6.
L'ambiance entre nous avait fini par reprendre son cours habituel. Nos pensées respectives bien moins. Cet homme aux allures anciennes n'apaisait pas nos esprits. Un coup d'œil dans ma direction l'affirma à mon amie qui marchait toujours à l'allure du pas à mes côtés.
— Tâchons de l'oublier un instant, reprit-elle. Nous ne le reverrons pas de sitôt.
Peut-être avait-elle raison. Nous étions pour le moment parties pour un isolement dans les montagnes après notre détour à Méryme ; comment pouvions-nous recroiser sa route ?
Le hasard ou le destin, je comptais sur l'un d'eux pour que cela se fasse.
— Je n'arrive cependant pas à comprendre la raison de sa présence. Qu'est-ce qu'un dieu possédant d'immenses pouvoirs en supplément de l'immortalité irait faire dans une auberge aussi banale que celle de la bonne Biair ?
Elle secoua sa tête doucement, se perdant un instant dans le fil de son intellect.
— C'est homme m'est tout aussi intriguant, mais maugréer sur son compte ne nous avancera pourtant en rien.
— Tu as pourtant paru si surprise et si craintive lorsque tu as cru entendre un autre nom, que je n'arrive pas à me délaisser de la prestance dont émanait cet homme.
— Dieugo ? m'interrogea-t-elle.
Son corps se tendit subitement à l'annonce de cet homme.
— Exactement.
— Il fait référence à la légende que nous avons tous entendus au moins une fois lors de notre enfance. Pour ceux qui avaient des parents en tout cas.
Une perche supplémentaire que son manque d'appel m'incita à laisser passer, comme souvent.
— Celle du premier dieu sur terre ? m'étonnais-je. Tu crois vraiment à ces foutaises ?
Mes questions laissèrent à penser que je laissais ces contes de côté sans plus m'y préoccuper. La passion de mon père pour la vérité que laissait souvent paraître ce genre de récit m'avait pourtant bien obligée à y croire.
— Diane, nous possédons tellement d'écrits différents racontant cette histoire ; que ce soit d'époques ou de lieux différents, il a été longuement prouvé que cette légende est bien réelle.
Son regard assuré me défia de proférer le contraire.
Je ne m'y essayai pas.
— Je la connais par cœur, m'apprit-elle. Tant de fois l'ai-je entendue d'un voyageur errant ou d'un fou issu d'un potentiel meurtre de sa famille entière.
— J'ai croisé quelques parchemins dans la bibliothèque de mon père, mais certainement pas assez pour que je m'y attarde réellement...
— Ton père avait l'air de posséder tellement de vieux bouquins que ça ne m'étonne pas qu'il soit tombé entre les autres mythes qui l'entouraient !
Et elle avait raison, une fois de plus.
— Nous parlons bien de cet homme qui a tué l'entièreté de son village, m'assurais-je.
— Ça dépend toutefois du récit, évidemment. Certains parlent de suicides, d'autres de manigances.
J'eus un ricanement.
— Rien que ça ?
Elle me sourit, heureuse de pouvoir parler de cette passion qu'étaient les vieux contes pour elle.
— Quelle version crois-tu s'approcher le plus de la vérité ?
Question dont même la plupart des grands historiens ne pourraient se permettre de répondre. Son œil professionnel avide de connaissances m'assura néanmoins qu'elle me répondrait, quoi qu'il lui en coûte.
Elle s'appropria plusieurs rapides secondes de réflexions avant de tourner vers moi ses yeux bruns minutieux.
— Me permets-tu de te raconter la plus prudente d'entre toutes ?
M'éviter les enchevêtrements d'exorcisme et enfers m'arrangeait.
— Tu m'intrigues, sais-tu.
Elle avait perdu toute trace d'amusement ou de bon vivre. Ses traits sérieux avaient laissé place à une profonde concentration qui lui permit de se replonger à travers les souvenirs de ses nombreuses écoutes de ces rumeurs vagabondes qui parcouraient souvent les rues des grandes villes, emportant tavernes et étalages.
— Cela s'est passé un soir début automne. Une soirée comme on a l'habitude d'en croiser à la fin de cette légèreté estivale. Rien de bien grandiose, des gens se baladant dans la rue d'un pas léger, avec la hâte de rejoindre la taverne de leur petit village ou leurs amis se rejoignaient.
Elle me plia immédiatement dans l'ambiance ; je visualisai le jour qui tombe, les lumières dans les maisons, les quelques groupes grandissant par les âmes errantes dans les rues.
— L'histoire ne raconte pas où ce petit village se trouvait, mais son isolation n'est pas passée inaperçue. Quoi qu'il en soit, ça raconte l'aventure homme, ne dépassant pas la trentaine.
Comme ce mystérieux voyageur, ne pus-je m'empêcher de penser.
— Il rejoignait certainement ses amis lorsqu'une bande de brigands lui est tombée dessus. Une simple bande à la recherche d'un divertissement pour la nuit, un peu d'argent et un peu de sang.
— Le hasard n'existe pas, répétais-je.
— Je ne peux te contredire. Peut-être les cieux étaient-ils à l'issue de ce mystérieux hasard, peut-être était-ce prévu depuis bien longtemps, que l'homme avait été choisi depuis le début.
— Dieugo, appelons-le par son prénom s'il te plaît.
— Oui, Dieugo est mort ce soir-là, sous les coups de poignards de ses assaillants, certainement dans une ruelle sombre entre deux habitations où son corps ne pourrait jamais être retrouvé. Il ne l'aurait de toute façon jamais pu. Sa dépouille fut transposée aux cieux, la demeure des véritables maîtres de ce monde.
Nous qui détestions les différentes monarchies et anarchies de tous ces riches royaumes, notre respect envers les cieux était incomparable. Respect qui avait autrefois trahi par les dires de mon géniteur, mais que j'avais décidé d'appliquer aujourd'hui.
— Il endossa le rôle du premier dieu sur terre et donc initialement, du plus puissant. Un début d'une longue lignée qu'il se chargea de décimer pièce par pièce, s'appropriant les pouvoirs des dieux du même groupe que lui. On parle d'un cœur de pierre et d'un esprit d'acier. Le sang qui coule sur ses mains pourrait remplir une terre entière. Une cruauté sans la moindre once de pitié qui n'a pas un seul instant cessé de grandir au fil des ans.
— On n'a jamais pu trouver de date précise du début de cette seconde vie ? me renseignais-je.
— Les écrits restent également fort vagues sur cette ère. Je peux néanmoins t'assurer que cela se compte en millénaires.
— Des milliers d'années de morts et de solitude...
— N'aie aucune pitié pour cet homme, m'avertit-elle, car il n'en aura pas en retour pour toi. On parle là d'un tyran qui a décimé parfois des villes entières sous l'ordre des cieux.
J'avais longuement entendu parler de cette rumeur, sur le plus puissant dieu du monde et son lien avec ses supérieurs. Certaines personnes n'osaient pas en parler de peur de ne pas se réveiller le lendemain après avoir dénoncé cet homme si craint.
— Est-il vrai que son obéissance pour les cieux commence à faiblir ?
— J'en ai entendu parler, en effet. Peu de récits le citent, hélas ; je tiens cela uniquement de sourires mesquins de voyageurs peu dignes de confiance.
— C'est souvent ceux qui ont le moins à gagner de raconter les sottises que se contente de colporter les nobles, lui fis-je remarquer.
— C'est pourquoi je garde leurs informations en constance dans un coin de ma tête, répliqua-t-elle. C'est pourquoi également certaines tensions sont apparues chez les voyageurs ces dernières années.
— Des tensions ?
Une légère rafale de vent la fit frissonner, et elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule afin de s'assurer de notre solitude sur cette route de campagne.
— On parle d'une descendance. Les cieux ont enfin compris qu'ils ne peuvent plus contrôler les vivants autant qu'avant avec une autorité si médiocre.
Les cieux n'ont aucun contrôle sur nos vies, me rappelais-je les paroles de mon père, seulement nos morts.
— Comment le pourraient-ils ? Nous ne leur appartenons qu'une fois ayant quitté ce monde.
— C'est un mystère supplémentaire à méditer, me confirma-t-elle, mais de loin le plus intéressant, si tu veux mon avis.
— Je n'en doute pas.
Dieugo ; un homme dont nombreux étaient les gens à traiter de monstre, d'insensible, d'égoïste. Le rôle du plus puissant des dieux de ce monde restait néanmoins la protection d'autrui et la conservation de la paix.
Juger un homme par de simples légendes n'avait jamais fait partie de mes valeurs ; aujourd'hui ne faisait pas exception à la règle.
Peut-être avait-il tué un nombre fort peu calculable de dieux Élémentaires — car tel était son groupe —, mais personne sur cette terre n'avait le droit de juger un homme par ses actes ; encore moins si ces derniers n'avaient pas été prouvés.
J'avais confiance en mon père, en ses dires. Et s'il me disait que cet homme était comme un prédateur et le monde sa proie, je le croyais ; mais jamais je ne me suffirais à son avis, mon avidité de compréhension ne me le permettrait pas.
— Les chevaux commencent à fatiguer, remarqua mon amie en m'apercevant m'éloigner du monde réel en me plongeant dans mon subconscient. Sous cette chaleur écrasante, nous ne devrions plus tarder à nous arrêter.
Comme souvent, elle avait raison ; nos montures commençaient déjà à s'essouffler, malgré notre attention accrue le poids sur leur dos. Cet été promettait plusieurs degrés supplémentaires au précédent ; se promener en plein jour sous un soleil si éclatant promettait une fatigue continue, surtout de la part des chevaux.
— Arrêtons-nous là-bas à l'ombre, lui répondis-je en désignant un endroit à l'orée de la forêt au loin. Mangeons un morceau et remettons-nous ensuite en route sans tarder.
Nous n'étions pas pressées, mais une immense impatience nous avait rattrapées lorsque nous avions repris la marche après notre fuite de l'auberge.
Cela faisait des heures entières que nous inspirions de longues bouffées de cet air pur, expirions ensuite jusqu'à manquer entièrement d'oxygène avant de repartir de plus belle. Un entraînement peu compliqué, mais qui avait son utilité.
En supplément de notre âme vagabonde, nos yeux profitaient également de ce renouveau. Les champs à perte de vue, les frémissements des herbes hautes et des buissons sous l'arrivée d'un animal, le vent courbant dans le ciel avant de soulever nos chevelures pour s'en aller ensuite vers une autre terre. Les ruisseaux, les collines, les petits villages au loin ; tous ces éléments m'avaient affreusement manquée. Longs étaient les jours au campement à travers ces murs de bois et de pins. Nous n'étions sorties que de rares fois au-dehors, pas plus d'une vingtaine. Souvent pour des missions d'exploration, à la recherche de mouvements chez les troupes ennemies ; parfois partions-nous des jours entiers vers la ville du métal afin de prendre des nouvelles des futures décisions de la reine Zirra. Ces visites restaient constamment superficielles, nous empêchant de nombreuses reprises de passer chez les forgerons qui nous avaient hébergées lors de notre adolescence avec Athéna.
C'était également pour cela que nous nous y rendions.
Pour leur remercier de la bonté immense qu'ils avaient eue envers nous quand la vie elle-même avait cessé de nous soutenir. Pour toutes les fois où ils ont choisi d'accepter la différence absurde entre les mondes dans lesquels nous vivions. Si étroitement liés, et pourtant éloignés à la fois.
Nous avions grandi, appris ; il était temps de prendre conscience de ceux qui nous avaient aidées lorsque nous étions au plus bas.
Athéna attacha sa monture à un arbre sur sa droite en entrant dans l'orée de la forêt. Il faisait plus frais, plus sombre. Les êtres qui y vivaient étaient différents, parfois plus dangereux.
Nous nous installâmes dès lors au centre d'un espace aérer, laissant à disposition une large visibilité qui promettait de nous être utile. Nous brossâmes et nourrîmes les chevaux d'une douceur extrême, accentuée par notre amour envers eux. Leur compagnie était depuis fort longtemps considérée comme une amitié immuable et inébranlable. Aujourd'hui encore, notre lien avec ces bêtes dépassait de loin la monture et son maître.
— Je vais aller remplir nos gourdes, m'avertit Athéna. On en aura besoin pour la route, surtout si l'on ne croise pas d'autre rivière de sitôt.
Nous nous trouvions dans une large forêt dans laquelle je m'étais installée après la mort de mon père. Son peuple était vaste et sa diversité naturelle prospère à la survie. La source qui la traversait à un demi-kilomètre de là m'avait également beaucoup servi, m'ayant autrefois incitée à m'installer à son pied sans peine.
— Alors prends mon arc ; il te sera certainement plus utile qu'à moi.
Je ne lui laissai pas le temps de répondre et détachai le carquois dans mon dos et le cylindre en bois à ma ceinture afin de les lui lancer. Elle les attrapa avec adresse et m'offrit un bref sourire de remerciement avant de s'éloigner.
— On se retrouve dans une dizaine de minutes ! me lança-t-elle avant de s'enfoncer prudemment entre les grands pins.
J'entrepris pour lors de faire le compte de nos possessions. Nous nous débrouillions quant à l'argent, mais emporter trop de nourriture avec nous nous aurais obliger à consommer sans grande nécessité, ce qui revenait au même de la laisser à l'armée des lions.
Nous nous retrouvions donc avec des pommes et autres fruits de saison ou fruits secs ; des carottes également dont nous réservions la plupart pour les montures. Des pommes de terre et du pain, mais surtout de la viande séchée qui constituait la plus grande partie des sacoches accrochées aux braves bêtes.
Je les remerciai de leur calme lors de mes fouilles en prenant leur tête entre mes mains pour caresser leur chanfrein avec la même sérénité qu'ils laissaient paraître.
Le calme avant la tempête.
Le silence avant le combat.
Le lac paisible avant la fureur de la mer.
Un mouvement, presque élan.
Un craquement de branche.
Un remuement dans les buissons.
Aucune de ces agitations fut intentionnelle.
La bête qui émergea dans mon dos avait calculé le moindre de ses muscles, qu'il soit sec ou détendu.
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