2.
La nuit était tombée depuis bien longtemps, le vent persifflant des murmures vespéraux dans la forêt de sapins. L'on devinait aisément que l'on se trouvait sur une falaise de par le tapis d'épines mortes percé de-ci de-là par la roche mise à nu, grise et aiguë, telle la denture de quelque être des temps anciens. Les branches basses des conifères sombres ployaient tristement, leurs aiguilles noircies au point de révulser. Le seul bruit autre que le vent venait d'un solitaire corbeau, son cri grave et effrayant berçant la nuit.
Le ciel était clair, mais aucune étoile ne brillait dans l'empirée. Seule une ténèbres profonde, immense dévorait le vide nocturne. Enfin, la lune, elle brillait. Brillait de la même façon depuis bien des automnes. Sanglante, énorme, grotesques, l'astre de nuits n'était plus celui que les poètes chantaient. L'horreur seul était appelée par sa rougeâtre aura, nimbant le globe des nuits de façon tellement malsaine que le simple fait de le regarder pourrait semer les graines d'une folie pernicieuse.
Au niveau du point le plus élevé de cette butte escarpée, point se trouvant presque à l'arête nord de la formation, il n'y avait aucune végétation, juste de sombres pierres plutoniques taillées par les intempéries au point d'en devenir menaçantes. Au milieu de ces pointes, il y avait un petit espace circulaire, juste assez large pour qu'une personne puisse se tenir relativement confortablement assise sans avoir à s'appuyer sur la pierre l'entourant, pavé de dalles ébréchées et fissurées mais maintenant leur unité malgré les plantes poussant dans le moindre espace et la mousse couvrant certains des carreaux ouvragés. En son centre, un espadon de plus d'un mètre se trouvait fiché, bien droit, dans le sol. Noire comme le charbon, elle avait gardé son tranchant mais l'arme avait subi les affres du temps ; son pommeau portait des traces d'usure et les arabesques décorant le plat de la lame paraissaient à peine tant l'argent qui les formait avait été corrompu. La beauté de l'épée restait tout de même, sauvage et fière, telle une aura de grandeur dans ce monde décadent.
C'était devant ce monument que se trouvait une jeune fille, le visage tourné vers le lointain que l'on devinait aisément, la peau de son visage, absolue perfidie de la lune, des couleurs chaleureuses sous la clarté cruelle de l'œil nuiteux. Elle portait une tunique longue grise aux fils blancs formant la base de l'étoffe apparents, un pantalon de tissu épais noir et des bottes faites de lanières de cuir épais enroulées autours du pied. Ses cheveux roux en désordre et ses yeux vert-d 'eau trahissaient une origine extérieure au village, car les rustres y trouvant leurs origines avaient pour la plupart des cheveux noirs ou bruns avec des yeux du même genre. Elle, avec son regard si différent en bien, qui semblait scruter les détails, était nettement d'un autre genre que ces vils de basse extraction. Pléthore de pensées passaient devant les étangs chaleureux permettant à la rouquine de voir alors que l'heure avançait.
Il y eut des bruits de brindilles brisées et de pas étouffés et, sans même ne serait-ce que sembler inquiète ou même à l'écoute, la demoiselle dit doucement, dans un timbre honnête mais retenu, alors que les bruits se rapprochaient :
- Eliot, pas la peine de me chaperonner, j'ai dix-sept ans, tu sais ?
Un garçon, le quasi-jumeau de la jeune fille, sortit des bois et s'avança entre les épines minérales. Les deux se ressemblaient beaucoup, hormis au niveau de quelques traits, notamment les yeux et les cheveux. Si lui aussi les avait roux, les siens l'étaient dans une nuance si sombre que ses mèches en semblaient noires, et ses yeux paraissaient deux émeraudes. Egalement, là où on devinait une certaine timidité chez sa sœur, lui développait une aura de franchise et de charisme savamment mêlés. De fait, sa tenue était plus ténébreuse : une cotte brune défraîchie, des braies noires et le même genre de chaussures que sa sœur. Il portait, comme seul ornement, un collier formé d'un filin noir avec une unique perle de bois sombre, qui se voyait avec élégance contre son cou fin. Une fois assis à côté de la jeune fille, il lui répondit sur un ton chaleureux et taquin de sa voix claire :
- Allons, allons, ne vas pas m'estropier pour ça. Je venais juste m'assurer qu'un gars du village ne te serrait pas trop.
- Je n'ai pas besoin d'une garde rapprochée, j'esquive mes prétendants comme le renard que tu chassais ce matin t'a esquivé.
Eliot feint un air blessé qui fit sourire sa sœur. Il finit par lui demander, après un silence neutre :
- Annaël, tu passes beaucoup de temps ici... je sais que tu es l'apprenti de l'herboriste et que cela te lie à ce sanctuaire, mais est-ce bien ?
- Tu es vraiment trop prévenant, frérot. J'aime bien regarder au loin, quand il fait nuit, car il y a parfois des lumières...
Elle laissa sa phrase en suspens, tournant de nouveau la tête vers le lointain. On devinait aisément la vaste zone rocailleuse percée de ruines du Royaume Perdu de Ramy dans la lueur malade de la lune. Plus loin, le profil sombre et glauque de la Forêt de Casmer la Maudite. Toutefois, dans ce décor teinté de rouge, on pouvait remarquer de petits points lumineux trouant la monotonie égrotante de cette heure tardive, de petits signes de vie trouant la solitude abjecte du quotidien. Hélas, les mots expriment mal l'anormalité de la vision de ce paysage aux tons noirs et sang, l'absolue horreur que cela réveillait en chacun de ceux ayant jadis connu le merveilleux des nuits.
Après quelques instants, ce fut la dénommée Annaël qui reprit la parole.
- Tu sais, Eliot, je me suis souvent demandée comment... comment ça est arrivé. Fit-elle avec un geste circulaire de la main en direction de la vue. Toi et moi, on a pas connu le monde tel qu'il est, mais... mince, j'ai de la peine avec les mots...
- Mais on sent au fond de nous que ce n'est pas normal, hein, sœurette ? On n'est jamais à notre aise ici, pas que les gens soient mauvais, non, mais que cette atmosphère est mesquine.
- Voilà ! Il y a quelque chose de vilain dans ce monde. Et ça me fait peur...
- Je crois que je comprends pourquoi tu viens ici. Tu espères qu'un jour, comme la vieille Beth, que quelqu'un vienne reprendre l'Espadon des Nuits pour partir en guerre contre ce quelque chose qui a fait du mal à ce monde, hein ?
Annaël regarda longuement son frère, une expression surprise sur le visage.
- Tu me connais trop bien... Même si je pense que la légende de l'Espadon est une fumisterie. Une épée forgée d'un métal tombé du ciel dans une comète, trempée dans le sang d'un dragon ancien et gagnant une aura mystique lorsqu'il fait nuit ? Cela dit, l'histoire de l'aura durant la nuit n'est pas fausse, regarde.
La jeune femme leva une main vers l'épée et ferma les yeux, ses lèvres articulant des paroles silencieuses. Son frère regardait l'arme avec un clame appris. Après quelques secondes, un fin anneau blanc vif apparut autours de la relique. Il en sortit quelques orbes nitescents de la taille d'un ongle bougeant plutôt rapidement. Ils laissaient derrière eux une traînée éthérée et douce, éclairant les alentours autrement que par la lueur démente lunaire.
- Si mes souvenirs sont bons, tu te plaignais ce matin de ne pas être capable de faire plus d'un petit orbe, c'est cela ?
- Exact. Mais ici... il y a une aura profonde qui amplifie non seulement les sorts lié à la nuit, comme les Orbes du Crépuscule, mais aussi la capacité physique. Tu ne ressens aucune fatigue, malgré que tu aies trimé toute la journée, n'est-ce pas ?
Eliot ferma les yeux quelques instants. Effectivement, alors qu'il était quelque peu sommeilleux en grimpant entre les rochers, son éreintement l'avait quitté une fois près de l'épée. Il rouvrit les yeux et n'eut même pas besoin d'acquiescer, sa sœur devinant la réponse dans son regard.
- Dommage que l'Espadon n'aie pas cette aura de puissance toute la journée, il n'y aurait plus besoin de dormir. Fit le jeune homme avec un petit rire.
- Détrompe-toi, frérot. La magie ne te protégerait en rien des désagréments que ne pas dormir te causerait. Et je crois que le pouvoir de l'épée est limité à la force physique et magique. Ton esprit fatiguerait normalement. La magie n'est pas une solution pour te rendre un surhomme, car même certaines choses faisant de nous des êtres vivants ne peuvent être atteintes par cet art.
Il y eut de nouveau un silence. Le vent s'était tu et l'air était maintenant pesant. Il semblait y avoir quelque sépulcrale présence dans le sinistre lacis des ombres de cruor. Le silence ambiant n'en n'était que plus propice à causer la mal-être. Les petites lueurs flottaient encore, indépendamment l'une des autres, éclairant paisiblement les deux habitants.
Bien des minutes s'égrenèrent alors qu'Annaël et Eliot restaient silencieux. Rien ne changea, hormis les pensées de chacun. Malgré ce monde mourant, pourrissant, la nuit gardait quelque chose que jamais rien ne viendrait corrompre. Elle gardait sa propension à la songerie. Le monde pourrait être ruiné, la mort devenir la norme, la liberté éradiqué ; même le plus faible des esclaves trouvera du réconfort en regardant la nuit s'étendre et rendre silencieuses les plaintes.
La nuit sera toujours la nuit, peu importe la réalité du monde. Il est des choses qui jamais ne changeront, sauf si elles disparaissaient. Et, en cette situation-là, la vie se perdrait. Ainsi en va-t-il depuis bien des éons.
Enfin, ce fut le garçon qui parla. Sa voix paraissait remonter d'une lointaine souvenance.
- Cette prophétie qui circule depuis maintenant vingt-cinq ans, si j'en suis les dires de ceux en parlant, est-elle vraiment fiable ? « Lorsque le monde touche à sa fin, lorsque les êtres se corrompent, la faux viendra ». Est-ce vraiment une prophétie ou les paroles d'un dragon mourant ?
- Je ne sais pas, mon frère. Ces fiers chasseurs de dragons ont affirmé qu'après un tel combat, seule une grande prophétie pouvait sortir de la gueule du monstre.
- J'ai des doutes, mais je ne sais pas comment les fonder.
Le visage d'Annaël resta interdit, pensif. Elle ferma les yeux, longuement, avant de murmurer, un peu pour elle-même et un peu pour son frère, des paroles qu'il ne comprit pas.
- La cité des cendres et la cité des corbeaux sont bien loin mais on y trouverit des réponses.
Elle regarda soudain son frère, semblant chercher quelque chose, l'analysant. Cela mit le jeune homme mal à l'aise mais il se laissa faire ; sa sœur était une herboriste après tout. Elle avait ses propres préoccupations qu'il ne pouvait comprendre.
- Eliot, je crois qu'il est temps d'aller dormir, n'est-ce pas ?
- Il doit être minuit passé, sœurette. Tu dois avoir raison. Demain, une rude journée nous attend.
Alors il se leva et s'éloigna de la clairière, suivi de près par sa sœur, qui tapa des mains pour que son sort se dissipe. Le sol encore humide étouffait leurs pas, ne laissant entendre que de vagues craquements. Ils arrivèrent sur le flanc ouest du bois. Devant eux, dans les ombres démentes de la nuit, la falaise était presque verticale sur plus d'une centaine de mètre. Sur la droite, à sa plus extrême aiguille, la barrière de bois du village prenait ses bases. Fort heureusement, un escalier artisanal de planches permettait d'accéder en une relative sécurité au sommet de l'éminence. Un large proche de fer à la lourde grille d'entrée faisait la jonction entre l'humus et la première plateforme. Une balustrade de métal partait sur ses deux côté, empêchant quiconque de sauter depuis la fin de l'escalier pour atteindre le bois.
En soi, l'utilité de la grille était simple : elle servait de dernier retranchement en cas d'invasion du village. Son aspect quelques peu rouillé et les planches de l'édifice permettant d'y accéder semblant capable de céder au moindre moment trahissaient une ancienne construction et un entretien des plus sommaires. Il n'y avait pas de beauté dans l'œuvre, juste son utilité, qui la nimbait avec un genre de frisson tant la grille semblait solide et robuste. On devinait les ardents coups de marteau qu'un forgeron avait dû faire, mais aussi tout le savoir-faire en émanant.
Les deux descendirent les marches grinçantes relativement vite, la barrière de métal tremblant à chacun de leur pas. Après quelques minutes, ils atteignirent le sol boueux du village. Le silence était typique de ces villages paysans où, une fois la nuit tombée, aucune activité ne pouvait être entreprise. Mais la différence était nette avec d'autres ; là où un village habituel jouirait du repos du juste, celui-ci se noyait dans la crainte. La douceur et le calme de la campagne étaient ici remplacés par un sentiment concrètement indéfinissable de malepeur. Cela se ressentait jusqu'en dans l'aspect du sol, qui était graveleux et gris éteint.
En avançant parmi les maisons endormies, il y avait bien des choses à remarquer. Différentes de par leur importance, mais semblables dans l'attristement qu'elles dépeignaient. Le moindre élément était, dans son sens le plus profond, essoufflé, mourant.
L'aspect des chaumières faisait pitié : des toits à deux flancs avec une cheminée à la pente tombant si bas après les murs qu'elle en touchait presque la terre ; des fenêtres placées sur les deux seules faces de pierre grossière orientées nord-sud, ces ouvertures si caractéristiques, à savoir petites et accompagnées de la porte d'entrée vers le nord et plus grandes vers le sud ; des couleurs fades, tournant autour du brunâtre des fondations ; une crasse incrustée dans la matière des murs extérieurs soulignant la décrépitude des lieux . Mais l'élément trahissant la crainte était à la fois incongru et symptomatique de la situation : une grille de faire, comme celle d'une cellule, était placée devant chaque porte, fixée dans les bords de la cavité faite pour la porte de bois s'y ajustant mal. Elle ne se fermait que de l'intérieur, et le verrou était conséquent. Tous les habitants les avaient fermées pour la nuit, sauf pour une maisonnée, un peu plus petite que les autres, cela étant sa seule différence avec les autres. C'est vers celle-là que se rendaient Eliot et Annaël.
Nombre de choses étaient restées comme figées dans le labeur alors que le jour avait décliné. Près des échaliers en organes de sylves putrescents permettant d'accéder aux champs qui se trouvaient derrière, les outils de labours et de coupes reposaient, le manche humide en raison de la bruine vespérale, leur fer croupissant d'anthracnose métallique. Une petite bâtisse ceinte à la barrière champêtre aux murs de pierre calcinée faisait office d'entrepôt pour les matériaux de construction du village, mais son flanc est à moitié effondré et son toit bien dépenaillé laissait aisément deviner une lente destruction des racines du village. Bientôt, l'entrepôt s'effondrerait, et un bout du village mourrait. Mais cela est une autre histoire.
On ne pouvait parler de silence, car il y avait parfois, venant du lointain, un cri inhumain et sauvage, comme une plainte rageuse. Mais, en ce monde, il était ardu de définir le genre humaine, la corruption ophidienne régnant. Mais il y avait quelque chose de pensant dans l'air à mesure que le frère et la sœur se dirigeaient vers leur maison. Après quelques secondes, Eliot ouvrit la porte en planches sombres dans un grincement pénible puis se décala pour que sa sœur le dépassât. Puis il entra, fermant la grille derrière lui avec une clé qu'il attrapa sur un crocha à côté du chambranle.
L'intérieur du logement était tout autant triste et gris que l'extérieur. Il n'y avait qu'une seule grande pièce empli de tout le nécessaire de vie. Juste à l'opposé de la porte, une cheminée où s'activa Annaël avant qu'une petite lueur orangée n'apparaisse. Sur la droite, il y avait deux lits séparés par un panneau de bois, certainement pour générer une certaine intimité, semblaient bien peu confortables. En face d'eux il y avait un établi devant servir à la fois à la nourriture et à la réparation, si l'on en suivait les nombreux outils posés dessus. Le sol fait de planches posées à même le sol était poussiéreux et sombre, tout comme les combles. Etonnement, l'ensemble avait un côté impersonnel presque dramatique, comme si les propriétaires ne voulaient pas s'approprier l'espace.
- Bonne nuit, sœurette, évite de te faire kidnapper. Fit Eliot avec une pointe d'humour.
- Compare-moi encore une fois avec une princesse en détresse et je me débrouille pour que tu n'aies plus la capacité d'avoir des enfants.
Ils se séparèrent, chacun allant de son côté de la cloison pour se changer et se préparer à aller dormir. Les deux portaient, comme vêtements de nuit, de simples habits de lin blanc. A peu près en même temps, le frère et la sœur se couchèrent sur leur lit placé, chacun, sous une fenêtre. La clarté mauvaise de la lune tombait sur eux alors que la chaleureuse lumière de l'âtre grandissant éclairait leurs jambes cachées sous une vulgaire couverture de toile. Les craquements du bois s'enflammant sonnaient harmonieusement dans la pièce, comme un genre de musique ancienne.
- Minute, pourquoi as-tu allumé un feu ? On est en pleine nuit...
- Parce que tu veux choper froid et devoir attendre pour manger demain-matin ? Décidemment, les hommes n'ont aucune jugeote, hormis pour le coït.
- Tais-toi donc !
C'est sur ces paroles que le silence se fit et que les deux entrèrent dans le domaine des songes, le seul encore intouché de ce monde. Car quoi de mieux pour résister à une triste réalité qu'une onirique escapade ?
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro