1 - Cette Vie
~ Ezilly ~
J ~ 2
Je soufflai sur mes mains rougies par le froid dans le mince espoir de les réchauffer. Hélas, l'air devait être à la même température que l'eau, car cela ne me fit aucun bien. Je pliai lentement les doigts, et laissai échapper un gémissement quand ma peau gercée se coupa sous le mouvement. L'hiver était rude ; il l'était pour tous ; mais de toutes les vies que j'avais expérimentées, celle de lavandière était vraisemblablement la plus dure.
Mon corps était secoué de tremblements, et cela ne semblait plus vouloir s'arrêter. J'esquissai un furtif sourire en imaginant les réprimandes qui m'attendaient à la maison. Sho n'aimait pas que je travaille, et cela, quelle que soit la saison. Il disait que ce n'était pas mon rôle. À quoi je répliquai que je n'avais jamais eu aucun rôle nulle part, et que j'étais seulement moi, qu'importe le nom que je portais. J'avais trop vécu dans ma petite vie pour me plier encore à ce qu'on attendait de moi. Alors je suivais mon cœur ; et au diable le rang.
De toute manière, je n'étais qu'une simple lavandière.
Je finis d'arranger mes paniers, et en saisis un dans chaque main. Mon souffle formait de petits nuages dans l'air gelé. J'avais toujours trouvé cela joli. Il y a longtemps ; très longtemps, je jouais à souffler jusqu'à ne plus avoir la moindre buée à dégager. Alors je refermais ma bouche et savourais le retour de la chaleur dans ma gorge, pressée de me blottir devant la cheminée du doux foyer où je vivais.
J'accélérai le pas, attentive au crissement de la neige sous mes pieds. Je ne pouvais pas me permettre de glisser et de me blesser. En ces temps difficiles, on avait besoin de moi avec tous mes membres.
Enfin, quand je poussai le portillon du jardin aux herbes folles, qui ne tenait plus que sur un dernier vieux gong pourri par les années, je soupirai de soulagement. La petite Steele se précipita vers moi, les larmes aux yeux, comme si elle ne m'avait pas vue depuis des années. Elle s'empressa de prendre un de mes paniers, qui était encore plus large qu'elle, tout en geignant à la manière d'un petit chiot.
- Miss Sia, j'ai cru que t'étais tombée dans la rivière glacée ! Et même qu'Eck et Toa ils disaient que tu t'étais faite avalée toute crue par les monstres des eaux !
- Ils se sont moqués de toi, déclarai-je d'une voix douce. Je t'ai bien dit de ne jamais croire les garçons !
Elle continua de sangloter tout en avançant laborieusement, gênée par la taille du panier. Arrivée dans la petite cuisine, je lâchai le mien sur la table, avant de me saisir et de faire de même avec celui de Steele. Ces paniers étaient si lourds... Je me demandais bien comment une petite fille de son âge pouvait porter ça.
Je m'accroupis à sa hauteur et dégageai une mèche de son front sale avec tendresse. Elle me fixait de ses deux grands yeux bruns, encore tout humides. Cette fillette avait une peur bleue qu'on l'abandonne. Chaque fois que je partais quelque part, même s'il s'agissait de rapides courses au marché, il me fallait la rassurer.
- Je vais bien, tu vois ? Je fais ce même travail depuis quatre ans, alors la rivière n'a plus de secret pour moi. Jamais elle ne me fera de mal !
- Promis ? Tu ne te feras pas avaler par la rivière ?
- Promis, souris-je en serrant son corps frêle dans mes bras.
Un poids s'abattit soudain sur mes épaules, et je sursautai, effrayant Steele. Mais ce n'était qu'une vieille couverture de laine. Je me redressai, et levai la tête pour dévisager le garçon qui me faisait face.
- Ton frère va nous massacrer si tu chopes la crève, grogna-t-il.
Je me mis à rire devant son air inquiet.
- Je suis sérieux ! Tu dois prendre soin de ton corps, tu n'en as qu'un seul pour toute ta vie.
- Compris, Eck, assurai-je en lui ébouriffant les cheveux.
Cela faisait bien longtemps qu'il était plus grand que moi, mais je ne m'étais jamais résolue à changer mes habitudes. Lui et ses belles boucles blondes me rappelaient un autre garçon, plus petit, que j'avais connu il y avait des années. Lorsque je caressais les cheveux d'Eck, une vague de nostalgie me saisissait. Et je laissai mon regard flâner dans le vide, tel celui d'une personne n'ayant plus toute sa tête.
Eck détourna le visage pour me cacher ses joues rouges. Je fis semblant de ne rien voir, et m'avançai dans la grande pièce à vivre, tenant la main à la petite Steele. La dizaine d'enfants qui étaient assis en cercle s'exclamèrent quand ils me virent. Au centre, je vis Toa glousser. Lui et son jumeau échangèrent un clin d'œil complice lorsque je fus ensevelie sous une marée de petits bras inquiets.
Je serrai les enfants contre moi pour les rassurer, tout en jetant un regard noir aux garçons. Toa adorait inventer des histoires et les raconter aux plus petits de l'orphelinat... Mais il oubliait souvent que ceux-ci buvaient ses paroles comme de l'eau, et ce n'était pas Eck qui allait lui rappeler.
Quand les enfants furent enfin calmés, ils retournèrent sagement s'asseoir autour des deux garçons, blottis les uns contre les autres pour se tenir un peu plus chaud, tandis que je tentai de réanimer le feu dans la cheminée. Je me retournai en sentant une présence derrière mon épaule.
- Il n'y avait plus assez d'argent pour que j'achète des bûches au vieux Grimwolt, déclara Eck en saisissant le vieux soufflet dans l'espoir de sauver les quelques braises qui persistaient. Alors je suis allé en chercher dans le petit bois, mais bien sûr, toutes celles que j'ai trouvées étaient humides.
Je me mordis la lèvre, inquiète. Nous arrivions tout juste dans l'hiver. Celui de l'année dernière avait été redoutable : deux enfants étaient morts de froid et de malnutrition. Mais si nous rencontrions des difficultés dès le début... Alors cet hiver serait terrible.
Une flamme jaillit des braises, et aussitôt tous les enfants se regroupèrent autour de la cheminée pour avoir un peu plus chaud. Je souris à Eck et Toa. Je reculai un peu pour laisser la place aux enfants, et posai la grande couverture de laine sur eux. Ils ressemblaient à des poussins luttant pour survivre.
La soirée passa doucement, et après un frugal dîner, les jumeaux et moi montâmes à l'étage pour coucher les enfants. Lorsque je m'approchai de la couche de Steele, la petite me saisit la main :
- Miss Sia... Elle reviendra quand, ma Maman ?
Il me sembla qu'une lourde pierre tombait dans ma gorge. Je déglutis, et approchai mes lèvres du front un peu trop chaud de la fillette pour y déposer un doux bisou.
Tu es orpheline, ma chérie. Comme tous les enfants autour de toi. Cela veut dire que ta Maman ne reviendra pas.
- Je ne sais pas, lui mentis-je. Peut-être que si tu dors paisiblement, cette nuit, tu la verras dans ton rêve ?
Elle hocha la tête et ferma les yeux. Alors que j'éloignais la lanterne et m'apprêtais à sortir de la pièce où étaient amassés les paillasses des enfants, j'entendis sa petite voix qui murmurait :
- Tu sais quoi, Miss Sia ? Même si ma Maman elle ne revenait jamais, au fond, c'est pas si grave... Parce que toi, t'es comme une Maman.
Je m'arrêtai de respirer. Les larmes me montèrent aux yeux, et je pressai ma main contre mon cœur. Je rivai mon regard vers l'obscurité de la pièce. Puis je refermai lâchement la porte, avant de me laisser glisser le long du mur et d'enfouir mon visage entre mes genoux.
J'avais mal au cœur. Terriblement mal au cœur.
Et c'était ainsi depuis des années.
Je n'aurais su dire pourquoi je pleurais. Depuis que j'étais arrivée ici, il arrivait que toute la souffrance de mon cœur jaillisse et explose, et toutes les causes, toutes mes émotions se mêlaient alors en une douloureuse boule de nerfs. J'en venais à ne même plus savoir ce qui me faisait le plus mal.
Cette petite était adorable, et je savais combien elle tenait à moi. Lorsque j'étais arrivée, il y a quatre ans, elle avait été la première personne à Malaï à me témoigner de la gentillesse. Du haut de ses quelques années d'existence, elle n'avait personne au monde, et je me reconnaissais dans son regard perdu.
J'avais toujours lutté pour ne pas m'attacher à elle, comme aux jumeaux, et tous les autres enfants de l'orphelinat. Car celui qui aime souffre.
Et j'avais déjà trop souffert dans ma vie.
Je pris une longue respiration pour calmer ma crise de larmes. À bientôt dix-huit ans, j'avais passé l'âge de pleurer. Je glissai ma main gelée contre mon cou, me faisant frissonner, et en sortis ma chaîne d'argent.
Je caressai avec amour la bague qui y pendait. En or, et sertie de diamants, elle était un véritable trésor, mais ce qu'elle représentait à mes yeux valait bien plus. Elle était la dernière trace de cette autre fille que j'avais été.
Cette jeune fille de quatorze ans, qui, enfermée dans le plus riche et puissant Palais du monde, portait des robes aux tissus si chers et précieux que les gens d'ici n'osaient même pas en rêver. Cette fille qui, loin de sa famille et de tout ce qu'elle aimait, avait trouvé, en contrepartie de ses malheurs, le plus beau miracle que le destin pouvait offrir.
L'amour.
Et qui l'avait perdu dès qu'elle l'avait réalisé.
J'embrassai doucement le bijou, avant de le glisser à nouveau sous mes vêtements.
- Sia.
Je relevai la tête, paniquée à l'idée que l'on ait vu quoi que ce soit. Heureusement, ce n'était qu'Eck, qui me dévisageait, plus inquiet pour les traces de larmes sur mes joues que pour autre chose.
- Je vais bien, répliquai-je en me redressant.
Je m'essuyai les joues et lissai ma vieille robe pour me donner une contenance, tout en sachant très bien que le garçon n'était pas dupe.
- Toi et Toa, veillez à ce que les enfants ne soient pas tous réveillés par un cauchemar, comme la nuit dernière, continuai-je en évitant son regard. Je reviendrai demain au lever du soleil pour préparer le déjeuner.
- Tu sais que rien ne t'oblige à faire tout ça.
- Mère Solenia est morte l'année dernière. Toa a abandonné l'idée de devenir apprenti pour rester ici et s'occuper de l'orphelinat. Et même si tu ne l'as jamais dit, je sais que tu as également oublié tes rêves pour ces enfants... Alors ne me dis pas ça.
- Tu ne nous dois rien, grinça-t-il. Toa et moi avons grandi ici, alors il est de notre devoir de veiller à ce que d'autres gosses comme nous aient une chance de vivre...
- Tu sais bien que je ne fais pas ça par devoir, souris-je.
Il se tut et esquissa un sourire. Puis il me tapota l'épaule, comme il avait l'habitude de le faire avec son frère.
- Allez, je te ramène chez toi, princesse. Il fait trop noir pour que tu rentres toute seule.
Je me figeai. Princesse... Évidemment, pour Eck, ce n'était qu'une gentille appellation.
Nous sortîmes de la bâtisse une lanterne à la main, confiant l'orphelinat à Toa. Les rues d'ici étaient parmi les plus pauvres du pays ; on n'y trouvait même pas de système d'éclairage. Je me souviendrai toujours de ce que j'avais pensé lorsque Sho et moi étions arrivés ici, les mains vides et avec pour seul compagnon l'étalon Onyx : « alors une telle misère existe vraiment ». Dans mon enfance, on m'avait décrit et raconté comment ces pauvres gens vivaient... Mais jamais je ne l'avais vu de mes propres yeux.
« Nous vivrons ici. »
C'était la seule phrase que j'avais adressé à Sho de tout le trajet.
Alors, sans poser de question, il était parti louer deux chambres à la première auberge venue. Et c'est ainsi qu'avait débuté ma vie à Malaï.
Après un dernier tournant, je vis la petite maisonnette dans laquelle je vivais avec Sho apparaître. Il avait fini par l'acheter avec l'argent qu'il lui restait. Nous y vivions tous les deux, mais je passais plus de temps à l'orphelinat qu'ici. Malgré tous mes efforts, même après tant d'années, je n'arrivais pas à la considérer comme ma maison. Alors cela restait « la maison où je vivais ».
- À demain Sia, déclara Eck avec un gentil sourire.
Quelque chose de blanc et de froid se posa sur mon nez. J'éternuai, et mon compagnon éclata d'un rire franc. C'était la neige qui tombait. De légers flocons qui tourbillonnaient dans le ciel d'encre.
Eck fit un pas vers moi et leva doucement la main. Je me figeai, redoutant son geste. Et il le fit. Il me caressa la joue pour essuyer un flocon.
Mon cœur s'arrêtera, et je crus bien qu'il n'allait jamais reprendre.
Lorsque je retrouvai mes moyens, je reculai en titubant, les yeux écarquillés. Cette même scène... Je l'avais déjà vécu, dans mon ancienne vie. Mais à l'époque, je n'avais pas reculé par peur mais par timidité. Petite fille qui n'avait jamais connu un geste tendre d'un garçon, j'avais été surprise... Aujourd'hui, c'était par refus. Eck ne pouvait pas faire ça. Il n'en avait pas le droit.
Son visage se décomposa. Je secouai la tête, les traits crispés.
- Sia...
- Ne fais plus jamais ça, Eck, grondai-je. Plus jamais.
Cette nuit, sous cette neige qui tombait, j'avais brisé le cœur de mon ami. Sa détresse était palpable dans l'espace qui nous séparait. Mais je ne m'en sentais pas coupable. C'était de sa faute. Il ne devait pas m'aimer. Même un seul brin d'amitié était dangereux. Car celui qui aime souffre.
- Je suis désolé...
- Va-t'en.
Je vis les larmes qui perlèrent à ses yeux. Je vis son menton qui se mit à trembler. Je vis tout cela. Mais je lui tournai le dos, et me précipitai dans la maison. Je n'avais pas fait un geste d'excuse. Je ne m'étais pas retournée.
Je m'écroulai derrière la porte. Les yeux grand ouverts, je fixais sur le vieux parquet un visage que moi seule pouvait voir. Mes mains tremblaient tandis que j'attrapais la bague qui reposait contre ma poitrine. Ce geste avait ravivé mes plus beaux souvenirs : mais ceux-ci étaient aussi les pires. Ceux qui me faisaient le plus souffrir.
Les larmes tombaient une à une sur l'or du bijou. Je murmurais son nom en caressant l'alliance. Et lentement, je réussis à calmer mon cœur.
J'entendis Sho s'approcher, mais je ne relevai pas la tête. Il s'assit simplement devant moi. Et il attendit. Comme il l'avait toujours fait, il attendit que je sois prête. Puis quand enfin, je rivai mon regard noyé de larmes sur lui, il me prit dans ses bras sans rien dire.
- Ça va aller, Ezilly.
Je crispai mes poings sur sa veste, mais je n'arrivai pas à parler. De toute manière, je n'avais jamais réussi à lui dire. Prononcer cette phrase à voix haute, celle qui me hantait chaque seconde, était au-dessus de mes forces.
Chaque fois qu'il m'appelait par mon véritable prénom, un éclair de douleur me traversait toute entière.
Et cette phrase, tel un voile funèbre, alourdissait un peu plus mon cœur.
Ezilly a disparu lorsque Wyer est mort.
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