20 - En Cage
~ Ezilly ~
Je ne te laisserai pas seule dans ce monde de fous.
Ma tête bourdonnait sous l'afflux de bruits et de personnes. On me pressait de toutes parts, on me parlait, mais je ne comprenais rien, il y avait trop de gens et trop de voix. C'était à peine si j'avais encore le contrôle de mon corps : on me bousculait, m'écrasait et m'entraînait sans que je puisse réagir.
J'étais perdue au centre de la foule, celle que composaient les membres de la Cour. Ma taille et ma frêle silhouette empiraient les choses... Je disparaissais presque entre les robes démesurées des dames et la corpulence de certains messieurs. Étourdie, je me laissais ballotter, sans bien comprendre ce qui se passait. Les odeurs et les parfums lourds m'étouffaient, le bruit, les rires et la musique me donnaient un mal de tête terrible, s'ajoutant à la fatigue du voyage.
Je me fis violence pour reprendre possession de moi-même, et me glissai entre les corps agglutinés en quête d'espace et de calme. Après ce qui me sembla une longue bataille, je parvins enfin à me dégager de la masse compacte des convives. Courant presque, je m'éloignai le plus possible de la réception et sans plus me soucier de rien ni personne, me précipitai à l'abri d'un grand arbre. Je poussai un grand soupir de soulagement, et, la tête entre les mains, m'écroulai presque le long du tronc.
J'étais à nouveau en cage. Comme si, cet hiver, le chalet de Kerslovaz, Freya, Caralee et Ridge n'avaient été qu'un rêve. Comme si rien de tout cela n'avait jamais existé. Cette magnifique liberté que j'avais vécue aux côtés de Wyer était révolue, à présent ; et j'étais, plus que jamais, au centre de ce monde effrayant qu'était le Palais.
Dès que nous avions passé les grandes portes de celui-ci, la Cour entière s'était précipitée sur nous. Comme si nous revenions tout droit d'une grande expédition, d'un tour du monde, comme si nous venions de vivre une fabuleuse aventure, on nous avait pressés de questions. Mille et une personnes, dont les noms et les visages s'étaient échappés de ma mémoire aussi vite qu'ils y étaient entrés, m'avaient été présentées, et j'avais salué tant de comtes, ducs et aristocrates de tout genre que j'en avais à présent mal au cou. Entre les dames aux perruques gigantesques et au visage trop poudré, et les seigneurs aux flatteries mensongères et à l'ego trop élevé, mes nerfs avaient été mis à rude épreuve. Il m'avait semblé qu'une minute en leur présence était plus angoissante et épuisante qu'une longue journée en calèche.
Je fermai les yeux en essayant de calmer le rythme effréné de mon cœur. Je me concentrai sur les gazouillis joyeux des oiseaux et le doux son de la brise dansant dans les feuilles naissantes des arbres. Le printemps pointait le bout de son nez, timide, mais courageux... Si la réception était un vrai supplice, je pouvais au moins me consoler du fait qu'elle avait lieu dans les jardins du Palais, sous le tendre soleil de début d'après-midi.
Un craquement au-dessus de moi me fit soudain sursauter, et je levai la tête vers la frondaison de l'arbre.
Aussitôt, mon cœur rata un battement lorsque mon regard se riva sur deux yeux argentés, dans lesquels une espièglerie rare brillait. Surprise, j'ouvris la bouche, mais Wyer posa un doigt sur ses lèvres en me faisant signe de me taire.
Une jambe repliée sur la branche et l'autre pendant dans le vide, le garçon était entièrement caché par les feuilles du grand arbre. Depuis notre retour au palais, je ne l'avais pas vu sourire une seule fois : face aux nobles de la Cour, il était raide, glacial et cynique. Enfin, dans cet arbre, il semblait avoir retrouvé son aisance.
Sous mon regard stupéfait, il bondit alors dans le vide, avant de se réceptionner parfaitement à terre. Il se laissa tomber à côté de moi, un sourire en coin.
- Comment se passe votre retour au Palais, ma Princesse ?
- Aussi mal que le vôtre, Votre Altesse, répliquai-je aussitôt avec un regard complice.
Il haussa les sourcils avec une moue faussement étonnée.
- Mais qu'est-ce qui vous fait penser cela, ma chère ? Je suis vraiment ravi de retrouver enfin le luxe et les grandes manières de la Cour... Vous n'imaginez pas à quel point les réceptions, commérages et complots du Palais m'ont manqué !
Je perdis mon sourire, et un frisson parcourut mon corps. J'aurais souhaité être partout ailleurs, sauf ici... Mais l'on ne m'avait pas donné le choix.
Wyer soupira et s'affaissa contre le tronc.
- Ne t'inquiète pas trop, Ezilly. J'ai vécu quatorze années ici, et je suis toujours en vie... Et cette fois, ce ne sera pas comme à ton entrée à la Cour : je serai là pour te soutenir. Comme tu l'as dit hier, nous sommes désormais mariés... Alors tu peux me faire confiance et compter sur moi. Je ne te laisserai pas seule dans ce monde de fous, grinça-t-il sombrement.
Je tournai la tête vers lui, les joues légèrement empourprées, et esquissai un sourire. Wyer fixait quelque chose au loin, parmi les parterres de fleurs et les buissons aux formes géométriques. Son visage avait repris son sérieux, et l'étincelle de ses yeux avait disparu, cédant la place à son familier regard d'acier. Une boule d'émotion se forma dans ma gorge.
Ici, Wyer était mon seul soutien. Je ne pouvais faire confiance qu'à lui... Derrière leurs sourires enjôleurs et leur bienveillance feinte, les nobles n'étaient que des prédateurs prêts à me dévorer à la moindre faiblesse. Il suffisait d'un seul faux pas... Et ma vie serait détruite.
Le regard perdu dans le vide, je laissai doucement tomber ma tête sur l'épaule de Wyer.
Aussitôt, je le sentis se raidir, et il tourna deux yeux étonnés vers moi. Je fermai les paupières, blottissant mon front contre son cou. Wyer semblait pétrifié, incapable de réagir.
- S'il te plaît... Reste un peu comme ça, lui murmurai-je. Je voudrais reprendre quelques forces avant d'y retourner.
Il déglutit, la gorge nouée. Est-ce que je le gênais ? Je m'apprêtais à lui poser la question, lorsqu'il demanda d'une voix sèche :
- Je croyais que tu n'aimais pas me toucher ?
Je me figeai.
Alors c'était ça... Bien sûr. Il n'avait pas oublié ma réaction, à Kerslovaz, lorsqu'il m'avait caressé la joue. Et je ne pouvais pas lui expliquer pourquoi je m'étais enfuie sans qu'il découvre mes cicatrices...
Mais je ne supportais plus de le voir éviter tout contact physique avec moi.
- Non... Je ne déteste pas ça.
- Pourquoi, alors ? fit-il après un silence. Pourquoi, cette fois-là, tu...
- Wyer, l'interrompis-je.
Je redressai la tête et rivai alors mes yeux dans son regard perdu. Il fallait que je règle ce malentendu, une bonne fois pour toutes.
- Ce jour-là, j'ai apprécié ta caresse... J'ai juste été surprise. Puis, en reculant, je suis tombée et me suis blessée. Enfin, si je me suis enfuie, c'était parce que j'avais honte de moi, mentis-je en baissant la tête. J'en suis vraiment désolée.
Wyer se taisait, et je le suppliais du regard de dire quelque chose. Son visage impénétrable masquait ses pensées. Était-il déçu ? Blessé ? Ou était-il en colère ?
Il finit par détourner les yeux. Puis soudain, je sentis sa main contre ma joue, et il cala ma tête sur son épaule.
- Repose-toi.
- Wyer... Tu m'en veux ? questionnai-je d'une petite voix, inquiète.
Il y eut un silence, pendant lequel seuls les chants des oiseaux et les lointains rires résonnaient autour de nous.
- Non, lâcha-t-il enfin. Je suis rassuré.
Il me sembla alors qu'un grand poids disparaissait de mon cœur. Sans que je ne m'en rende compte, ce froid qui s'était installé entre Wyer et moi m'avait terriblement angoissée... À présent que ce malentendu était réglé – bien que je ne lui avais pas donné les véritables raisons de ma fuite – je me sentais plus légère.
Je glissai ma main contre son torse et fermai les paupières. J'oubliai alors tout de ce qui m'entourait. Plus de réception, ni de Palais ou de nobles de la Cour : il n'y avait que Wyer et moi au monde. Nous étions ensemble, libres comme le vent, sans plus aucune contrainte pour nous retenir. Nous étions heureux.
Sous ma main, je sentais son cœur battre à un rythme effréné. Je souris.
- Merci, Wyer.
*°*°*°*°*
- Votre Altesse... Me permettriez-vous de vous poser une question ?
Je dévisageai la jeune rousse qui m'offrait un grand sourire éclatant, et paraissait tout excitée. Sa jolie peau laiteuse contrastait avec ses yeux noirs en amande, et ses pommettes recouvertes de taches de rousseur lui donnaient un air timide, vite démenti par sa personnalité bavarde et commère. Elle devait avoir environ l'âge de ma cousine, et malgré ça, elle était déjà mariée au comte de Sewu.
- Et bien, si vous voulez... répondis-je d'une petite voix, légèrement intimidée.
Elle attrapa un petit gâteau sur le buffet derrière moi et l'enfourna dans sa bouche, avant d'enchaîner, ayant à peine pris la peine de l'avaler :
- On dit que votre mari, Son Altesse le Prince héritier est... comment dire... dénué de sentiments, et possède le caractère d'une bête sauvage, me dit-elle sur le ton de la confidence. Cela n'est-il pas un calvaire pour une innocente jeune fille de bonne famille telle que vous de devoir vivre à ses côtés ?
Je faillis m'étouffer en l'entendant. Bête sauvage, dénué de sentiments... Était-ce donc l'image que donnait Wyer ? Il fallait avouer que j'avais eu peur de lui, au départ... Son visage éternellement sombre, ses yeux d'acier et ses cheveux soigneusement décoiffés le rendaient difficile à approcher. Il n'offrait sa gentillesse que rarement, et sa confiance était dure à obtenir. Mais traiter sa compagnie de calvaire était un peu trop violent...
- Non, bien sûr que non, répliquai-je sans réfléchir.
Je mordis aussitôt la lèvre en voyant la pitié envahir le visage de la duchesse. Elle me tapota gentiment la main, la mine soucieuse.
- Oh, ma chère... Il vous a menacée de vous faire du mal si vous parliez de ses mauvais traitements, n'est-ce pas ?
- Non, ce n'est pas...
- Ma pauvre amie, comme c'est malheureux, continua-t-elle sans m'écouter, essuyant une larme fictive sous son œil. Je ne dirai rien, je vous promets... Mais si vous avez besoin de parler, je serai une oreille attentive.
Voyant qu'elle restait sourde face à mes protestations, je renonçai à l'idée de lui faire comprendre la vérité. Puisqu'elle était si convaincue de la réponse à sa question, pourquoi me l'avoir posée ?
- Vous savez, on raconte partout que le prince, malgré son jeune âge, est particulièrement cruel avec les butins de la chasse... J'ai ouï-dire qu'il avait dépecé à mains nues un magnifique cygne comme un vulgaire braconier, et qu'il avait mangé crues les entrailles d'un grand cerf, grimaça-t-elle en fermant les yeux de dégoût. Oh, et je ne vous parle pas de la manière dont il martyrise les villageois lorsqu'il sort en ville...
Je me taisais, essayant de masquer la fureur qui m'envahissait. Comment pouvait-on débiter de telles horreurs sur une personne que l'on ne connaissait pas ? Wyer était peut-être effrayant, voire brutal avec certaines personnes, mais ce n'était qu'une manière de se protéger... Je ne croyais pas une seule seconde que ces rumeurs puissent être fondées. Pour avoir vu l'amour que mon mari portait aux animaux, et la bienveillance dont il faisait preuve avec les gens du peuple, cela était impossible qu'il puisse être aussi cruel. Je le connaissais peut-être depuis peu de temps, mais s'il y avait une chose dont j'étais absolument certaine, c'était que Wyer était gentil.
- Je pense que ces rumeurs déforment quelque peu la vérité, chère Duchesse de Sewu.
Interrompue dans ses commérages, cette dernière fronça les sourcils, et je me retournai. Je restai bouche bée en découvrant d'où venait la voix.
La personne qui venait de parler était une magnifique jeune fille, aux splendides anglaises blondes et à la tenue luxueuse. Elle était d'une beauté à couper le souffle... Innocemment abritée sous une ombrelle, elle nous souriait.
- Votre Altesse, s'inclina précipitamment la duchesse.
Je l'imitai, avant de réaliser ce que cela signifiait. Votre Altesse... Elle était du même rang que moi, donc je ne devais pas lui faire la révérence, seulement la saluer. Je rougis aussitôt et elle haussa un sourcil, intriguée. Je venais de faire une grosse erreur...
- Princesse, ces honneurs me flattent mais ne sont pas nécessaires, remarqua-t-elle avec une moue amusée.
Cette fille semblait à peine plus âgée que moi, pourtant, elle semblait pouvoir m'écraser d'un simple regard. Elle avait une prestance incroyable... À sa voix veloutée et posée, on pouvait deviner qu'elle n'était pas n'importe qui.
- J'ai cru entendre votre discussion, mesdemoiselles. Je me suis permise de donner mon avis... Les faits dont vous accablez mon cousin ne me semblent pas très réalistes, déclara-t-elle avec un sourire éclatant d'ironie.
La duchesse rougit et baissa la tête d'embarras.
Cousin ? Cette fille était... La cousine de Wyer ?
- Sur ce, je vais vous laisser. J'espère avoir le plaisir de passer prochainement du temps en votre compagnie, Princesse, me fit-elle avec un léger sourire. Vous me semblez... très intéressante.
Tandis qu'elle s'éloignait de sa démarche majestueuse, un frisson me parcourut le corps. Je n'avais pas dit un seul mot en sa présence, comment pouvait-elle me trouver intéressante ? À moins que... Ce soit mon erreur qui l'intéresse. Et dans ce cas, cela s'annonçait inquiétant pour moi. Il suffisait qu'elle découvre que je n'étais qu'en réalité une fermière...
Je secouai la tête. Non, c'était impossible. Radley avait pris soin de masquer toutes les traces de ma vie à la ferme, et avait même fait peindre de faux tableaux de moi plus jeune, pour les accrocher dans le couloir d'entrée du manoir. Attention, qui, bien sûr, n'était vouée qu'à préserver son alibi... Mon père était l'homme le plus puissant de tout le royaume, après le Roi, alors que pourrait faire cette fille ?
Je perdis mon regard sur la foule, tentant d'ignorer mes inquiétudes. Ici, tout le monde s'inclinait sur son passage et semblait la connaître... Je ne pouvais me permettre de demander à la duchesse son identité, cela éveillerait les soupçons. Malgré son sourire angélique et son apparence plus que soignée, j'avais l'étrange sensation... qu'autour d'elle flottait une aura maléfique.
Au centre de la foule, mes yeux se posèrent sur un jeune homme au regard sombre, bien droit dans son pourpoint bleu foncé et or. La cape qu'il portait sur son épaule gauche semblait lui peser, plus que jamais... Il gardait la main près de son épée, comme s'il craignait qu'on l'attaque ou le poignarde dans le dos au moindre instant.
Ignorant la duchesse qui poursuivait son monologue au sujet de « ce prince barbare et fourbe » qu'était mon mari, je me faufilai à travers la fourmilière de nobles. Lorsque j'arrivai enfin près de Wyer, je pus entendre une flopée d'aristocrates vanter avec hypocrisie le « charisme et la sagesse » de ce dernier. Lorsqu'il m'aperçurent, ils écarquillèrent les yeux et s'inclinèrent bien bas devant moi, en enchaînant aussitôt sur ma « fabuleuse beauté et mon incommensurable générosité ». Tandis qu'ils se confondaient en compliments tous plus ridicules les uns que les autres, je jetai un coup d'œil complice à mon mari. Le tendre sourire qui naquit à la surface de ses lèvres me donna des papillons dans le ventre.
Cachée dans les plis de ma robe, je glissai alors doucement ma main dans la sienne.
Tels deux compagnons de guerre, nous affrontions ensemble les fourberies et faux-semblants de la Cour.
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