13 - L'Épouse du Prince Sombre
~ Ezilly ~
- Attendez, arrêtai-je l'homme qui s'apprêtait à sortir de ma chambre. Vous oubliez quelque chose.
Il tourna la tête vers moi, semblant troublé par ma main sur son bras.
Je cessai alors de respirer.
Dans l'étroit espace entre le bord de sa capuche et le foulard noir qu'il portait sur le nez, deux iris au regard d'argent me fixaient.
Avant même que je puisse lui indiquer de prendre le sac qu'il avait oublié au pied de la cheminée, il se dégagea et s'effaça dans le couloir. Je restai donc ainsi, penaude et stupéfaite, debout dans l'embrasure de la porte.
- On aurait dit les yeux de Wyer... murmurai-je à la pièce vide.
Puis je secouai la tête. Je devais avoir eu une hallucination. Comment pourrait-il être ici, à des centaines de lieues du Palais ? Et surtout... Pourquoi le serait-il ?
Je ne devais pas oublier qu'il m'avait exilée de Weldriss.
Je revins sur mes pas, refermant la porte derrière moi, avant de me rasseoir sur le lit. J'étais éreintée. Cela faisait presque une semaine que je passais mes journées à voyager. Malaï et Weldriss n'étaient pas des pays frontaliers : une étroite lande de terre appartenant à Hosloward les séparait. Alors que nous venions tout juste d'entrer sur ce territoire, nous avions essuyé une tempête et nous avions dû patienter un jour entier dans un logis d'un couple âgé de la vieille noblesse, qui avait chaleureusement accepté de nous offrir le gite et le couvert. Nous étions reparti dès le petit matin, mais les chemins étaient boueux et les quelques routes pavées trempées et glissantes, ralentissant considérablement notre trajet. Ces intempéries avaient allongé la durée de notre voyage d'une bonne journée... De quoi aggraver dangereusement mon impatience, qui avait vite réduit en bouillie les nerfs de Sho, sur qui je déversais toute la tension qui m'habitait.
Depuis notre départ de l'orphelinat, j'étais d'une telle fébrilité que j'avais la sensation que le sang de mes veines avait été remplacé par du feu. Shovaï, lui, lorsqu'il avait appris que Wyer était bel et bien vivant, n'avait pas hésité une seule seconde. « Mon esprit ne sera pas en paix tant que je n'aurais pas fait la peau à ce foutu gamin » : c'était ce qu'il m'avait répondu quand je lui avais demandé pourquoi il m'accompagnait au lieu de rester avec sa chère Gloria. Il avait promis à cette dernière de revenir avant les premiers bourgeons du printemps, pour enfin l'épouser. Lui aussi bouillonnait de colère, au point de repousser son mariage... Moi qui le connaissais par cœur, je savais qu'il avait considéré Wyer comme un frère. La mort de son protégé l'avait beaucoup secoué ; et il avait dû garder son sang-froid pour gagner de quoi nourrir le fantôme que j'étais, et s'occuper de moi tout en refoulant sa propre douleur. Mais je savais que malgré toute la rage qu'il éprouvait envers le Prince, la seule raison de son retour à Weldriss était de le revoir.
En vie.
Deux coups à ma porte me sortirent de mes pensées. Je me levai péniblement pour ouvrir, déplaçant tant bien que mal mon corps fatigué.
- Oui ?
- Je suis le domestique chargé des cheminées.
Je dévisageai bêtement le garçon qui me paraissait encore plus jeune moi, lui et sa triste allure, avec son chapeau rapiécé et ses joues sales et maigres.
- Mais... On est déjà venu s'occuper de la mienne, à l'instant.
Il se gratta le menton en fronçant les sourcils.
- Je suis pourtant le seul à faire ça ici, mam'zelle.
Un drôle de sentiment m'envahit, et l'espace d'un instant, je revis le regard argent de cet homme. J'avais tellement besoin de me confier... J'avais dû rêver d'un inconnu aux traits de Wyer, juste pour pouvoir dire ce que j'avais sur le cœur à quelqu'un. J'étais si épuisée : cela ne m'étonnait même plus.
Encore un peu troublée, je le laissai entrer et faire son travail. Mon regard se posa alors sur la fenêtre du balcon. L'avais-je laissée ouverte, tout à l'heure ? Peut-être bien que oui. Ah... Décidément, j'avais besoin de dormir.
Je m'avançai sur le balcon, savourant l'air frais de la nuit. Il faisait étonnement bon.
- Mam'selle... Le feu est déjà allumé.
- Alors vous avez fini votre travail, souris-je.
Il haussa les épaules et sortit sans demander son reste. Je perdis mon regard sur les étoiles.
Après tout... Peut-être avais-je désiré Wyer si fort que je l'avais fait apparaître dans ma chambre.
Le temps d'un rêve.
*°*°*°*°*
- C'est aujourd'hui, Ezilly. Ça va aller ?
Pour la première fois depuis le début de notre voyage, Sho m'avait parlé avec calme. Je le savais pourtant aussi tendu que moi. Les premiers rayons du soleil traversaient tant bien que mal la fenêtre légèrement poussiéreuse de ma chambre d'auberge : c'était l'heure de partir.
- Oui. Ça va aller. Tu le sais, Sho... J'ai vu celui que j'aimais sacrifier sa vie pour moi. Que pourrait-il m'arriver de pire ? lâchai-je d'un rire sec.
Il tourna autour de moi, s'arrêtant un instant dans mon dos pour replacer les bijoux sur mon cou et desserrer un peu cet objet de malheur, le corset, qui m'oppressait la poitrine et me coupait le souffle. Je me retournai vers lui. Il soupira, se tordit les mains.
- Je me sens aussi fébrile que si je m'apprêtais à amener ma propre fille sur l'autel.
Sa phrase n'avait été qu'un souffle. Il me fallut quelques secondes pour la réaliser, tant j'avais peu l'habitude d'entendre Shovaï parler de ses sentiments. Puis une vague de tendresse emplit mon cœur. Je dévisageai ce grand gaillard brun, qui ressemblait plus à un rustre de la ville qu'à un soldat royal, à la mâchoire carrée, mais au cœur que je savais immense. Il n'était pas assez vieux pour être mon père ; et je n'étais pas non plus sa petite sœur, mais il était en définitive, durant ces quatre années passées tous les deux, devenu un des piliers de ma vie. Il était une solide main tendrement posée sur mon épaule pour m'encourager, et prête à me relever par la peau du cou si je m'effondrais. Ce genre de personne... Sans rôle défini, sans lien de sang, juste... Une personne importante, qui était là.
- Je suis déjà mariée...
- Heureusement. Je compte mourir sans que tu ne voies jamais verser de larmes.
Je ris doucement et lui donna un coup taquin à l'épaule, comme si nous n'étions encore que de simples frère et sœur vivant à côté d'un orphelinat.
- Ça ne te ressemble pas d'être si émotif... Est-ce l'idée de revoir Wyer qui te met dans cet état ?
- Silence, morveuse, gronda-t-il tandis que je me moquais gentiment de lui.
Un raclement de gorge brisa notre moment de complicité.
- Je dérange, peut-être ? nous interrompit Havin avec humeur. Il s'agit juste de vous rappeler qu'un Palais entier attend notre arrivée.
Mon petit frère nous dévisagea avec ce qui me sembla une lueur de jalousie dans le regard, avant de tourner les talons et de repartir aussi vite qu'il était venu.
- On arrive, Havin ! Suis-je vraiment jolie, comme ça ? ajoutai-je à l'intention de Sho. Ne lui ferais-je assurément pas honte ? Es-tu certain que...
- Tu es magnifique. Tu aurais pu rester en souillons, tu aurais été toute aussi parfaite pour Wyer... Tu sais bien qu'il ne se soucie pas de ces détails.
- Je ne suis plus sûre de rien, soufflai-je. Je ne l'ai pas vu depuis une éternité. Wyer... Wyer n'est peut-être plus celui que je connais.
Nous nous dévisageâmes dans les yeux d'un air grave. Je n'avais pas besoin de lui expliquer. Au fond de son regard, je vis qu'il craignait la même chose. De ne pas retrouver ce garçon qu'il avait perdu quatre ans auparavant, mais un inconnu corrompu par le monde pernicieux et fourbe qu'était la Cour de Weldriss...
Je finis par me détourner sans rien ajouter. Je saisis mon unique sac, et sortis de cette chambre, Sho sur les talons. Lorsque nous montâmes dans la magnifique calèche royale, j'avais l'esprit fiévreux, le cœur malmené par ce mélange de hâte et de nervosité. Sho referma la porte derrière lui, et se tortilla pour faire rentrer son grand corps dans l'étroit habitacle, avant de se laisser tomber sur le fauteuil aux côtés de mon petit frère, qui lui lança un regard mauvais. Je souris en les observant tous les deux. Le cocher héla les chevaux, et la diligence se mit à avancer, entraînant tout le convoi derrière elle. C'était le dernier voyage.
Dans quelques heures, je serais aux côtés de Wyer.
La route fut un supplice. Un silence pesant régnait dans l'étroit espace de la voiture. Mes deux « frères », qui avait pourtant plus de dix ans de différence, ne cessaient de se jeter des regards noirs et de grogner parce que l'un avait effleuré l'autre durant une embardée de la calèche. Quant à moi, le nez collé à la vitre, j'étais bien trop occupé à détailler le moindre buisson que nous croisions. Weldriss. Pendant toutes ces années, j'avais tout fait pour ne pas penser à mon pays maternel et oublier tout ce que j'avais vécu ici. Mais à présent que je savais que la mort de Wyer n'était qu'un mensonge... Revoir mon royaume ne me faisait plus souffrir. Au contraire. Alors que nous passions villages et chemins, je réalisais à quel point j'avais le mal du pays.
- J'ai tellement hâte de retrouver Tante Délia et Yas... Oh, et puis ma petite jument Mythe, aussi. Enfin, petite... Elle doit être plus âgée que moi aujourd'hui. Peut-être est elle-même maman... Et Yas, elle n'est pas mariée, tout de même ? Elle disait toujours que la gent masculine était à la femme ce que le mord était à un cheval, qu'il valait mieux rester vieille fille que de s'enfermer dans la tour dorée d'un époux. Et puis je me demande ce qui est arrivé à monsieur Gévindor... C'était mon professeur, au Palais. Il était très gentil avec moi, et il jouait tel un comédien de théâtre pour m'aider à apprendre mes leçons ! Je me souviens d'une fois où il avait...
Je poursuivis mon monologue sans même me demander si les garçons m'écoutaient. Je ne voulais qu'une seule chose : oublier la peur qui me tiraillait les entrailles. Et parler sans queue ni tête m'y aidait un peu.
Je finis par me taire, trop nerveuse pour articuler le moindre mot. Ma gorge était sèche et j'avais mal au ventre.
- Dis, Ezilly... fit Havin d'une voix basse. S'il te plait... Pourras-tu empêcher Père de me ramener à la maison ?
- Eh gamin, répliqua Sho. Ne crois-tu pas que ta sœur a des choses plus graves dont elle doit s'occuper ?
- Je le ferai. Je te le promets, Havin. Aussi longtemps que je serais en vie, je ne te laisserai pas retourner dans cette maisonnée.
Sho leva les yeux au ciel et Havin esquissa un sourire, perçant son visage habituellement grognon.
- J'espère que tu vivras longtemps, alors.
Nous échangeâmes un rire complice qui calma un peu les nœuds de mon estomac.
Lorsque l'immense silhouette sombre du Palais se découpa sur le gris du ciel, j'eus l'effrayante sensation que mon sang durcissait comme du métal froid, me paralysant toute entière. C'est endroit était à la fois symbole de peur et d'amour, pour moi. Dans ma poitrine, mon cœur battait si fort que je craignais qu'il se décroche.
Le convoi s'engagea dans la ville, et un malaise me saisit. Seuls les grincements des roues de la calèche et le claquement des sabots des chevaux brisaient le silence. Un silence de mort, froid et pesant. La capitale paraissait déserte.
J'échangeai un regard avec mes frères, et je sus qu'ils sentaient également cette ambiance étrange.
- Il n'y a personne, constata Havin.
- Auparavant, les villageois auraient préparé une fête pour escorter le convoi royal, soufflai-je.
- Ce n'est pas qu'il n'y a personne. C'est que nous ne sommes pas les bienvenus ici.
La voix de Sho, et ses mots me glacèrent le sang. En rivant à nouveau mon regard sur la vitre de la calèche, je remarquai alors les yeux cachés derrière les volets fermés des maisons, les enfants des rues camouflés dans le décor, et tous ces gens qui nous observaient avec frayeur, comme si nous étions le danger en personne qui s'approchait.
C'est alors que je compris. Pour eux, pour tous, ce convoi ne représentait pas le retour de la Princesse.
Mais plutôt le retour de la femme du terrifiant héritier de la couronne, celui que tous craignaient comme un monstre sorti tout droit d'un cauchemar.
Ici, je n'étais plus la gentille Hortensia... J'étais l'épouse du Prince Sombre de Weldriss.
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