3.
Eliot fut le dernier à quitter les songes. Lorsqu'il s'appuya sur son coude pour avoir un meilleur visuel de la maison, il constata que sa sœur était partie. Il se passa une main dans ses cheveux en batailles avant d'hausser les épaules. « C'est une herboriste. Il y a des choses qu'un travailleur comme moi ne peux comprendre ». Après quelques instants de repos, il décida enfin de se lever.
Le jeune homme s'approcha de ses vêtements mats posés en tas sur un petit tabouret et entreprit de se déshabiller, sachant que sa colocataire ne reviendrait que vers la soirée et qu'il s'était isolé de toute fenêtre dans un coin de la pièce. Il ne put s'empêcher d'avoir une pensée légèrement dépitée au contact avec ces frusques si fatiguées que la trame risquait de se délier à tout moment.
Sa nudité ne fit qu'accentuer ces sentiments. Il se trouvait trop pâle, trop typique des personnes de sa condition, également trop osseux. Egalement, orgueil tout masculin, il se trouvait plutôt bien membré, d'autant qu'il avait eu plus d'une concubine en prenant néanmoins garde à ne pas devenir père. Mais il y avait quelque chose de plus insidieux en cet examen si rapide, le temps d'enfiler un bas de coton et de mettre les mêmes habits qu'hier. Eliot avait le sentiment que quelque chose lui échappait. Ses traits, ainsi que ceux de sa sœur, étaient plus alliciants que la plupart de ceux qu'il côtoyait. Il y avait en lui, à chaque fois qu'il se regardait, une profonde volonté de s'élever, comme s'il n'était pas fait pour les métiers de la terre. Il savait que sa sœur avait ressenti cela de façon plus vive que lui, c'est pourquoi elle avait choisi sa voie.
Une fois correctement vêtu, le jeunot s'approcha de l'établi en face de lui d'un pas plutôt rapide et ouvrit une petite huche s'y trouvant. Se saisissant d'une petite miche qu'il mordit pour la porter, il sortit en prenant également une bourse de cuir large comme la main.
L'on eut pu presque dire que le temps n'avait plus cours, tant le temps semblait inchangé. Les mêmes nuages gris, le même rond blafard s'y mussant, la même lourdeur de l'air annonciatrice d'une averse. Seule la végétation malade et dépravée permettait de se figurer un semblant de temps passant.
Les villageois eux-mêmes, avec leur air tellement éteint et mécanique, paraissaient prompts à tomber en poussière. La vie dépérissait, comme partout ailleurs. Egalement, il y avait quelque aura délétère dans l'air, tant l'aspect du lointain même était altéré. Par ailleurs,
Et les étoiles moururent, s'effaçant dans les ténèbres, alors que la lune pleine, si ignoblement pleine, se paraît du sang d'une innocente sous les cris déchirants de pauvres âmes. Cet ignoble acte avec scellé le destin du monde ; et les habitants purent entendre un son qu'ils oublieraient mais dont ils retiendraient à jamais la portée primaire et sombre. Le rire du Serpent ne laisse pas la psyché intacte.
toute faune naturelle semblait avoir dégénéré. Les habituels renards qui devaient vivre en cette région arboraient, quand le regard parvenait à les surprendre, un pelage plus sombre et des gestes hostiles. Les passereaux chanteurs aussi avaient changé ; leur ramage s'était fait plus rare et grave, leur plumage plus terne. Leurs mœurs avaient un caractère lugubre et funeste ; les billes luisantes leur servant d'yeux scrutant les moindres recoins de leur environnement. En somme, la nature était devenue plus agressive et tortueuse en cette époque troublée. D'autant que certaines créatures avaient fait une apparition des plus malheureuses.
Eliot ne savait que penser de son espace de vie. Il l'avait toujours connu ainsi, même s'il ressentait, comme sa sœur et lui en avaient parlé hier soir, un fourbe sentiment d'anormalité en le contemplant. Ses chaussures rencontraient le sol dans un bruit sourd alors qu'il s'approchait d'un groupe de paysans qui discutaient.
- Alors, on se réveille enfin, l'bon père Eliot ?
C'était un homme à la barbe grisonnante et au ton large qui avait remarqué le jeune homme en premier. Il se tenait appuyé contre une fourche à sept dents rouillées tournée vers le haut tout en parlant avec deux compères. Il portait un chapeau informe en jute brunâtre déchirée, comme les deux autres cela dit, et exhiba un sourire mal soigné à l'approche du jeune homme.
- Désolé, je suis allé coucher tard. J'ai les semences de l'année, fit-il en montrant la bourse, mais je ne sais pas si on va pouvoir préparer le champ complet.
- Allons, fils ! répondit l'un des camarades, un homme au visage ridé mais expressif, ne parle pas d'malheur ! Y a rien d'pire pour inviter l'mauvais œil.
Là où, ailleurs, la remarque aurait attiré au moins un éclat de voix ironique, ici, il n'y eu que des regards sombres et quelques peu accusateurs sur le jeune homme. Ce dernier ne savait pas quoi faire pour endiguer la situation, aussi ne fit-il rien et attendit simplement.
Il y eut un véritable malaise, ce qui était en soi symptomatique de la réalité du quotidien : quand la plupart des choses tournent aigres, il n'y a que la croyance et la superstition qui permettent de se garder de sombrer. Cela expliquait l'émergence de l'Eglise Noire, qui au moins le mérite de ne faire aucun secret sur ses préceptes ; à savoir se complaire et se dépraver ce nouveau monde; s'assumer en tant qu'humain somme toute. « En soi, l'humain est un être d'adaptation et bien vulgaire de par sa condition imparfaite, alors pourquoi ne devrait-il pas se satisfaire d'un monde décadent ? » tels étaient les mots de Saula d'Ozanyl, la fondatrice de l'ordre de l'Eglise Noire. Ces derniers étaient transmis à travers la population à travers toute la région, pour tenter de les rallier à l'organisation. Ils se gardaient bien de révéler combien de personnes ils avaient rameuté, par contre.
Après bien des minutes de gêne, le paysan qui avait parlé le premier déclara :
- Eh ben, autant s'en aller semer.
C'est ainsi que tous passèrent la barrière les séparant d'un champ de terre humide et fraichement retournée. Eliot sentit avec une légère irritation l'humidité du sol s'infiltrer entre les bandes de cuir à ses pieds, mais il n'en fit rien et continua d'avancer.
- Là, il y a ce chêne qui protègera les pousses du vent froid v'nant du nord. Fit un des hommes.
Il tendit la main et celui ayant la bourse la tendit pour y laisser tomber une petite quantité du contenu. Avec une horreur silencieuse, il remarqua qu'un grand nombre de graines étaient blanches. Cela voulait dire qu'elles ne germeraient jamais, il le savait. Et le paysan aussi, car il eut un léger froncement de sourcil. Insidieuse mélancolie du quotidien, il ne dit rien et prit un bout de bois et traça un sillon d'environ cinq mètre et l'ensemença, avant de le recouvrir de terre. C'était tellement peu, tout le reste du champ était comme abandonné, laissé à la volonté des ronces et au sureau hièble, si commun dans la région ; rejoignant de même une signification profonde de la plante, à savoir une demande de pitié.
L'acte de fécondation de la terre terminé, le paysan se mit à genoux, l'eau présente dans la terre meuble laissant des marques brunâtres sur le tissu de son bas, puis baissa la tête tout et joignant les mains.
- Puisse Phéonia veiller sur la récolte et apporter nourriture et prospérité au village.
Eliot eut un soupir donnant un aperçu de son avis, dont il se garda de révéler la teneur. Pourquoi prier une déesse n'ayant aucun temple, que d'épars autels délabrés à peine entretenus dans des coins l'étant tout autant ? Elle n'avait pas même la prestance du Croc Sauvage, qui n'avait lui non plus pas de temple, mais dont les lieux de prières, bien que rares, étaient nimbés de mystères sépulcraux et lugubres, au cœur de denses bois maudits. Il fallait bien cela pour satisfaire le dieu de la nature sauvage et de la cruauté. « Il ne faut pas s'étonner que, chaque années, l'on ait de moins en moins de blés. Cette divinité n'est qu'une pacotille, une perte de temps. En fait, jamais les dieux ne se manifestent, c'est à se demander si leur existence n'est pas un mensonge pour fuir ».
Le jeune homme se sentit soudainement mal d'avoir ce genre de pensées. Non, il devait s'accrocher à la moindre miette d'espoir, surtout maintenant. Mais il ne pouvait s'empêcher de douter. Dès qu'une épreuve frappe le genre humain, il s'invente des dieux et se blottit dans leur giron.
Le garçon ne pouvait pas dire qu'il s'ennuyait. Mais il était écœuré. Tant de vérités prenaient corps dans la scène dont il était acteur passif, cela le dégoûtait. Il s'exécrait de rester dans sa condition pitoyable, son sentiment de rébellion était maintenant à ce point accentué qu'il se surprit à souhaiter que la mort prennent ces personnes qu'il connaissait et savait pleines de bonne volonté.
Sa demande muette et concrètement égoïste allait peut-être se voir exaucée par une arrivée aussi soudaine qu'inattendue.
Le claquement sec et répété qui se fit ouïr dans l'air froid attira l'attention du groupe, qui leva la tête pour voir de quoi il en retournait. Les volutes grises et fourbes en arrière-plan ne faisaient que souligner avec une réalité fade l'animal descendant des cieux tel un jugement sanglant. Gris au point de sembler noir, un dragon à la large envergure descendait en direction du champ.
Lorsqu'il se posa, les hommes reculèrent instinctivement, puis cessèrent de bouger, comme tétanisés. La majesté du reptile était telle que le temps paraissait s'être figé, même si Eliot ne pouvait s'empêcher, au fond de sa peur, de ressentir une banalité crasse dans l'apparition.
Les deux ailes large et puissantes et la posture bipède du dragon indiquait qu'il s'agissait d'une vouivre, et son museau écailleux et aux crocs saillant avec ce regard céruléen calculateur révélait l'espèce même de l'animal, même si sa longue queue la trahissait également : une Morte-Aile. Ainsi, l'absence des ornements organiques, le comportement et la grande taille de la bête semblaient corroborer ce que, intuitivement, presque primitivement, tous avaient compris ; à savoir que cette vouivre femelle était en chasse.
De fait, la prédatrice se tenait penchée en avant, son long coup tendu en direction du groupe, avec la tête légèrement penchée vers la gauche et les ailes placées de sorte à la faire sembler plus imposante encore. Sa coda, quant à elle, se balançait lentement, ses écailles dorsales aiguës menaçantes.
Rapidement, malgré un sentiment de stress allant croissant, le jeune homme tenta de se remémorer le savoir qu'il avait sur ces animaux. Les Mortes-Ailes étaient des dragons sélectionnés pour la guerre, donc violents et puissants. La plupart du temps, c'étaient des femelles qui étaient utilisées, à cause de leur tendance à user de techniques vicieuse. Seul un royaume du nord a su dompter les dragons, et ils furent libres à sa chute. Ils migrèrent dans toute la région et attaquent souvent les villages, qui sont des proies faciles.
Au-delà de la pression qu'il ressentait, il y avait quelque chose remuant en lui. Comme une buller remontant dans l'eau d'un lac gelé. Cette impression semblait remuer en son cœur nolens volens. Elle en était gélive, tant plus il tentait de la repousser, de la taire, qu'elle devenait prenante, comme un bourgeon s'ouvrant.
Hélas, alors que le garçon était en plein combat en lui-même, l'animal s'approcha lentement, ses pattes s'enfonçant légèrement dans la terre avec un bruit de succion désagréable. Egalement, rémanence de ses origines belliqueuses, la femelle émettait un genre grondement bas destiné à apeurer ; là où les autres dragons grognaient et montraient les crocs, de ce qu'Eliot avait entendu parler. Cela devait être un comportement appris pour sembler plus pervers encore dans leurs attaques.
Malgré tout, le rouquin n'arrivait pas à se concentrer. Il y avait certes la peur de mourir aussi soudainement mais, étonnement, elle était relativement ténue. Le stress était présent, oui, mais pas à cause des possibles tournures des évènements, mais par quelque chose de bien plus étrange : le jeune homme craignait de ne pas réussir à saisir assez de détail ; ses pensées étaient floues à cause d'une fascination obsédante. Là où on lui avait conté la cruauté et l'ire de ces êtres bestiaux, mais ce regard... bien que glacial de par ces pupilles verticales, il semblait exprimer des choses inintelligibles que, en dépit des différences, atteignaient Eliot au cœur de sa psyché, en un point qu'il savait presque inconnu. Cela appelait quelque chose en son être, c'était à ce point obvi que c'en était intolérable, il fallait que cela cesse.
C'est alors qu'il fit quelque chose d'alarmant, toutes ses pensées en arrière-plan, selon un instinct profond, le même qui lui soufflait sa non-appartenance à ce monde : il s'avança de quelques pas en direction de la vouivre, qui releva un peu la tête, comme surprise. Un des paysans attrapa le garçon par le bras et lui dit, dans un souffle, le visage grave et terrifié:
- Es-tu fou ?!
- Laisse-moi, je sais ce que je fais.
Fit l'autre en se dégageant et en avançant encore d'un pas. Puis il s'adressa à la Vouivre.
- Je devine que vous avez faim, mais je vous demande de vous en aller.
Sa voix lui sembla plus profonde, plus présente... plus vraie. Réprimant un frisson, il plongea sa vue dans les yeux de la Morte-Aile. Cette dernière semblait décontenancée et bien des pensées s'échelonnant sur des plans compréhension connus d'elle seule traversaient furtivement les deux saphirs fumeux qu'étaient ses globes oculaires.
Soudainement, la bête ferma les paupières et se releva de toute sa hauteur, les ailes repliées et la queue rectă. Elle rouvrit les yeux, puis afficha une expression calme et simple, autant que l'on pût en juger sur un dragon. Ce fut alors qu'elle s'exprima, dans un langage fait de sifflements ténus et d'intonations basses et sifflantes. Tous comprirent que c'était du draconique, mais seul Eliot, étrangement, comprit les dires énoncés.
- Par la faim qui me tenaille, j'ai volé bien des lieues. Les miens se transmettent des histoires sur les temps d'autrefois, et je les pensais fadaises. Vous qui êtes le jouet des ombres, vos ascendances vous permettent de me comprendre. Mais votre volonté sera faite, et je m'en vais.
Après quelques instants, la femelle s'ébroua et déploya ses larges ailes, tendant la membrane entre ses doigts au point qu'elle semblât translucide. Les gémissements de terreur des hommes semblèrent lointains aux oreilles du jeune, tant il était absorbé par la beauté troublante des écailles du reptile volant. Elles avaient en quelque sorte chacune leur couleur propre, s'accordant en nuances de gris des plus inhabituelles. Eliot avait la sensation d'enfin voir quelque chose de véritablement réel, malgré l'ignoble impression de mélancolie qui se dégageait tel un serpent malade.
- Vous êtes une magnifique créature... ne put-il s'empêcher de murmurer alors que de brusques bourrasques venait le caresser lors de l'envol de la Morte-Aile.
- Observez les corbeaux, brave garçon. Lénifier ce monde est ardu, garder espoir tout autant. Choix et volonté doivent être liés, griffe du loup. Soyez vigilant aux mots des morts. Le verbatim se perd, ayez confiance en votre jugement.
C'est sur ces mots que s'envola la femelle, plongeant Eliot dans l'incompréhension. «Est-ce un genre de prophétie ? Et comme se fait-il que je puisse la comprendre ? Je dois en parler à ma sœur.»
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