Ombre
L’encre de la nuit m’enveloppe comme une cape de soie protectrice. Je me glisse entre les ruines, invisible, ombre parmi les ombres. Chaque pas me rapproche un peu plus de mon but.
Je le vois qui se précise devant moi. Il diffuse une importante lumière, qui tranche avec la noirceur du ciel.
Le terminal de navettes volantes.
Le seul et unique lien entre la Terre et les habitants des Cieux. L’incarnation de la grâce de ceux d’en haut. L’aumône des riches à la plèbe.
Le moyen, aussi, pour ceux qui ont réussi, de s’élever pour rejoindre ces hautes sphères.
L’organisation de notre monde est bien simple.
Suite aux catastrophes naturelles et aux guerres qui ont ravagé la Terre au XXIIe siècle, tous ceux qui en avaient les moyens ont quitté la planète bleue.
Des bases se sont créées, en orbite autour de la Terre, d’abord, puis sur la Lune et sur Mars. La technologie aidant, une véritable société s’est développée dans le vide spatial, une société avec des règles bien strictes et une hiérarchie bien précise, des usages huilés comme les mécanismes d’une horloge.
Une société qui vit de fêtes, baignée d’opulence et de luxure. Une société qui vit en s’appuyant sur ceux qui n’en font pas partie.
Les invisibles qui triment jour et nuit pour garantir le train de vie luxueux des gens d’au dessus. Des insectes qui survivent plus qu’ils ne vivent, trop épuisés pour se rebeller, ou pour ne serait-ce que réfléchir à l’injustice de leur position.
J’aurais fait partie de ces pauvres gens si je n’avais pas décidé d’emprunter une autre voie.
Je ne sais pas ce qui m’a poussé sur cette voie. En y réfléchissant, je me dis que c’est le seul endroit où je me serais senti à ma place.
Entre Terre et Ciel, tel est mon foyer, telle est ma place.
Je navigue entre l’un et l’autre au gré de mes envies.
Je suis arrêté à la lisière du cercle de lumière émis par le terminal de navettes.
Un pas de plus et j’entre dans la lumière. Un pas de plus et je rejoins un tout autre monde.
Je vérifie rapidement mes vêtements puis me compose un masque adapté.
Disparus, les traits tirés par la fatigue, les joues creusées par la faim et l’épuisement physique. Toutes ces choses n’ont pas leur place là-haut.
Bonjour sourire fier, bienvenues étincelles de satisfaction et haussement de sourcil hautain. Plus tu auras la tête haute, mieux ça passera. Fonds-toi dans la masse en faisant mine de vouloir te détacher d’elle.
D’un pas assuré, je franchis la frontière lumineuse, passant du monde des ombres à celui des habitants des étoiles.
Je gagne rapidement la passerelle d’embarcation, brandis mon autorisation de déplacements illimités, accompagnée d'un rictus méprisant et, sans accorder un regard à l'employé de service, m'installe dans la navette.
Nous décollons peu de temps après, et, bien que j’emprunte cette route céleste très régulièrement, je ne peux m’empêcher de regarder par le hublot.
Sous mes yeux s’étend un espace sombre, parsemé des ruines que je distingue à peine. L’horizon est invisible, brouillé par ce qui pourrait être autant du brouillard que de la fumée.
La seule lumière visible provient du terminal. Aussi loin que porte mon regard, il n’y a que nuit, et je peux presque entendre le silence.
La navette s’engouffre dans les nuages, étendue cotonneuse qui semble infinie, dans son étouffante grisaille monotone.
Lorsque l’on sort enfin de cette masse uniforme, je prends une grande inspiration, comme si je pouvais à nouveau respirer après de longues minutes d’asphyxie.
Je viens de franchir la dernière barrière qui me séparait des étoiles.
Elles brillent désormais fièrement, scintillant comme si elles ne le faisaient que pour moi, pour me séduire et m’attirer.
D’ici, il est impossible de savoir lesquelles d’entre elles sont véritables et lesquelles sont artificielles. Je sais qu’en m’approchant, certaines d’entre elles vont révéler leur vraie nature.
Des palais, faits de crystal synthétique, illuminés de telle sorte qu’ils se confondent avec les étoiles. Pâles copies nées de l’ambition des Hommes.
Pour moi, c’est la preuve ultime de l’absurdité de la démesure de l’humain. Tenter de faire de l’ombre aux étoiles.
J’aimerais rencontrer l’excentrique qui a eu cette idée folle. Simplement pour lui rire au nez, et lui rappeler qui n’est qu’un train de poussière face à l’immensité de l’Univers, quoi qu’il en pense.
Nous avons dépassé les palais satellites et nous approchons de la Lune.
Une légère secousse fait trembler la navette tandis qu’elle s’amarre à sa destination.
Le palais du seigneur de la Lune.
Il est le plus riche de tous les Sélénites, et c’est lui qui donne les plus grandes et les plus luxueuses fêtes.
Demain, à l’aube, lorsque je repartirais, ce sera empli de lumières, de luxure et les poches pleines de trophées. Ils rejoindront ma collection.
J’ajuste mon col et plonge dans la masse mouvante de nobles peinturlurés et vêtus tous plus ridicules les uns que les autres.
En rentrant dans la grande salle, je suis frappé, comme toujours, par le bruit et les lumières. Tous mes sens sont submergés.
Je prends un temps pour m’habituer, et, lorsque c’est fait, je m’élance.
Je me mêle aux vas et viens gracieux de la foule, dictés par la musique qui s’élève et résonne, rebondissant sur chaque murs de la salle richement décorée, pour mieux venir envelopper les danseurs.
Ils s’agitent, boivent, mangent et rient jusqu’à en oublier la réalité, si tant est qu’ils aient une réalité hors des fêtes de ce genre.
Cela fait déjà un moment qu’elle a commencé, mais elle n’est pas prête de se terminer.
Il est temps que ma fête commence.
Je rôde entre les silhouettes colorées, sans un bruit, sans perturber la moindre danse, épousant parfaitement les corps en mouvement.
Je les effleure, passe de cavalier en cavalière, le temps d’une danse, d’un sourire ou d’un murmure.
De temps à autres, j’attire mon ou ma cavalière à l’écart, suivant le balai des couples qui disparaissent et réapparaissent au détour d’un couloir, les cheveux ébouriffés et le maquillage défait.
Une étreinte, une promesse de luxure.
Un instant, le temps suspendu, un éclair de vif-argent, guidé à la perfection par ma main experte.
J’accompagne la chute du corps encore chaud d’un geste presque désinvolte. Aucun bruit, pas un râle ni bruissement de tissus.
Lorsque je m’éloigne de ma victime, allongée comme endormie et recouverte d’une liquide couverture de velours pourpre, rien ne viens troubler mon visage.
Dans ma main, je tiens un trésor. Un fragment de vie, représentation de ma réussite, incarnation du rêve que je viens de voler.
Je recommence, encore, et encore, toute la nuit.
Mes poches s’emplissent au fur et à mesure du temps qui passe.
Ombre en pleine lumière, je glisse dans cette foule avec grâce et souplesse, imprimant pour toujours ma présence dans ce lieu qui n’aura jamais conscience de moi.
Le vent frais effleure mon visage, passant à travers les vitraux brisés de la vieille cathédrale où j’ai élu domicile.
J’accroche mes trouvailles de la nuit à des fils invisibles, comme un enfant exposant les trésors qu’il aurait trouvés sur une plage après que la marée se soit retirée.
Un ruban de soie finement tissée, une chaîne ornée de pierres précieuses, un mouchoir brodé, une lettre d’amour provenant d’une amante, divers bijoux.
Autant de trophées que d’étreintes létales.
Après le vent, ce sont les premiers rayons du soleil qui se glissent dans mon refuge.
Ils font scintiller ces souvenirs, comme autant de rêves désormais inaccessibles. Inaccessibles car ils sont à moi.
En les arrachant aux dépouilles de mes victimes, je les ai rendus immortels.
Chacun de ces fragments d’éternité est unique, et leur valeur est inestimable.
Grâce à eux, je suis le plus riche de tous les hommes, sur la Terre comme aux Cieux. Dans ma main, je tiens la clé de l’éternité.
Je veille sur mes trésors dansants au bout de leurs fils, agités par le vent léger qui fait s’élever dans l’air une douce mélodie.
Je les admire. Ils dévient et colorent la lumière, formant le plus beau des kaléidoscopes.
Pourtant, la lumière glisse sur moi. Je suis toujours invisible. Elle ne me le rappelle que trop bien.
Je suis une ombre.
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