Chapitre 8 - Ellen
Dean Daniels m'observe avec de grands yeux, si ébahis que je m'interroge très sérieusement sur la façon dont je dois le prendre. Ce n'est pas le regard langoureux qu'il a adressé à la foule au cours de son concert de la veille. Ce n'est pas non plus le regard méprisant qu'il m'a réservé en fin de soirée, après qu'Ana lui a vomi sur les pieds. Non, c'est un regard... abasourdi. Comme si je venais de lui annoncer que j'étais sa mère, disparue depuis deux décennies, et passée sous le billard entre-temps afin de changer de visage et paraître plus jeune que lui.
À ma gauche, Victoria continue de me jauger, l'air ravie de me voir en si mauvaise posture depuis son intervention. Moi, je ne sais pas quoi faire. Je sens que je devrais dire quelque chose, l'ennui, c'est que l'équation a trop d'inconnues... je suis incapable de la résoudre sans plus d'information.
— Ça va ? osé-je marmonner, plutôt pour le sortir de sa torpeur que par véritable souci de son état.
Dean cligne lentement des paupières et reprend vie.
— Ouais, ça va...
— T'inquiètes pas, tu n'es pas le seul à ne pas pouvoir l'encadrer, s'amuse Victoria.
Cette fois, c'en est trop.
— Vicky, si ta seule attraction de la journée, c'est de me harceler comme l'antagoniste d'un mauvais film pour ados des années 2000, alors c'est que ta vie est d'une tristesse que je n'ai vraiment pas envie d'imaginer. Va consulter pour tes problèmes de frustration et d'agressivité et laisse-moi tranquille. J'ai d'autres chats à fouetter.
Loin d'être offensée, l'interpelée hausse un sourcil et rétorque :
— Je te crois... Tu veux encore t'acharner sur le pauvre Wes ? Ou tu vas jeter ton dévolu sur un autre malheureux et le maltraiter jusqu'à le briser ?
Une boule de cent kilos me tombe dans le ventre.
— Je n'ai pas brisé Wes.
— Parce qu'il était bien entouré, et qu'il a réussi à sortir de tes filets avant que tu ne lui causes des blessures irréparables !
Je tourne la tête, mes yeux s'accrochant par réflexe à sa place. Il n'a pas bougé. C'est moi qui me suis déplacée. Il est là, assis nonchalamment avec ses amis, à rire sans m'accorder la moindre attention. Mon cœur se serre. Est-ce donc vrai ? Étais-je à ce point monstrueuse ? Ai-je mérité cette rupture humiliante et le traitement terrible qu'il me réserve à présent ?
— Tu sais que j'ai raison. Maintenant, pousse-toi.
Elle me percute volontairement, me faisant trébucher et reprend son ascension vers le fond de l'amphi. J'ai envie de vomir.
— Pas très commode, celle-là, me souffle Dean, toujours campé en face de moi.
Sa réplique me ramène à la réalité. Je lui adresse un regard méfiant.
— Qu'est-ce que tu me veux ? Et pourquoi t'es encore là ? T'es pas dans ce cours, à ce que je sache.
Tout en resserrant une nouvelle fois le col de son pull autour de son menton – à ce niveau, ce doit être un tic – il m'invite à le suivre vers deux places libres dans le fond de la salle. La situation est surréaliste. Dean Daniels est-il vraiment en train de me proposer de m'asseoir à côté de lui pour assister à un module qu'il ne suit pas ?
Plus que surréaliste, c'est carrément du délire.
Je ne comprends pas.
Pourtant, l'heure va bientôt commencer, le prof ne devrait plus tarder et j'ai trop peur d'être une nouvelle fois au centre de l'attention pour lui refuser cette invitation. Aussi, je m'insère dans l'avant-dernière rangée de bureaux, non sans lui lancer une série de regards soupçonneux.
— Tu n'aimes pas te faire des amis, je me trompe ? me demande-t-il une fois que nous avons pris place.
C'est la meilleure !
— Là n'est pas la question.
— Oh, vraiment ? Quelle est la question, alors ?
— Pourquoi tu es venu à ce cours, pourquoi tu m'as regardée bizarrement quand tu as appris mon nom de famille et pourquoi tu veux passer du temps avec moi depuis que tu le sais ?
Dean ouvre grand la bouche. Je m'attends à ce qu'il s'énerve, se plaigne de mon sale caractère, je m'attends à ce qu'il s'en aille mais, au contraire, il éclate de rire, me prenant de court. Par réflexe, je rentre la tête dans les épaules et m'assure que personne n'a remarqué son étrange réaction. Fort heureusement, les gens sont pris dans leurs propres conversations et personne ne daigne lever la tête dans notre direction.
— Tu devrais te reconvertir en détective privée, tu es presque aussi futée que Sherlock Holmes.
Je sors mes affaires tout en marmonnant un vague « n'exagérons rien » et je passe en revue les différentes raisons qui pourraient l'amener ici. Peut-être vient-il réclamer l'argent pour ses chaussures ? Après tout, c'est le premier sujet qu'il a abordé lorsque je l'ai surpris dans les escaliers. Cependant, comment aurait-il fait pour trouver mon emploi du temps sans même connaître mon nom ? Et pourquoi s'intéresser autant à celui-ci ? Un détail m'échappe, mais je n'ai pas la moindre idée duquel.
Le silence explose dans l'amphithéâtre tandis que le professeur fait son entrée. Il nous salue rapidement avant de se jeter sur le rétroprojecteur, trop impatient de nous assaillir de diapositives indigestes. Je le scrute d'un œil distrait, sans parvenir à ignorer Dean Daniels, qui ne m'a toujours pas donné la moindre réponse.
Guidée par l'appréhension et le besoin de ne pas me sentir seule dans ce drôle de scénario, j'attrape mon téléphone et rédige un rapide message à Ana :
« Devine qui assiste au cours de M. Bertram ce matin. »
À mon grand soulagement, sa réponse, elle, ne tarde pas :
« Si ce n'est pas Timothée Chalamet, ta devinette n'a aucun intérêt. »
J'étouffe mon sourire avec ma main, trop consciente du regard avide de Dean sur ma personne.
« Ah bon ? Alors, j'imagine que Dean Daniels n'a aucun intérêt... »
« QUOI ??? DEAN DANIELS ??? MAIS COMMENT C'EST POSSIBLE, OÙ, QUAND, COMMENT, POURQUOI ??? TROP DE QUESTIONS ME VIENNENT !!! JE VEUX TOUT SAVOIR !!! »
— Qu'est-ce qu'il y a de si drôle ?
Je dois revoir mes méthodes de camouflage, je ne suis apparemment pas assez discrète... Craignant qu'il surprenne ma discussion avec Ana, j'éteins immédiatement mon smartphone et fronce les sourcils.
— Pourquoi tu t'intéresses autant à moi, tout à coup ? Tu sais que c'est flippant ?
Au loin, M. Bertram entame son long monologue sur la théorie littéraire moderne et je prends des notes éparses, incapable de pleinement me concentrer, trop pendue aux lèvres du musicien en devenir qui s'est échoué près de moi. Ce dernier lâche un lourd soupir après un silence interminable – qui m'a d'ailleurs valu deux mini crises cardiaques.
— Tu veux vraiment le savoir ?
— Étant donné que ta présence m'empêche de suivre un de mes cours préférés, oui.
Autant jouer cartes sur table.
— Oh, parce que je t'empêche de te concentrer ? répète-t-il avec espièglerie.
— Oui.
Je n'ai ni le temps ni l'envie de rentrer dans son jeu. Je veux des réponses. Et vite. En ce moment, les surprises riment avec malheur, et je les abhorre. Me faire humilier par Wes était une surprise, me faire plaquer par lui devant l'entièreté de la promo en était une également, sans compter les propos horribles qu'il a tenus sur moi et la réputation de paria dont j'ai hérité par la suite. Que de surprises plus atroces les unes que les autres.
Je ne veux plus être surprise. Je veux parer toutes les mauvaises nouvelles sans plus jamais être prise de court, avoir une longueur d'avance sur tout le monde.
— Eh bien, Ellen Starling, j'ai besoin de toi.
Si je m'attendais à ça...
— Hein ?
J'en oublie mon ordinateur, qui manque de s'écraser sur mes genoux, n'étant que partiellement posé sur le bureau.
— J'ai besoin de toi.
— Comment ça, tu as « besoin de moi » ? Dans quel sens ? Tu veux que je te rembourse tes Nike ? Parce que si c'est le cas, sache que je refuse. Un accident, ça arrive, ce n'est pas moi qui t'aie vomi dessus et il est hors de question que je te donne le nom de mon amie.
Dean se passe la main dans les cheveux.
— Non, ça n'a rien à voir avec ça. J'ai appris par M. Cornil que tu dirigeais le conseil des tutorats.
Je hausse un sourcil.
— Oui, et ?
— Et j'aurais besoin que tu me formes à l'encadrement des TD et que tu m'aides à décrocher un poste de tuteur.
J'en demeure bouche bée.
La surprise n'est pas aussi ignoble que les précédentes, elle reste cependant... particulièrement déroutante.
— Comment ça ? Il n'y a pas la moindre place et je n'ai pas de temps à perdre cette année. J'ai mon mémoire à rédiger. Les formations, c'était l'an dernier, quand il y avait des postes à pourvoir.
Je proclame ces quelques paroles d'un ton dur, enfilant instantanément mon rôle de présidente. Cette réponse, ce n'est pas la première fois que je la prononce. Loin de là. Nombreux sont ceux intéressés par le programme. Mais, comme je le lui ai dit, je n'ai pas besoin de qui que ce soit. Les places se comptent sur les doigts d'une main et ne sont pourvues que tous les deux ans. Il est arrivé trop tard. Je ne peux hélas rien faire pour lui. Star locale ou pas, cela ne change rien.
— Je sais tout ça, Ellen, mais j'ai quand même besoin de toi.
— Non.
Je ne me fatigue même pas à lui demander la raison de cet acharnement : je sais qu'il en a mille. Il n'est pas le seul. C'est le cas de tous. Mais le simple fait qu'il ait manqué les dates d'inscription des candidatures et le calendrier des formations en dit long : il n'est pas assez organisé ni assez déterminé pour décrocher un poste de tuteur.
— Allez, je suis sûre qu'on peut s'arranger ! Tu veux un abonnement annuel gratuit chez Costa ?
— Je ne suis pas quelqu'un qu'on peut soudoyer, Daniels.
— Oh allez, dis-moi...
Sa voix lancinante caresse mes oreilles, me rappelant, l'espace d'une seconde, les douces mélodies qu'il a entonnées hier. Un peu cassée, un peu fausse, et pourtant riche en émotions. Hélas, ce n'est pas suffisant pour me convaincre. Avec Wes qui semble déterminé à me mettre des bâtons dans les roues chaque heure de ce semestre, je n'ai déjà que très peu de temps à consacrer à mon mémoire et je dois le réussir si je veux pouvoir enchaîner sur une thèse ensuite. Autant dire que Dean n'a pas la moindre chance de me faire changer d'avis.
— Et des cours de musique... Tu aimes la musique ? Je peux t'en donner gratuitement ! Échange de bons procédés, tu me formes à être tuteur et de mon côté, je fais de toi la nouvelle pop star de UCL !
Je le dévisage comme s'il venait de me proposer de manger des cafards dans les égouts après nous être baignés dans la Tamise.
— Non.
La « nouvelle pop star de UCL » ? Et puis quoi encore ? Comme si je n'avais pas déjà offert assez de sujets de moqueries à mes camarades pour toute une vie ! Dean observe ma réaction avec désarroi.
— Ça ne t'intéresse pas de faire un peu de scène ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Ça ne te regarde pas.
M. Bertram continue son monologue sans ralentir et l'angoisse monte d'un cran dans mon estomac : je ne vais pas pouvoir rattraper ce cours. Personne ici n'acceptera de me prêter ses notes et Ana n'a pas choisi ce module... L'intervention de Dean est sérieusement en train de me mettre dans la merde.
— Qu'est-ce que je peux faire pour te convaincre ?
— Rien. Maintenant, laisse-moi, s'il te plaît. J'ai vraiment besoin d'écouter, là.
— Ellen.
— Je t'ai dit de me laisser. Je suis sincèrement désolée de ne pas pouvoir t'aider, mais il est trop tard. Si tu avais eu tant envie que ça d'entrer dans le conseil des tutorats, tu aurais été présent dans les temps, c'est tout.
Et sur ce, je détourne le regard, signe qu'il n'y a plus rien à dire. Du coin de l'œil, je vois sa mine désespérée et je ne peux m'empêcher, l'espace d'une seconde, de me demander la raison qui le motive. Cependant je la balaie d'un revers de main imaginaire, sachant pertinemment que cela ne changera rien à la situation actuelle.
Quelques minutes s'écoulent alors dans le silence. Ses lèvres demeurent closes, ravalant les nombreux arguments qu'elles semblaient prêtes à libérer. Je profite de cette accalmie pour tenter, vainement, de rattraper mon retard.
— Tu n'as peut-être pas encore dit oui, Starling, mais je vais te faire changer d'avis, je te le promets, chuchote-t-il soudain.
Je ne réponds rien, feignant de ne pas l'avoir entendu. Néanmoins, un drôle de sourire remplace son visage déconfit et je pressens une nouvelle vague de problèmes s'amonceler à l'horizon. Un frisson me traverse.
Réagir, c'est lui montrer qu'il a fait mouche. Cache tout, Ellen, tout !
Résistant à un froncement de sourcils en bonne et due forme, je tape la leçon avec ardeur, bien que les mots de M. Bertram s'entremêlent dans mon esprit sans plus ne former le moindre sens, une symphonie anarchique qui n'a pour seule utilité que d'ériger un mur protecteur barrant l'accès à Dean Daniels.
— Tu verras, reprend-il.
Puis il se lève discrètement et se faufile jusqu'à la sortie en silence.
J'attends quelques secondes avant de lui jeter un regard furtif, pensant qu'il est parti. Cependant, mes yeux tombent dans les siens. Il s'est arrêté juste devant la porte et m'observe avec attention, trop heureux de constater ma marque d'intérêt, aussi infime soit-elle. Son sourire s'étire un peu plus et il me fait signe. Puis il recule et s'engouffre dans la sortie.
Prise la main dans le sac !
Interdite, je fais volte-face et cache mon visage dans les mains.
Quelle idiote !
Je peux être sûre qu'il ne va plus me lâcher, après ça...
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