La fins des Jours et le début du Temps
Elle ne comptait même plus. Il y avait des jours qu'elle aurait dû voir la terre, au loin, pâle et fine. Pourtant, elle avait beau scruter l'horizon, il n'y avait rien. Elle n'arrivait pas à décider si c'était positif où non. Mais quoi qu'il en soit, il n'y avait toujours que le bleu de l'eau et du ciel, le soleil aride. Il n'y avait rien d'autre que du poisson. Du poisson. Du poisson. Pas un fruit, une herbe. Plus d'eau potable. Pour faire cuir, elle devait utiliser l'eau de l'océan, qui était salée et qui faisait comme un bouillon. C'était tout.
Elle ne savait pas quoi penser, pas quoi faire. Le moteur avait lâché quelques nuits auparavant, et le bateau dérivait plus qu'autre chose maintenant, bien qu'elle tenta sans relâche de garder un cap stable, l'Ouest. L'Ouest. Nawel avait eu raison. Ni l'une ni l'autre n'était une elfe, comment auraient-elles pu trouver le Pays Bienheureux ? C'était fou. En fait, Sirine avait juste trouvé un prétexte pour partir, sortir de son trou pourri et de sa misère. Inventé une lueur pour la sortir de la dépression. Trouvé une raison de sécher ses études.
A présent, elle se trouvait de nouveau misérable, assise sur une coque de bateau porté par les flots, comme autrefois sur son canapé rapiécé.
Nawel ne sortait plus. Elle avait arrêté de lire, ne venait que pour manger et ne parlait pas. Chaque jour, elle paraissait plus maladive. Sirine avait commencé à écrire un livre, auquel elle consacrait la plupart de son temps : Confessions en pleine mer. Elle s'était même convertie aux dieux, mais ne sachant pas quelle religion suivre, elle était chrétienne orthodoxe le lundi, musulmane le mardi, bouddhiste le mercredi, juive le jeudi, chrétienne protestante le vendredi, chrétienne catholique le samedi et hindouiste le dimanche. Mais cela n'avait plus vraiment de sens car elle avait totalement perdu le compte des jours. Et globalement, elle faisait plutôt appel à Eru Iluvatar et à Earëndil pour la guider. Hors, ceux-ci devaient être devenus sourds car il n'y avait eu aucun changement. En fait, tous les dieux devaient avoir perdu leurs cinq sens pour ne plus avoir conscience de la désastreuse réalité et actualité de la Terre. Ou peut être qu'ils s'en fichaient. Peut être qu'ils avaient créé une nouvelle planète et y avaient implanté des gens mieux.
Sirine observa le Silmarillion, posé à côté d'elle. Elle l'avait repêché lorsque Nawel avait voulu le jeter à l'eau. Les pages étaient gondolées, sa couverture un peu décolorée, l'encre avait un peu bavé. Elle aurait été capable d'en réciter la moindre ligne, de A à Z pourtant elle avait le sentiment qu'il l'avait abandonnée, elle qui avait cru en lui. Elle l'avait aimé. Il l'avait délaissée. Mais depuis quand un livre pouvait-il aimer ses lecteurices ? C'était stupide, Sirine le savait mais elle ne pouvait empêcher de penser. Qu'est ce qui se serait passé si la, comme ça, une terre auréolée de lumière apparaissait. Si Ulmo l'entrainait vers l'entrée resplendissante. Mais il n'y avait rien. Comment en étaient-elles arrivées la ?
Sirine se souvint. La tempête avait fini par se calmer, laissant leur radeau au milieu des flots encore agités. Tout allait bien, elles n'avaient pas coulé, elles avaient quelques vivres et de l'eau potable, avaient des appareils fonctionnels. Leurs calculs étaient exacts, avec le moteur, elles en auraient pour deux semaines si Aman était bien là où Sirine le pensait. Mais Nawel avait commencé à douter, s'isoler de plus en plus, parler de moins en moins. Quelques intempéries leur avait procuré des frayeurs mais elles avaient survécu et le temps avait commencé à passer. Puis à se perdre. Il s'était abandonné à lui même, saoulé du chant des vagues et du roulement du vent. Les jours s'étaient mués en semaines puis en mois mais les mois étaient des jours et les semaines des heures ou des secondes. Tout était flou, confus. Plus rien n'avait de sens, même plus ce voyage. Sirine était en colère contre elle même, contre l'espoir qui l'avait étreinte, elle se détestait, se maudissait. Pourquoi n'avait-elle pas pu entrer dans le moule comme tous les autres ? Pourquoi n'avait-elle pas pu... Juste être normale ? Heureuse ? Mais cela lui était refusé depuis toujours. Pourquoi maintenant.
Sirine devina à la position du soleil qu'elle approchait de midi. Elle se leva avec lassitude. Son corps était saturé du poisson. Et si elle n'en faisait pas ? Elle se laissa retomber. Nawel allait sans doute venir lui demander quand elles mangeraient. Non ? Ces pensées avaient beaucoup trop un arrière goût d'angoisse. Sirine avait peur qu'elle l'abandonne. Elle aussi. Et puis zut, elle aurait raison ! Ce n'était qu'une imbécile de l'avoir entraînée dans son aventure. Sirine n'était qu'un monstre. Une assassin. Les remords la dévoraient, dévoraient son âme torturée puisque son corps étendu au soleil n'était plus qu'un cadavre desséché. Elle se releva tant bien que mal et tituba jusqu'à la cabine, toqua maladroitement. Le verrou était tiré, personne ne vint lui ouvrir. Elle toqua de nouveau, vaguement inquiète sous ses remords. Comme le silence était toujours plus pesant, elle se jeta sur la porte qui, rongée par l'humidité par exemple, céda facilement. Une silhouette cadavérique était allongée sur un lit, sa respiration comme un râle d'agonie. Une main était posée sur sa poitrine, l'autre pendait lamentablement en dehors de la couche défaite. Le volet était baissé, plongeant tout dans la pénombre. Tout semblait mort, abandonné. Sirine s'assit au bord du lit, observa la silhouette décharnée qui la fixait.
- Tu m'en veux ?
- Bien sur.
Au moins leurs cordes vocales étaient encore fonctionnelles.
- Tu veux manger ?
- Non.
- Moi non plus.
Une conversation vaine pour deux agonisantes dans une chambre délabrée. Incroyable.
- Tu te souviens de nos premières nuits ?
- Oui.
- C'était bien.
- Oui.
- J'ai cru que ça pourrait durer.
- Moi aussi.
- Mais tu ne veux plus de moi.
- Je ne sais pas.
- Moi non plus.
Les deux jeunes femmes bloquèrent l'afflux de souvenirs qui déferlaient en elles, un peu vainement.
- Tu m'en veux ?
- La plupart du temps, oui. D'autre fois, je me dis que ça devait arriver. Et qu'il n'y a que la fin de mauvaise.
- Nous y arriverons.
- Je n'en suis plus aussi sûre.
- Y a-t-il un instant dans tout notre voyage, où tu as été certaine de réussir ?
- Non, mais j'y ai cru... si fort.
- Moi aussi.
- Tu n'y crois plus ?
- Je ne sais plus.
- Empêche moi de penser.
- Quoi ?
- Empêche moi de penser. Ça me fait sombrer chaque seconde un peu plus bas. Parle, je ne sais pas, fais quelque chose mais empêche moi de penser.
Sirine fronça les sourcils. Elle n'avait plus rien à dire. Que pourrait elle faire sinon parler ?
Alors elle se pencha et embrassa les lèvres desséchées de son amante. L'autre s'y raccrocha comme un naufragé à un radeau. Puis elle s'écarta et sortit. Le silence se réinstalla, seulement troublé par le clapotis de l'eau. Nawel soupira, ferma les yeux. Sirine s'assit sur l'avant de la coque de noix à la dérive. La luminosité avait baissé, lui semblait-il, pourtant il y a peut, il était midi... Un grondement sourd lui apporta la réponse : d'épais nuages noirs et menaçants s'étaient amoncelés juste devant elle. Des éclairs jaillissaient de la masse ténébreuse. Elle soupira. Seule la lassitude se lisait sur son visage, une lassitude infinie. Que lui ferait une tempête de plus après tout ?
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