que mon mauvais pressentiment était juste.
- Wyer, soufflai-je.
Je ne pus dépasser le pas de la porte, figée par ce que j'avais devant mes yeux.
Wyer avec une arme braquée sur son front.
Un coup de feu partit, et je crus que mon cœur allait exploser.
Et la seconde d'après, l'assassin était mort.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro