12.
Un après-midi. Rien que quelques heures à tenir avant de repartir. Je n'arrivais pas à me détendre. Tous ces évènements, ces prises de tête ; je n'arrivais pas à me focaliser sur un sujet fixe, peu importe sa contenance. Je me torturais à chercher une solution à des problèmes encore lointains, comme souvent.
— Leïla !
La jeune protégée de Jyne se tourna vers moi, surprise.
— Générale ? Heureuse de vous compter parmi nous en ce jour.
Si seulement je pouvais lui répondre que je l'étais également. Un sourire forcé suffit.
— Je le suis également de te revoir. La générale Aidlyr m'a parlé de toi ce matin, j'aimerais prendre quelques minutes de ton précieux pour discuter.
— Oh oui, bien sûr !
Son regard fuyant transpirait la crainte, malgré la gaieté de sa réponse. Je ne lui avais jamais accorder grande attention durant mon service. Nous nous en étions toujours aux formalités, et ma relation avec son maître n'y était pas hasardeuse.
— Comment puis-je vous aider ?
On s'était éloignée loin des oreilles indiscrètes, faisant grandir encore sa méfiance justifiée.
— Je voulais juste savoir comment allait ta main.
— Ma main ? Mais... qui vous en a parlé ?
De ce que j'avais apercevoir durant les précédentes années, Leïla ne sortait jamais de la part d'ombre alentour. D'abord pour observer, mais également pour ne pas être blessé par le genre humain. Comme maintenant.
— Aidlyr ; répétais-je, elle y a bien été obligée.
Je lui désignai ma main malade.
— Vous aussi ?!
Elle l'examina de plus près. Son malaise ne flancha pas. Sans oser me toucher de ses propres mains gantées, elle se contenta d'observer la morsure et la répandue du venin.
— Vous avez bien plus de chance que moi ; j'ai vécu trois jours dans d'atroces souffrances avant de pouvoir obtenir le remède.
— Il a tout de même fonctionné ?
— Apparemment.
Je la vis reculer face à mon regard sur sa maladie recouverte de ce gant noir. Je ne pouvais pas me permettre d'aller trop loin avec elle. Si Jyne était le seul à qui elle en avait parlé, la brusquer entamerait une descente dangereuse.
— Ma main me fait encore mal quand elle porte un certain poids, mais la douleur est surmontable lorsqu'on n'y pense plus.
— Tu as mis du temps avant de l'accepter ?
— J'ai rapidement su anticiper la douleur, me confia-t-elle, mais ne plus pouvoir combattre avec autant d'acharnement qu'avant m'a embarrassé longtemps après avoir stoppé le flux...
— Je comprends ; tu as été longuement restreinte en mouvements.
— Et je le suis toujours...
Elle marqua un temps d'arrêt avant de poursuivre.
— Si je suis rapidement retournée au combat sans que personne ne s'aperçoive de mon absence, mon mental ne fut pas de tout repos durant les mois suivants.
Elle avait souffert pendant si longtemps, et nous, ses supérieurs, qui étions chargés de sa sécurité, ne nous en étions même pas rendus compte. Seul Jyne avait apparemment eu assez de conscience pour se charger de son cas.
— Tu mets encore la pommade, j'imagine.
— Je crains que si je cesse, ce soit ma vie qui s'ensuive.
La lune et ses étoiles caressèrent mon dos jusqu'à ce que je rentre pour de bon dans ma tente. Là, je m'arrêtai net. À quelques pas seulement, une masse blanche était étendue directement sur le sol, somnolant sûrement depuis un moment déjà. Je regardai un instant les rayures noires tracées sur son pelage neige, sans bouge, presque sans respirer. J'observai ses fines moustaches et ses traits durcis par le temps. Ses cicatrices également, nombreuses, mais peu visibles, encore moins dans un endroit si peu lumineux.
Ce n'est que lorsque je voulus opérer un demi-tour qu'il ouvrit un œil bleu brillant de sagesse. Ce dernier me scruta avec patience, attention.
— Où étais-tu ? me demanda-t-il avec un brin de reproche dans la voix en se redressant.
J'ouvris de grands yeux.
— Pardon ?
— Non, excuse-moi ! s'empressa-t-il de rajouter en comprenant son faux pas. Je croyais simplement que tu rentrerais plus tôt, j'aurais aimé parler un peu avec toi.
Sa voix avait pris une teinte enfantine. Le jeune humain qui vivait encore en lui prit le dessus pour m'offrir un regard qui en coulait long sur son indécision envers moi. Plus aucune trace du tigre froid et distant que j'avais rencontré la veille.
— Que veux-tu dire ? rétorquais-je en tâchant de ne pas paraître trop rude.
Qu'il fasse le premier pas était presque inespéré.
Il hésita un moment avant de se lancer.
— Il va falloir régler certains problèmes de compréhension si on veut reprendre la route sans mal. Mais c'est apparemment mal parti si tu opères déjà pour un demi-tour en m'apercevant.
Je fronçai les sourcils et alluma deux bougies afin de quitter cette ambiance obscure. Les flammes apaisantes des mèches n'aidèrent cependant en rien.
— Que me reproches-tu ? m'obligeais-je à demander sans m'empêcher de souffler d'exaspération.
— Ce n'était pas très mature...
Ses reproches ne l'étaient pas vraiment plus.
Je le foudroyai du regard.
— Combien de fois encore vais-je devoir t'entendre dire ces mots qui te donnent cet air supérieur ?
Je le vis s'affoler un instant, avoir une idée, renoncer. Des émotions que jamais un vrai tigre n'aurait pu émettre.
— Pardon, je me suis mal exprimé. Je sais que c'est dur pour toi ce qui est en train de se passer et m'accepter parmi les tiens ne doit pas être facile, mais tu peux me faire confiance, je te le promets. Nous avons tous les deux beaucoup à gagner de cette relation qui est en train de naitre... alors... je suis venu dans ta tente pour en savoir plus. Sur toi. Sur ce que tu as vécu, sur ce qui a fait que tu es la femme d'aujourd'hui...
J'ouvris de grands yeux. Était-il vraiment sincère en espérant former un quelconque lien de la sorte ? Avait-il oublié ce que cela faisait d'être humain ?
Jamais je ne me serais attendu à une telle déclaration d'un homme si mystérieux aux premiers abords.
Après tout, moi non plus je ne connaissais presque rien de lui.
— Je...
C'est tout ce que j'arrivai à répondre de sa tirade.
Je faillis lui déballer tout d'un coup, lui dire pour mon père, la mort de ma mère, mon long séjour à Méryme, la rencontre de toutes ces merveilleuses personnes... Mais je le regardai avant de secouer de la tête.
Renoncement, calme intérieur.
— Pas aujourd'hui. Peut-être demain, lorsque nous aurons fait un bout de chemin et que ma confiance envers toi aura atténué ton inconscience d'aujourd'hui.
Ma réponse ne lui plus pas, cela crevait les yeux. Mais il hocha sagement la tête, compréhensif, et je le remerciai d'un hochement similaire. Puis j'entrepris d'enjamber les décombres de bois trainant toujours au sol et me dirigeai vers la nouvelle carpette amenée cet après-midi même.
— Tu veux que je... m'en aille ? demanda-t-il tout à coup bien moins sûr de lui.
— Non. Je ne veux pas te priver d'une bonne nuit de sommeil. Ne te dérange pas pour moi.
Il m'offrit un sourire chaleureux, et j'enlevai mes chaussures avant de détacher mes armes pour m'alléger pour la nuit en les laissant à porter de main au cas où.
— Bonne nuit... lui dis-je dans un murmure.
Je l'entendis me répondre peu avant de me laisser emporter dans un rêve où mon ancienne cape rouge et mon ancienne armure étincelante faisaient encore des ravages du côté ennemi.
Je m'éveillai et m'habillai rapidement. Comprenant que Nese s'était déjà levé, je palpai l'endroit où il avait dormi et découvris que son réveil était encore récent.
Je sortis de la tente et profitai des légers rayons de soleil qui me chatouillèrent le visage. Eux non plus ne devaient pas s'être levés il y a longtemps et je fus heureuse de découvrir que la routine de l'armée des Lions avait commencé.
Lorsque j'avais parlé avec Aidlyr, hier, elle m'avait dit qu'ils partiraient juste après le diner. Hélas, elle ne savait pas encore où les emmener et cela l'inquiétait. Avoir le poids d'une armée était une chose très effrayante que je connaissais que trop bien. Mais elle allait s'habituer avec le temps, j'en étais certaine.
J'arrivais à l'infirmerie après une dizaine de « bonjour » à droite à gauche. Je ne fus pas surprise de découvrir Nese en train de parler à l'infirmière personnellement chargée d'Athéna. Il se dirigea immédiatement vers moi lorsqu'il m'aperçut et je souris en regardant sa démarche de tigre impérial.
— Bien dormi ?
— Très bien merci, comment va-t-elle ? lui demandais-je.
— Elle a dormi d'une traite ; c'est plutôt bon signe. Ça veut dire qu'elle ne fait pas de quelconques cauchemars et qu'elle n'a pas été traumatisée par les faits des derniers jours.
— Parfait, c'est une bonne nouvelle. Tu crois qu'elle pourra se remettre en route dès qu'elle se réveillera ?
— J'en suis même sûr. Ton amie est une femme forte, elle s'en sortira avec quelques cicatrices, mais elle a l'air d'avoir un mental d'acier et cela ne m'étonnerait pas qu'elle nous accompagne d'un pied ferme dès son réveil.
— Tout va bien, alors. Je propose de la laisser dormir tranquillement pendant que nous allons manger. Qu'en dis-tu ?
— Dire que j'ai une faim de loup est-il adapté pour la situation ?
J'éclatai de rire.
— Non, pas vraiment.
Il me sourit timidement. Je le voyais faire attention au moindre de ses dires, de ses gestes. Il malgré sur des œufs qui ne tarderaient pas à se briser, malgré sa délicatesse éternelle.
Je lui jetai un coup d'œil et ne pus m'empêcher de sourire en pensant à tout ce qui allait poursuivre avec un tigre aussi courageux et une fille comme moi...
C'est au temps du repas qu'un garde se glissa entre nous afin de glisser trois mots à mon oreille. Trois mots qui me décochèrent un sourire et me firent lever d'un bond, rapidement suivie par le tigre des neiges à qui il ne fut pas nécessaire d'écouter pour entendre.
Une infirmière était en train d'habiller mon amie lorsqu'on arriva en trombe dans la tente. La gérante s'approcha alors de moi avec les armes d'Athéna.
— Elle ne pourra pas les porter avant ce soir, alors je préfère vous les passer maintenant au cas où vous voulez partir sans que tout le monde ne vous retienne.
Elle me fit un clin d'œil, et je pris les armes qu'elle portait à bout de bras avant de hocher la tête solennellement.
— Merci pour ce que vous avez fait pour elle et merci pour tout ce que vous avez déjà accompli depuis que je vous connais, Rune.
Elle me sourit chaleureusement.
— Que ce soit pour vous faire soigner ou pour rendre visite à quelqu'un, vous êtes celle que j'ai le plus croisée dans cette infirmerie, soyez-en sûre.
— Je n'oublierai jamais toutes les fois où vous m'avez si gentiment guérie.
— Je ne m'inquiète pas pour cela, s'esclaffa-t-elle délicatement. Vos cicatrices vous le rappelleront bien trop souvent à mon goût.
Je hochai encore une fois la tête avant de me diriger vers Athéna.
— Comment te sens-tu ?
— Comme un nouveau-né après une bonne nuit de sommeil. Traduction ; je suis prête à casser la gueule de tous ceux qui seront volontaires.
J'éclatai de rire.
— J'espère que tu auras de quoi te satisfaire.
Elle s'étira pour constater les points encore faibles de son corps et grimaça en massant légèrement son épaule, le seul endroit où il y avait encore un bandage.
— Essaie de marcher tranquillement et de te dégourdir, lui dis-je. Je vais aller te chercher un cheval et prendre quelques provisions pour la suite.
— C'est gentil. Laisse-moi une petite heure pour me remettre à marcher et je suis ton homme.
Je lui souris et sortis.
Je ne tardai pas et me dirigeai vers l'écurie où je trouvai un cheval noir qui ne m'était pas inconnu.
— Salut, toi, dis-je en m'approchant de la bête.
Je fus étonnée que Lunaire soit là. Mais les gardes de l'armée avaient dû la récupérer et la détacher de l'arbre auquel je l'avais attachée pendant qu'ils nous cherchaient.
Je lui caressai la tête et lui offris ma main droite pour qu'elle la renifle. Elle hennit en sentant mon odeur. Je lui donnai ensuite une pomme qu'elle manga sans peur et je la caressai encore en regardant autour de moi pour voir s'il n'y avait pas un deuxième cheval pour Athéna. Mais une présence derrière moi m'obligea à tourner la tête dans sa direction.
— Tu n'es pas obligée de prendre deux chevaux...
Nese lâcha cette phrase dans un soupçon d'hésitait-on et je découvris chez lui une légère gêne que je n'avais pas encore vue.
— Avoir un tigre dans ta troupe est un avantage, expliqua-t-il pour que je comprenne son sous-entendu. Tu seras beaucoup plus rapide que sur un cheval, ça, je peux te l'assurer.
Je lui offris un sourire en coin.
— C'est un grand honneur.
— Heureux que tu te rendes compte de la chance que tu as de m'avoir rencontré.
Je levai les yeux au ciel en l'entendant se jeter des fleurs, et il m'offrit son sourire moqueur que je commençais un peu trop à apprécier.
Je brossai la jument avec familiarité avant de la nourrir et de vérifier s'il y avait un quelconque problème. Je la caressai un instant et lui soufflai des mots pour l'apaiser afin de me reconnecter avec elle comme si cela faisait des semaines que je ne l'avais plus vue.
Ce n'est qu'à la fin que je me rappelai la présence de Nese qui n'avait pas quitté l'écurie. Il s'était assis sur de la paille, ce qui lui donnait l'air d'un chien attendant son maître. Je ne pus m'empêcher d'être surprise en le voyant dans cette position et lui demandant, légèrement gênée :
— Oui ?
Il s'amusait à me regarder à la tâche, cela se voyait à ses babines retroussées. Son sourire s'agrandit encore après ma réaction et il ne put s'empêcher de lâcher :
— Moi aussi je veux bien me faire chouchouter de la sorte.
J'éclatai d'un rire franc en rougissant légèrement et sa manière intense de me regarder n'apaisa pas ma gêne grandissante.
Je lui murmurai l'air dragueur en perdant toute crédibilité :
— Seulement si tu es gentil.
Il prit un air offensé.
— Souffririez-vous de ma méchanceté, demoiselle ?
Son regard offensé fut, hélas, perturbé par son sourire enjôleur en coin de bouche. Je continuai la comédie en portant ma main droite à ma tempe en lâchant quelques sanglots théâtraux.
— En effet, très cher. Mais, je ne souffre pas de votre méchanceté, répliquais-je, ce sont vos regards flamboyants, avec lesquels je n'arrive pas à garder la tête froide.
— Oh ! Vous m'en voyez navré. Je pensais que cette distraction vous ferait oublier tout ce que vous avez vécu ces derniers temps, mais je crains bien que cela ne fasse que vous déranger...
— Surtout que vous ne connaissez pas grand-chose de ma personne, m'exclamais-je en prenant un air offusqué.
Il se leva et se rapprocha légèrement de moi.
— C'est tout à me déplaire ! S'il y avait le moindre moyen pour que vous m'expliquiez qui vous êtes, je n'hésiterais pas un instant à sauter sur l'occasion.
Je lui donnai un léger coup de poing dans l'épaule. « Peut-être un autre jour ». Il grogna plus par réflexe que réelle douleur.
On sortit en compagnie de mon étalon noir et on traversa le camp pour nous retrouver devant les cuisines. Une tente avait rapidement été construite pour mettre la réserve de nourriture emportée de l'ancien campement. La cuisinière en chef nous laissa passer et nous invita à nous servir avant de disparaître pour nous laisser prendre ce dont nous avions besoin.
Nous ne nous gênâmes pas et accrochâmes le tout à Lunaire avant de lui donner une paire de carottes pour ne pas devoir lui en donner dans peu de temps au risque d'en manquer rapidement. La route allait être longue jusque Méryme.
Nous nous dirigeâmes pour la énième fois vers l'infirmerie où Rune me proposa des bandages ainsi que des médicaments pour Athéna que j'acceptai volontiers. Mon amie nous rejoignit ensuite, accompagnée d'une autre générale, et je fus heureuse de la revoir une dernière fois avant notre dernier départ.
Il accompagna Athéna jusqu'à Lunaire et l'aida à monter dessus. Il se tourna ensuite vers moi et me prit dans ses bras.
— J'espère qu'on se reverra, Aidlyr, lui dis-je. Ce fut un plaisir de faire ta connaissance après si longtemps.
Elle ricana.
— De même.
— Prends soin de cette armée, lui soufflais-je.
— Compte sur moi, sache-le, me souffla-t-elle pour que je sois la seule à l'entendre correctement. Je ne sais pas vraiment comment cela va tourner d'ici demain, personne ne le sait, mais je te promets de faire de mon mieux.
Elle marqua un temps d'arrêt, baissa la voix et s'approcha de moi.
— N'oublie pas que nous serons toujours là en cas de besoin. Les choses vont changer sans Hémon, mais notre loyauté envers l'armée des lions ne périra pas, je t'en fais la promesse.
— Merci pour tout, lui répondis-je d'un murmure similaire.
Elle fit la moue puis hochement une fois de la tête afin de s'assurer de la vérité de nos paroles, puis recula d'un pas pour un dernier geste de la main.
Je me retournai et montai sur Nese, qui, j'en étais sûre, avait tout entendu, et nous nous remîmes en marche en silence.
Nous marchâmes calmement sur une route paisible. Seuls quelques marchands passèrent non loin, et nous n'échappâmes pas à leur regard rempli de peur en direction de notre nouvel ami.
Nous allions devoir nous y habituer aux vues de notre longue route vers Méryme, la ville du métal et de la paix. Et la route nous en séparant encore n'était pas des plus courtes.
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