17 - Le Destin de Ceux qui sont Seuls
~ Wyer ~
Je bondis de mon siège.
Les poings serrés de rage et le regard furibond, je fixais cette scène invraisemblable qui se déroulait, telle une pièce de théâtre, juste sous mes yeux. Hew, le frère aîné qu'Ezilly détestait tant, lui faisait un baise-main.
À croire que la Terre était vouée à exploser, ce soir.
Le visage d'Ezilly restait de marbre, imperturbable, mais je la connaissais trop bien pour être dupé par son jeu. Elle devait bouillir de l'intérieur. L'hypocrisie de Hew De Carminn était si évidente que même sans connaître la nature de ses relations avec sa sœur, on devinait qu'il la provoquait à travers son discours trempé d'amour fraternel factice. Je haïssais cet homme, presque autant que son père. Et depuis que j'avais appris qu'il maltraitait le petit Havin, je devais me retenir de lui montrer la couleur de mon propre poing. Celui qui s'en prenait à plus faible que soi n'était pour moi qu'un animal.
- Je suis reconnaissante pour votre sollicitude, Hew, annonça Ezilly d'une voix forte et claire. Je n'en attendais pas moins de mon précieux frère.
J'avais du mal à en croire mes yeux. Autrefois, Ezilly aurait été pétrifiée de se retrouver face à lui. Et voilà qu'à présent, elle répondait à ses provocations avec manifeste. Elle l'avait fait s'agenouiller devant lui.
Je réalisai que quelques regards intrigués s'étaient tournés vers moi quand je m'étais brusquement dressé. Je levai la main pour faire signe à la foule de poursuivre les festivités, et glissai à mon majordome que je ne me sentais pas bien. Je traversais la salle d'un pas raide, les invités s'inclinant tous, sans exception, sur mon passage. Ce ne fut que lorsque j'arrivai en haut du grand escalier que je rivai un dernier regard sur Ezilly.
À cet instant, ses yeux azur croisèrent les miens. Ils tentèrent de s'y accrocher, comme un naufragé à un radeau de fortune, mais je m'y dérobai tel un lâche fui le danger. Et je quittai la salle de réception ainsi, abandonnant mon épouse aux griffes des nobles et de sa terrible famille.
Les gardes qui attendaient derrière la porte me saluèrent puis me suivirent dans le couloir. Bien que je détestais toutes ces manières, cette période d'instabilité était bien trop périlleuse et cruciale pour que je me permette de m'en passer. Alors je les laissais m'accompagner, et réfrénais mon besoin de liberté pour éviter de me retrouver agonisant un pieu dans le cœur, après une attaque-surprise d'assassins. J'étais tellement aux aguets que chaque soir, je m'endormais en me demandant si je rouvrirais les yeux le lendemain. Telle était la vie d'un homme haï de tous.
Au lieu de me diriger vers les appartements royaux, je m'avançai dans la cour intérieure. Quelques nobles y étaient présents, principalement des jeunes amants qui avaient échappé à la surveillance de leur chaperon et qui profitaient de leurs instants d'intimité pour découvrir l'amour. J'eus un rictus en passant près d'eux. Ils étaient si occupés à leurs affaires qu'ils ne me remarquaient même pas. Je passai la grande porte sans qu'aucun des soldats ne me fasse de commentaires. Face à moi s'étendaient les jardins du Palais.
Le soleil n'était pas encore tout à fait couché. L'horizon était couleur de crépuscule et l'astre rougeoyant paraissait renicher à laisser la place à la nuit. Cela me convenait bien : lorsque l'obscurité serait tombée, il me faudrait rejoindre ma chambre.
Ou plutôt la chambre conjugale.
Et je redoutais plus que tout cet instant où je me retrouverais seul avec Ezilly.
Alors que je me dirigeais vers les jardins, une ombre apparut soudain devant moi. Je ne m'arrêtai pas, pensant à un aristocrate un peu trop ivre qui se serait égaré, mais en distinguant la lame qui brillait à la lumière dorée du coucher de soleil, je compris qu'il s'agissait d'autre chose. Je continuai de marcher naturellement vers lui, cependant plus lentement, la main droite glissée sous ma cape pour attraper le poignard que je gardais toujours dissimulé entre ma chemise et mon pourpoint.
- Halte, s'exclamèrent les gardes qui l'aperçurent enfin – avec un cran de retard, notai-je.
Ce qui suivit fut si rapide que le temps d'une seconde, je restai immobile, incapable de me prémunir du danger. Heureusement, je repris mes esprits au dernier instant, et je me tordis en arrière pour éviter la lame qui fusa au-dessus de mon crâne. J'allai répliquer lorsque je découvris le visage de mon agresseur. Le souffle coupé, je figeai ma dague à quelques centimètres de sa poitrine.
- Ça fait longtemps, Altesse, siffla Shovaï.
Avant que je n'aie pu réagir, les gardes s'emparèrent de mon vieil ami, leur épée pointée sur son cou. Je levai la main.
- Laissez-le.
- Mais, Votre Altesse...
- Que je n'aie pas à me répéter, grondai-je. Et déguerpissez.
Je les vis échanger des regards d'hésitations, mais ils finirent par s'éloigner. L'ancien maitre d'armes me faisait face, l'expression hargneuse. Il avait toujours eu un caractère rustre, mais jamais, au grand jamais, son attitude colérique ne m'avait été adressée.
J'avais beaucoup grandi en quatre ans ; mais je remarquai avec une certaine frustration qu'il me dépassait encore. Lui aussi avait bien changé. Il semblait plus... adulte.
- C'est étrange, lâcha-t-il avec un rictus. Vous me paraissez bien vivant. Pourtant, aux dernières nouvelles, ce n'était pas le cas.
- Tu en as déduit que ce n'était pas le cas, corrigeai-je.
Ma voix était froide et dure. Après avec joué le monstre au cœur de pierre avec celle qui éveillait en moi les sentiments les plus puissants qu'il était possible d'éprouver, j'étais bien capable de faire de même avec mon ancien ami.
Un éclair de rage passa sur le visage de Shovaï, et il riva la pointe de son poignard vers le mien.
- Sale enflure. Vous aurez beau me donner les meilleures explications qu'on pourrait inventer pour vous justifier, jamais je ne vous pardonnerais. Vous souvenez-vous ? Est-ce que vous vous rappelez au moins ce que vous avez fait pour Ezilly, tout ce que vous avez sacrifié pour elle ? Vous l'aimiez tellement. Alors comment... Comment avez-vous pu la faire souffrir ainsi ?
Je ricanai.
- Ce n'était qu'une faiblesse de ma part. Dès qu'elle a disparu d'ici, je l'ai oublié.
- Foutaises. Je sais que vous mentez. En réalité, vous êtes juste un gosse à l'esprit tordu qui s'est retrouvé empêtré dans un complot. Tout ce temps, vous vouliez simplement l'éloigner de tout cela, n'est-ce pas ?
Je tiquai, soudain moins goguenard. Comment, après quatre ans, Shovaï faisait-il pour me connaître aussi bien ?
- Vous êtes un lâche, Wyer De Welborn, gronda-t-il. Vous désiriez la sauver, mais vous n'avez fait que l'enfoncer dans un gouffre ténébreux.
J'accusai le coup. Shovaï pouvait penser ce qu'il voulait, l'important était ce qu'Ezilly croyait. Elle devait être convaincue que je la détestais. Sa vie en dépendait.
- Je n'ai que faire de cette fille. Elle est simplement un fardeau, pour moi. Je ne tolère sa présence dans mon Palais que pour faire plaisir à son père.
La culpabilité me tordait le cœur. Plus je devenais cruel et plus je me haïssais.
- Taisez-vous, siffla Shovaï, en levant sa dague au niveau de mes yeux.
- Crois-tu être capable de m'arrêter avec ça ? ricanai-je en refermant mes doigts autour de sa lame.
- Vous avez brisé sa vie, poursuivit-il en appuyant son regard de haine sur moi.
- Et elle ne sera ni la première ni la dernière.
Nous nous affrontâmes en silence. L'espace d'un instant, je nous revis l'épée à la main, du sable de la salle d'entraînement plein les cheveux et les vêtements, nous jetant le même regard de défi. À la seule différence que dans ce regard, il y avait également de l'amitié, et non pas de la haine.
Le sang perlait le long de ma paume au fur et à mesure que la lame s'enfonçait dans ma peau. Le silence du crépuscule était d'ordinaire le moment le plus beau de la journée. Cette fois, c'était le plus cruel.
Et je savais que j'en étais l'unique responsable.
Shovaï retira brutalement son poignard ensanglanté, tandis que de l'autre main, il fit voltiger ma dague. Mû par des réflexes de combattants qu'il avait lui-même formés, je dégainai mon épée pour parer le coup de poignard de mon ancien mentor. Je crus voir un sourire sur son visage, illusion vite brisée par le crochet qu'il m'assena au menton. J'esquissai un rictus en ripostant d'un coup droit au plexus pour lui couper la respiration. Il en fallait plus pour me sonner. Mon épée et sa dague s'entrechoquèrent, entre lourdeur et finesse.
Ce fut néanmoins le maitre d'armes qui eut le dernier mot. Alors que j'esquivais une énième attaque, je me retrouvai cerné par un arbre dans mon dos. Shovaï planta la pointe du poignard sur mon cou, l'arrêtant juste à temps pour ne pas me perforer l'artère. À moins qu'il n'allât plus loin pour éviter de s'empaler sur mon épée, dont l'extrémité caressait sa poitrine.
Il aurait pu me blesser. Pour se venger de toute la cruauté dont je venais de faire preuve. Mais au lieu de cela, il braqua son regard dur dans le mien et fit d'une voix sourde :
- Je vous ai toujours considéré comme un petit frère. Quand vous étiez seul, rejeté de tous, j'ai veillé sur vous. Quand on vous a marié arbitrairement, quand vous êtes tombé amoureux, j'étais là. Lorsque celle que vous aimiez a été menacée de mort, que vous vous êtes sacrifié pour elle alors même que vous la mainteniez dans l'ignorance, tandis que vous souffriez seul – j'ai assisté à tout cela. Et ce fut moi que vous avez chargé de la protéger, lorsque la fin est arrivée. Alors, à présent, Altesse, sachez une chose : j'ai rempli mon devoir, j'ai veillé sur Ezilly, je vous ai été loyal même après votre décès, s'il on peut appeler ça ainsi. Mais c'est fini. Cette enfant est ma famille, maintenant. Et, quelle que fût notre relation, si vous lui faites du mal, je n'hésiterai pas à enfoncer cette lame jusqu'au bout.
Son poignard à la main, il tourna les talons. Alors que j'observais sa grande silhouette disparaître dans la pénombre, j'entendis sa voix une dernière fois :
- Ah, et j'oubliais : à force de prendre toute la souffrance sur vos épaules, vous finirez haï et malheureux. Tel est le destin de ceux qui sont seuls.
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