2 - Cette Douleur
~ Wyer ~
J'avais mal.
Je ne savais ni où, ni pourquoi, mais j'avais mal. Un frisson glacé me traversa, tandis que je me sentais brûler d'une fièvre insolite. J'ouvris difficilement les yeux. Avant de les refermer aussitôt. Une lumière éblouissante m'aveuglait.
Je me cachai le visage et me redressai. Lorsqu'une fois debout, j'osai rouvrir les paupières, je reconnus tout de suite l'endroit où je me trouvais : la grande salle de réception du Palais. La lumière qui m'aveuglait provenait des grands lustres pendant du plafond. L'immense salle, haute et entourée de balcons, était toute en dorures et somptuosités.
Mais quelque chose était différent.
Peut-être était-ce la lourdeur de l'air, l'odeur pénible mais indéfinissable qui planait, ou tout simplement les élans de douleur qui me transperçaient... Mais je sentais qu'il y avait un problème. Un mauvais présentiment me saisit, et sans savoir pourquoi, je me mis à paniquer. Je tournai sur moi-même, cherchant ce qui n'allait pas dans cette pièce pourtant si normale. Ma vision devint floue. J'avais de plus en plus mal et l'angoisse qui m'envahissait peu à peu me faisait perdre toute pensée lucide... Immobile au centre de cette pièce, sans raison, j'étais en proie à une crise de panique.
C'est alors que je sentis deux bras fins se nouer autour de ma taille et une tête se poser contre mon dos. Je me figeai, et une immense vague d'émotion submergea mon cœur. Ma frayeur s'évapora dans l'air aussi rapidement qu'elle était venue. Ces mains pâles et délicates... Je ne les avais pas vues depuis des années, mais elles m'étaient familières : leur douceur était gravée dans ma mémoire.
C'était elle.
Je me retournai, et son magnifique regard bleu se posa pour la première fois depuis une éternité sur mon visage. Mes mains tremblaient lorsque j'effleurai le sien. Le bonheur qui me brûlait la poitrine était si fort que j'en avais presque mal... Elle m'avait tant manqué.
Elle était toujours la jeune fille de quatorze ans que j'avais connue. Je la dépassais à présent de plusieurs têtes. Son visage, sa taille, son corps, rien n'avait changé.
Ce qui était impossible.
Je compris alors que je rêvais.
- Wyer, qu'est-ce qui ne va pas ? me demanda-t-elle de sa douce voix qui fit trembler mon cœur.
La boule d'émotion qui pesait dans ma gorge m'empêchait de parler. Je la contemplais, elle et chaque détail qui la composaient, et je n'arrivais pas à m'en lasser. Elle était belle, oui, mais à mes yeux, elle était des millions de minuscules particules de beauté, d'amour et de bonheur. Elle était tout ce que j'avais eu dans mon obscure vie.
Je finis par réussir à murmurer :
- Tu me manques.
Elle sourit en caressant mes joues, qui sans que je ne m'en rende compte, étaient devenues humides.
Et soudain, je ne sentis plus le contact de ses doigts sur ma peau, et j'eus froid. Elle continuait de sourire, mais elle s'éloignait. Je ne bougeais pas, elle ne reculait pas, mais pourtant elle s'éloignait. Et je ne pouvais rien faire ; elle s'éloignait.
Je tendis le bras vers elle, tendant mon corps pour la rejoindre, seulement, je restais immobile. La pièce devint sombre. Je me mis à crier. Et le rêve se mua en cauchemar.
Alors qu'elle commençait à disparaître de mon champ de vision, un cri strident retentit, et je me pétrifiai. Elle était de nouveau face à moi, mais trop loin pour que je puisse intervenir.
Tout mon sang se glaça. Derrière elle, la main armée d'un poignard passé sous son cou, Gray ricanait. Ezilly paniquait, criait, et sous mes yeux horrifiés, le tueur à gages grava une longue entaille rouge dans sa peau tendre et blanche. Les hurlements de la jeune fille résonnaient dans la grande pièce, qui était devenue rouge de sang. Puis le meurtrier s'écarta d'elle, et un fouet apparut dans sa main. Avec un sourire malsain, il se mit à frapper Ezilly, qui n'était plus que larmes et douleur. Impuissant, immobile, je n'arrivais même plus à crier.
Son regard bleu ensanglanté et luisant de larmes se braqua sur moi.
Avant qu'un ultime coup la fasse s'écrouler, et qu'elle rende son dernier souffle.
C'est ainsi que je vis celle que j'aimais plus que tout au monde mourir sous mes yeux.
- Ezilly !
Mes yeux fous tentèrent de se repérer dans la pénombre de la pièce. Je haletais, et les images de mon cauchemar défilaient en boucle sous mes paupières. Je gémis, pressant mes poings sur mon visage. Je restai longtemps ainsi, et lentement, je réussis à calmer mes spasmes, mon souffle hagard, et à chasser les visions d'horreur qui me hantaient. Je faisais rarement des cauchemars ; mais tous se déroulaient de la même manière. J'assistai à la mort de ma femme.
J'essuyai rageusement les larmes qui finissaient de dévaler mes joues. J'avais profondément enterré ma douleur au fond de moi, et aucune larme ne franchissait la barrière de mes yeux, depuis ce jour-là. Mais chaque fois qu'elle apparaissait dans mes rêves, je me réveillais dans cet état. À croire que mon inconscient brisait toutes mes défenses, pour relâcher la pire de mes souffrances.
J'avisais le verre en cristal et son liquide rougeâtre auquel je n'avais pas touché. Je le saisis et l'avalai cul sec, avant de le plaquer sur le bureau. Puis je me resservis. Le niveau de la bouteille diminuait rapidement. Mais peu importait le nombre de fois où je vidai mon verre ; je restais toujours atrocement lucide.
- Bon sang, jurai-je, à quoi sert un vin s'il ne rend pas saoul ?
Je me redressai, la rage montant en moi, et jetai la bouteille dans un coin de la pièce. Je l'observai se fracasser sur le sol en marbre avec un sentiment de satisfaction, vite chassé par les images de mon cauchemar qui revenaient. Je secouai la tête, me forçai à penser à autre chose, mais encore et toujours, je revoyais Ezilly mourir. Je me mis alors à hurler.
J'étais en train de devenir fou.
La main sur les yeux, comme si cela pouvait me protéger de mon cauchemar qui se poursuivait sous mes paupières, je titubais dans la pièce. Une porte claqua. De mon regard flou, je parvins à distinguer un ministre du Roi, un certain baron Du... Il n'était pas assez important pour que je retienne son nom, mais je savais que comme tous ses confrères, je ne le portais pas dans mon cœur.
- Votre Altesse, bredouilla-t-il d'une voix blanche. Êtes-vous souffrant ?
- Je ne me souviens pas vous avoir permis d'entrer ! criai-je avec hargne.
- Monseigneur, c'est que... tremblota-t-il. Je crois que vous êtes saoul.
- Moi ? Je suis saoul en ce moment ?
Je ricanai, et je vis à ses yeux terrifiés qu'il venait de réaliser que je n'avais plus toute ma raison. Je devais avoir le regard d'un dément.
- Non, grondai-je. Je suis affreusement lucide !
Et pour la première fois de ma vie, j'aimerais ne pas l'être.
Dans ma tête, je voyais encore et toujours les yeux bleus d'Ezilly, pleins de désespoir et de larmes, qui me fixaient. Puis tout son corps qui s'effondrait, sans vie.
Je m'approchai du pauvre homme, les poings serrés, et il s'agenouilla, soudain inquiet pour sa vie. De ma main tremblante, je l'attrapai à sa fraise et le haussai au niveau de mon visage.
- Votre Altesse...
- Savez-vous ce que c'est, M. le Baron, de vouloir oublier quelque chose au point qu'il serait préférable de mourir ? Avez-vous déjà tant souffert dans votre vie, qu'il était certain que vous ne vous réveillerez plus jamais ? Avez-vous déjà aimé jusqu'à en mourir ? hurlai-je.
Je m'arrêtai, à bout de souffle. Le vieil homme, écarlate, paraissait au bord de l'évanouissement. Je le relâchai, réalisant qu'étouffer un ministre n'était pas une très bonne idée en ce moment.
Je reculai de quelques pas. Rien ne semblait me calmer... Et à vrai dire, je ne savais même plus si j'en avais envie. Je passais mon temps à prendre sur moi, ignorer ma douleur pour me concentrer sur l'essentiel ; mais il arrivait un moment où mon trop-plein de souffrance devait exploser. Je ne pouvais plus faire semblant.
D'un geste de fureur, je saisis l'innocent verre posé sur mon bureau, et lui fis subir le même sort que la bouteille. Le baron me dévisageait, véritablement terrorisé. Quant à moi, ma crise de rage n'avait aucun effet sur mes visions d'horreur ; mais cette vaisselle brisée au sol me soulageait un peu. J'avais parfois l'impression d'être le seul, jour après jour, à être détruit... Alors détruire à mon tour m'apportait un sentiment de justice.
Je n'eus même pas un dernier regard pour le baron, et ma cape à la main, je franchis la porte. Mon visage avait repris son habituelle froideur. Rien n'indiquait la tempête qui bouillait toujours à l'intérieur de moi. C'était cela, la vie à la Cour : savoir remettre son masque à chaque instant, même au plus terrible et douloureux. Je connaissais par cœur cet exercice, puisque j'avais toujours vécu ici.
Je déambulai, le regard vide, sans aucune conscience de ce qui m'entourait.
Je ne sus même pas comment j'arrivai dans la chambre d'Ezilly.
Je marchais d'un pas raide dans les couloirs, puis l'instant d'après, j'étais recroquevillé entre son armoire et son grand lit à baldaquin.
La pièce avait depuis longtemps perdu son odeur. À vrai dire, je refusais qu'une autre personne que moi entre ici. Ses bijoux étaient toujours sagement posés sur sa coiffeuse ; les bougies à moitié consommées du chandelier avaient durci, mais continuaient de veiller sur la table de chevet, et ses robes l'attendaient patiemment depuis des années dans la grande armoire. Mais il ne restait plus aucune trace indiquant qu'elle avait réellement vécu ici, et il m'arrivait, certains jours, de penser qu'elle n'avait été que le fruit de mon imagination... Heureusement, ou peut-être malheureusement, mon souvenir d'elle était toujours terriblement clair dans ma mémoire.
Il me restait seulement l'alliance, qui n'avait pas quitté mon doigt une seule seconde depuis qu'elle était partie. Ce bijou était mon plus cher trésor.
La seule chose qui me prouvait que j'avais un jour été marié à celle que j'aimais plus que tout.
Je relâchai lentement la tension de mon corps, et fermai les yeux. Je laissai ma tête rouler sur le drap. La joue blottie contre le doux tissu en soie, je m'imaginais sentir encore son odeur sur la couverture. Et doucement, ma colère et ma peine se firent légères, à un poids raisonnable, assez pour que je puisse continuer de les porter sur mes épaules sans me courber de douleur.
Lorsque le rythme de mon cœur fut revenu à la normale, je me redressai légèrement, et me tournai vers le coffre de bois laqué qui encadrait le lit, d'un joli blanc crème orné de dorures. Je glissai ma main vers l'intérieur, la partie la plus basse qui était cachée par le traversin, et mes doigts rencontrèrent une petite entaille depuis laquelle ressortait un fin ruban. Je tirai dessus, et un carré de bois céda, révélant une cavité secrète.
Lorsque j'en sortis ma main, elle tenait une belle boite rectangulaire. Je caressai avec douceur les reliefs en argent qui la décoraient. Puis enfin, après une longue respiration, je l'ouvris.
À l'intérieur se trouvaient des dizaines de lettres. Les plus vieilles, au fond, étaient usées et les pliures, à certains endroits, se déchiraient presque. J'avais tant lu et relu ces lettres que j'aurais pu les réciter les yeux fermés. Mais quand mon cœur me faisait trop mal, et que la solitude se faisait écrasante, parcourir du regard la petite écriture italique d'Ezilly me réconfortait plus que tout autre chose. J'effleurais ses mots avec tendresse, embrassais les quelques tâches rondes qui les parsemaient parfois, traces de larmes qui s'étaient échappées de ses yeux... Et il me semblait alors qu'elle était là. Que je n'étais plus seul.
J'ouvris délicatement la dernière lettre, et lus lentement, tout en caressant le papier comme s'il s'agissait d'un trésor.
« Wyer,
Bientôt, je vais avoir dix-huit ans. Toi aussi.
Depuis que je suis partie, je n'aime plus ce jour. Il me rappelle nos quinze ans que nous aurions dû fêter ensemble. Comme toutes les années suivantes. Dix-huit ans... J'entends les gens du village me dire que je serai bientôt une femme. Mais qu'est-ce qu'une femme, Wyer ? Depuis que l'on m'a arrachée à ma vie à la ferme, j'ai laissé derrière moi mon enfance. Puis, à la Cour, je n'avais guère de place à accorder à une adolescente, coincée cette Princesse qu'était Ezilly De Welborn. Alors pour moi, être une femme ne veut rien dire... Être adulte, c'est abandonner l'innocence de son enfance ; alors peut-on dire que je suis adulte depuis mes quatorze ans ?
Si tout cela s'était passé autrement, tu serais devenu un homme, toi aussi. Je suis certaine que tu aurais été heureux d'enfin avoir la taille de te battre avec les plus grands de tes soldats. Tu ne rêvais que de ça : être le plus fort de tous, pour que plus personne n'ose te défier.
Si tout c'était passé autrement, peut-être aurions-nous fait une de ces grandes réceptions que tu détestes tant, avec des feux d'artifice et un grand bal ? Ou bien nous nous serions échappés durant la nuit, par le balcon, et chevauchant Onyx, nous nous serions enfuis pour une journée. N'est-ce-pas ? Tu m'aurais entraînée en pleine nature, et seuls tous les deux, nous aurions fêté notre anniversaire. Et nous serions devenus des adultes ensemble.
Je vais devoir devenir une adulte tout seule. Cela me vexe, tu sais, de me dire que tu auras éternellement quatorze ans. J'ai horreur du temps qui passe car il me fait vieillir... Il m'éloigne de toi, un peu plus chaque seconde.
Je dois détenir le record de la plus jeune veuve du monde. N'est-ce-pas hilarant ? Pour quelqu'un qui a été torturée pour être forcée à se marier, se retrouver veuve quelque mois plus tard est une ironie du sort.
J'aimerais te dire que je vais bien, que je vis heureuse... Mais je n'ai pas le courage de te mentir, Wyer.
Il y a trop de choses que je regrette, tant de mots que je ne t'ai pas dit, et maintenant que tu n'es pas là, ces mots pèsent douloureusement sur mon cœur. Alors, je ne te mentirai plus. Je serai sincère avec toi.
Même s'il est trop tard.
Et sache que jamais, tant que je vivrai, je ne t'oublierai.
Au revoir, mon Wyer. Et joyeux anniversaire...
E. »
Je fixai longuement la lettre, bien après que j'aie finis de la lire. Les tâches rondes qui marquaient le papier témoignaient de la douleur d'Ezilly. Cela faisait quatre ans, à présent... Et elle ne m'avait toujours pas oublié.
Elle continuait de m'écrire. Bien qu'elle me pensât mort, elle rédigeait et envoyait ces lettres, comme on envoie une prière pour un défunt. Cinq fois l'an, une de ses missives traversaient le monde pour parvenir jusqu'à moi... Et chaque fois, cela me faisait autant mal que sourire.
De nombreuses fois, je lui avais répondu, mais chacune des lettres que j'avais rédigées avaient fini au feu. Je ne pouvais tout simplement pas. Ezilly ne devait plus jamais avoir à faire à la Cour de Weldriss : et j'étais le centre de celle-ci. Alors, plus jamais je ne devais interagir avec elle. De toute manière, pour elle, j'étais mort, et c'était mieux ainsi.
Un grand bruit résonna soudain dans le couloir, et j'eus tout juste le temps de cacher sous le lit la boite et les lettres avant que trois vieux médecins du Palais n'ouvrent la porte à la volée.
- Votre Altesse ! s'exclama l'un d'eux, se pliant en raide révérence.
Ils étaient tout essoufflés, comme s'ils avaient couru pour venir ici – ce qui était sans doute le cas. Ils n'eurent pas besoin de me dire quoi que ce soit : pour que des médecins de cet âge viennent me chercher aussi précipitamment, une seule raison était valable.
Mon père.
Je me redressai brusquement, et me précipitai dans le couloir, les bousculant sur le passage. Une sourde angoisse grondait dans ma poitrine. Je savais que ce jour viendrait un jour ou l'autre. Mais qu'importe le temps que j'avais eu pour m'y préparer, cela ne changeait rien : j'étais terrifié.
Je courus si vite que je faillis glisser une fois la grande porte des appartements royaux atteinte. Les quatre gardes qui gardaient scrupuleusement l'entrée s'écartèrent sans un mot pour me laisser entrer. Mon visage défait et paniqué devait suffire comme explication.
À la porte de la chambre, je m'immobilisai. Je savais à quoi je devais m'attendre. Mais je n'y étais pas prêt pour autant.
Je levai lentement ma main tremblante vers la poignée magnifiquement sculptée de la porte en chêne. Je n'avais pas la force d'affronter ce qui se trouvait derrière. Non, je ne pouvais pas...
J'abaissai la poignée.
Tous les médecins présents dans la pièce s'agenouillèrent. Mon regard terrifié se riva d'abord sur ma mère, repliée sur elle-même, perdue dans sa grande robe, comme une fleur fanée. Son visage avait perdu toute trace de majesté. Elle ne paraissait même plus avoir la force de pleurer.
Puis, lentement, mes yeux se fixèrent sur le grand lit. Je m'approchai faiblement, à pas lourds. Il me semblait que mon esprit avait quitté mon corps. Je n'étais plus en état de comprendre la situation. Ce fut un regard étranger, presque détaché de la scène que je posai alors sur cet homme.
Qui n'était autre que mon père sur son lit de mort.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro