10 - L'Arène
~ Wyer ~
Le regard rivé sur le gras de la table qui brillait à la lumière des bougies, je montai ma pinte de bière à mes lèvres. L'Auberge de l'Ombre Blanche était inhabituellement silencieuse. L'atmosphère était pesante, l'air saturé de relents d'alcool, et bien que le vent glacial s'engouffrant sous la porte refroidissait la salle, j'avais l'impression d'étouffer. Je rabattis les bords de mon chapeau sur mes yeux pour masquer mon visage. Il y avait peu de risques, mais on ne devait surtout pas me reconnaître.
- La mort du Roi fait du bien à nos affaires, ricana dans mon dos un homme à la voix râpeuse. Les soldats sont plus occupés choisir leur camp que de courir après les détrousse-bourses...
- Et d'ici que l'nouveau Roi prenne en main le pays, on aura eu le temps de dévaliser tous les coffres-forts de la capitale, renchérit son compère en faisant tourner son couteau entre ses doigts.
- S'il ne se fait pas couper la tête avant !
Ils éclatèrent d'un mauvais rire commun, tandis qu'un rictus étirait mes lèvres. Me faire couper la tête. Quand on voyait la popularité dont je jouissais au sein du Palais... Ce n'était pas hautement improbable.
Seule une semaine était passée depuis la mort du Roi, mais cela avait suffi au pays pour partir en roue libre. La majorité des seigneurs de la Cour avaient fui sur leurs terres, s'ils ne s'étaient pas abrités sous la coupe d'un autre royaume. Les frontières de Weldriss n'avaient jamais été aussi fragiles depuis un bon siècle. La guerre ne tenait qu'à un fil, à un dernier fragment d'alliance... Les pays voisins n'attendaient qu'une seule erreur, qu'un pas de travers de ma part pour s'en prendre à ma couronne et mon royaume. La dernière protection qui me restait était, avec ironie, l'homme que je haïssais plus que tout. Radley De Carminn. Ce monstre qui me tenait lieu de beau-père.
Il y avait une semaine, je m'étais résigné à envoyer une escorte chercher mon épouse. Je savais, grâce aux lettres qu'Ezilly n'avait jamais cessé de m'envoyer, qu'elle résidait non loin de la capitale Malaïenne. À ce jour, le convoi devait enfin être arrivé. Et Ezilly devait avoir appris que j'étais en vie...
À la simple idée qu'elle revienne à Weldriss, mon sang se glaçait. Même si elle me manquait infiniment, j'étais rassuré de la savoir loin de moi, et surtout loin de ce terrifiant Palais et de ces dangers qui composaient ma vie. Il y avait quatre ans, lorsque j'avais pris ce terrible choix de l'éloigner de moi pour la sauver... C'était comme si j'avais passé un voile sur ses yeux, pour la maintenir à jamais dans l'ignorance. J'avais donné tout mon être, tout mon cœur, dans l'espoir qu'elle puisse vivre en sécurité et heureuse. Sans moi.
Je me redressai brutalement, faisant teinter les bouteilles sur la table instable, et y plaquai les trois sous que je devais pour ma bière. En passant près des deux voleurs qui continuaient de se remplir grossièrement la panse, je ne pris pas la peine de dévier ma trajectoire. Le pommeau de mon épée frappa l'épaule de l'un sans même que je ne lui accorde un regard.
- Eh, le bouffon au chapeau, tu m'cherches la guerre ?
Son ton m'arrêta. Lentement, je tournai la tête et rivai mon regard d'acier sur lui.
- Avant même que tu n'aies le temps de te mettre à genoux pour faire tes excuses, le bouffon aura planté la pointe de son poignard dans ton globe oculaire, sifflai-je avec un sourire des plus rassurants.
Je n'étais pas du genre à répondre aux provocations... Mais la pression qui m'écrasait depuis des jours avait fait vaciller la flamme de ma patience. Mes nerfs étaient à vifs : j'avais besoin d'une distraction.
Il bondit de sa chaise, ce qui restait de clair sur son visage rougissant soudain de colère.
- Sale gueux, je vais t'apprendre à causer ainsi à tes aînés !
- Avec plaisir, enflure. Mon épée commençait à s'ennuyer...
Il se jeta sur moi avec un rugissement de rage, renversant des chaises sur son passage. Je l'esquissai avec facilité, sans prendre la peine de dégainer mon arme. Quoi que j'en dise, je n'étais d'humeur à tuer personne ce soir. Et surtout pas un ivrogne qui avait simplement eu la malchance de se trouver sur mon chemin...
Je le fis taire après un simple coup à la nuque, du flanc de la main. Il tituba, sonné, avant de s'écrouler lourdement sur une table qui produit un craquement inquiétant sous son poids. Son compère ricana, pas le moins du monde amical.
- Allons bon, c'est que tu tiens pas bien sur tes deux guibolles, Baudoin !
Baudoin, pensai-je avec un petit rire intérieur. Un nom à coucher dehors...
Avisant ledit Baudoin, j'attrapai sa veste à l'aspect douteux et la tirai vers moi pour le redresser, avant d'épousseter gentiment ses épaules.
- Vous feriez mieux de tenir votre ami en laisse, si vous voulez éviter de le retrouver embroché au bout de n'importe quelle épée.
Sur ce conseil avisé, je tournai les talons et passai la porte de l'auberge avec un sourire fourbe, faisant sauter dans ma main la bourse bien pleine que je venais de subtiliser au brigand. Voler un voleur n'était pas un crime, n'est-ce pas ?
Le couvre-feu était déjà passé, et les rues étaient noires et vides. C'était l'heure la plus dangereuse de la nuit, ce moment où les bandits sortaient de l'ombre pour exécuter tous leurs sales méfaits. Sortir, notamment si l'on était une femme, était suicidaire... Surtout en cette période, alors que la garde royale et les autorités avaient la tête ailleurs.
Je marchais d'un pas lent sur la route déserte, mes bottes battant le pavé irrégulier, brisant le silence glacial de la nuit. Au loin, ombre dans l'obscurité, se dressait le Palais. Cet endroit terrifiant où j'avais passé toute mon enfance, et où j'étais condamné à passer le restant de mes jours. À croire que je n'étais destiné qu'à l'enfer...
Je pris des détours à travers des petites ruelles, retardant au maximum mon retour. Lorsque je passai devant des enfants qui dormaient à même la boue et toutes les immondices couvrant les pavés du trottoir, je m'arrêtai. Je retirai ma cape et les en recouvris, observant avec un mélange de tendresse et de douleur leurs visages maigres et crasseux. Pas un seul d'entre eux ne passerait l'hiver. Le froid n'avait pas de sentiments. Il emportait tous ceux qu'ils trouvaient sans défense.
Lorsque je poursuivis mon chemin, la bourse bien pleine du voleur était glissée dans la paume d'un des enfants endormis.
*°*°*°*°
- Concernant les principaux opposants à votre ascension au trône, nous avons affaire au compté Du Beaumarchais et au duché De Drannonc. Nous pouvons envoyer la garde royale les menacer...
- Du Beaumarchais est d'une vieille noblesse, si mes souvenirs sont bons. Il avait postulé à un poste de ministre, mais n'avait pas été choisi, car il n'a jamais eu grande influence à la Cour. Il doit avoir une rancune profonde envers feu le Roi... Nous allons utiliser ça, décidai-je avec un sourire perfide. Proposez-lui un poste plus haut que celui qu'il désirait : il s'occupera des relations avec les autres royaumes. Il a de nombreux proches et alliés en dehors de nos frontières... On fera d'une pierre deux coups. Quant à De Drannonc... Laissez-le donc. Il résiste, car il espère obtenir des avantages de ma part. Quand il verra que personne ne se soucie de sa personne, il se taira purement et simplement.
Le conseiller me dévisagea, bouche bée.
- Je... Je pensais que vous ne vous intéressiez point aux seigneurs de notre pays...
- Et bien vous pensez mal. Il faut connaître ses ennemis pour les vaincre.
Je me levai du bureau où je travaillais depuis que j'étais rentré de mon escapade, c'est-à-dire depuis le milieu de la nuit, et congédiai mon conseiller d'un geste du bras.
- Vous pouvez disposer. Ah, et faites mander demoiselle Tavarez.
Il s'inclina et se retira, encore surpris. Alors comme ça, « incapable » faisait aussi partie de ma merveilleuse réputation... À ce rythme, la liste de mes défauts serait aussi grande que la plus haute tour du château.
Je me levai et étirai mon corps douloureux, laissant traîner mon regard vide dans l'âtre de la cheminée. Les flammes semblaient naître et mourir en une fraction de seconde, s'entrelaçant comme des amants maudits destinés à disparaître ensemble. Je fermai les yeux, laissant les crépitements du bois m'entraîner dans mes souvenirs. Il y avait longtemps, dans une autre vie... Une jeune fille innocente pleurant sa douleur, un jeune garçon la serrant dans ses bras, bouleversé par les sentiments inconnus qui tourbillonnent dans son cœur, et la cheminée réconfortante d'un logis de montagne veillant sur eux. Savourant le bruit des flammes, j'observai cette image accrochée dans les couloirs de ma mémoire avec mélancolie, comme on admire une peinture dans une galerie d'art. Je donnerais mon âme au diable pour pouvoir remonter le temps. Je me jetterais dans l'obscurité de l'enfer si on m'offrait une seconde de paradis... Mais mon ange à moi ne pouvait m'approcher sans se brûler les ailes.
- Votre Altesse ?
Je sursautai et levai les yeux, réalisant que je n'étais plus seul dans la pièce.
- Tavarez, fis-je avec une esquisse de sourire.
- Voici le repas que j'ai cuisiné à partir des ingrédients du marché de ce matin. Comme toujours, je garantis de ma vie qu'il n'y a aucun pois...
- Je te fais confiance, la coupai-je en prenant le plateau entre mes mains. Merci.
Je me rassis à mon bureau, commençant à manger pour satisfaire mon estomac qui criait famine, tandis que la jeune fille rajoutait du bois dans la cheminée. Ce qu'elle faisait était tout à fait inutile, et elle le savait, puisqu'une domestique était passée un quart d'heure auparavant pour raviver le feu, mais c'était une habitude qu'elle avait prise. Lorsque je lui en avais demandé la raison, elle m'avait simplement répondu : « vous vivez entouré de fauves ; avoir un agneau qui ne vous veut aucun mal dans votre arène apaisera un tant soit peu votre solitude ».
J'avais rencontré cette jeune fille il y avait quatre ans de cela, dans une ferme. Je me souviendrai toujours de la première fois où j'avais entendu sa voix, et pour cause : elle m'avait insulté. Car Tavarez n'était autre que Yasmine, la précieuse cousine de mon épouse – et également celle que cette dernière considérait comme sa sœur.
- Wyer, déclara-t-elle en abandonnant sa place de domestique, reprenant celle de belle-sœur. J'ai quelque chose à vous dire.
- Je t'écoute.
- Avez-vous entendu parler de la disparition de mon cousin, votre beau-frère, le jeune Havin De Carmin ?
Je fronçai les sourcils. Havin ?
- On ne m'avait jamais reporté une telle chose, grondai-je avec une pointe d'inquiétude. Je n'ai jamais eu l'honneur de le rencontrer, mais il était très cher à Ezilly. Qu'en est-il ?
- C'est moi qui l'ai aidé à s'enfuir, me confia-t-elle comme une enfant avouant une bêtise à ses parents. Il est venu me voir il y a une semaine, et m'a appris qu'il se faisait maltraiter par son frère aîné. Alors je lui ai donné de l'argent, et lui ai indiqué de se cacher dans le convoi qui devait aller chercher Ezi... Mais sa mère est très malade et son absence la rend encore plus faible. J'ai peur qu'elle meure à cause de mon erreur...
Je pâlis et me redressai, ignorant mon assiette qui était pourtant si appétissante. L'image de mon père rendant son dernier souffle dans mes bras me traversa l'esprit, et je frémis. Ezilly tenait à cette femme, qui avait été, avec Havin, son seul soutien lorsqu'elle avait été arrachée à sa vie. Elle ne devait pas mourir...
- Je te décharge de toutes tes fonctions. Je me nourrirai par mes propres moyens. Toi, va rassurer cette femme en lui disant que son fils sera bientôt de retour et que le Prince en personne veillera à ce que rien ne lui arrive. Ezilly arrive dans quelques jours, Havin sera sûrement avec elle. Ne t'en fais pas pour ta tante... Je vais lui envoyer les meilleurs médecins de Weldriss, alors ne la laisse pas mourir.
- Merci, Wyer, me sourit-elle avec reconnaissance. Mais vous ?
- Moi ? Et bien... Je crois qu'il est temps que je prépare cette arène à accueillir mon épouse.
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