Chapitre 29
Le soleil venait de se lever, parant le jardin d'un beau manteau de chaleur, si cher à cette saison estivale. Un vent frais soufflait sur les arbres et faisait danser les feuilles verdoyantes, dans un bruissement reposant. Le ciel azuré surplombait le décor dans une peinture céleste infinie. Oh, il y avait bien quelques nuages qui tâchaient l'horizon, mais ils semblaient si beaux, si blancs et si cotonneux, qu'ils n'étaient même pas une ombre à ce tableau magnifique.
C'étaient les premiers rayons du jour qui me réveillèrent, se glissant habilement au travers des volets de notre chambre pour me taper dans l'oeil. De toute façon, je dormais d'un sommeil léger. Même si l'entraînement que l'on suivait avec Lucas et Constantin était épuisant, le fait de comprendre et de s'habituer de plus en plus à nos pouvoirs nous excitait. Plus on apprenait des choses, plus on se rendait compte de l'ampleur de la situation. Et il n'était plus facile de bien dormir quand on savait ce qui se passait autour de nous.
Après tout, nos familles étaient peut-être en danger, et cela m'inquiétait plus que je ne voulais le faire croire. Allongé dans mon lit, je repassais en boucle les images des derniers jours vécus avant la découverte de mes pouvoirs. Une question me traversait l'esprit, encore et encore : « Pourquoi moi ? ». Je ne pensais pas avoir ce destin-là. Même si je pense qu'on a un destin, celui-ci me semblait hautement improbable. Et, en plus d'être hautement improbable, il était complètement destabilisant. Pourtant, il fallait bien endosser ce rôle. Sinon, qui le ferait ?
Cela faisait plusieurs jours que nous avions appris avec Lucas à communiquer avec nos Alters, tout le temps, partout, ce qui provoquait bien sûr quelques situations très cocasses... Parce qu'on ne savait pas vraiment quand discuter avec eux, il se pouvait que nous entamions une discussion au sortir de la douche, ce qui était particulièrement... marquant.
- Arrête de rire, Ethan, grommelai-je.
- Mais non, c'est trop drôle, justement ! Attends, sérieux, j'imagine trop votre tête !
Et « justement », cela provoquait le rire chez certains de nos camarades qui n'hésitaient pas à se moquer de nos mésaventures particulières. Attablés pour un bon petit-déjeuner, nous discutions de ce moment particulièrement pénible durant lequel j'étais totalement tombé de mon lit parce que j'avais, sans le vouloir, engagé une conversation avec Revenge.
Ce dernier m'avait touché à l'épaule. Poussant un cri de surprise, je tombai du lit, réveillant en sursaut aussi Lulu au beau milieu de la nuit. Il n'avait pas manqué de se moquer de nous, le bougre, et ça avait fini en batailles de coussin, que je gagnai habilement.
Le lendemain, il avait raconté ça à tout le monde. Et même Nathan, qui était toujours le nez plongé dans un livre et qui était bien plus effacé que les autres, s'était amusé de cette anecdote. Même Laura, la plus douce et la moins encline à se moquer, avait ricané d'une manière absolument adorable. Et bien évidemment, je ne parlerai pas des trois autres membres du groupe qui éclataient de rire à chaque épopée comme celle-là. Jake et Ethan se moquaient littéralement de moi. Aurore, plus distante et plus respectueuse, nous lançait surtout quelques pics en riant franchement.
Si nous en parlions encore aujourd'hui, bien que cela se soit passé deux jours plus tôt, c'était bien parce qu'un événement du même type était arrivé à Lucas. Ce dernier regardait un film, et son Alter, pour le taquiner, lui avait chuchoté dans l'oreille un « Bouh ! » des plus magistraux, et le blondinet avait poussé un cri très... perché.
Mais comme si ça ne suffisait pas, Ethan avait jugé bon de remettre mon anecdote sur le tapis... Moi qui comptais faire table rase du passé ! On se l'était promis, aussi... C'était du bluff ! Je ne suis pas d'accord, là ! Je demande réparation ! Je veux utiliser mon Joker ! Il m'avait trompé ! M'avouant vaincu, je me couchai littéralement sur la table, croisant les bras sur la table avant d'enfouir ma tête dedans. Je jetai un regard au verre de jus d'orange juste en face de moi avant de soupirer sans vraiment de raison valable. Le basané, à quelques mètres de moi, leva les mains en l'air en disant :
- Ah, ça y est ! On a vexé la petite sainte !
- Ethan ? dit-on, Nathan et moi, d'une même voix.
- Ouais ?
- Ferme-la.
Je relevai la tête. En face de moi, le Capitaine me regarda d'un petit air complice. J'avais abandonné tout espoir de comprendre Nathan. À vrai dire, c'était comme s'il pouvait lire dans nos pensées ou dans l'avenir. C'était peut-être même les deux à la fois ; à chaque fois qu'on voulait dire quelque chose, il le répétait, soit avant, soit au même moment. J'ignorais comment il faisait. Du sang de devin devait sûrement couler dans ses veines.
Toujours est-il que ce fut terriblement efficace. Ethan plongea ses yeux d'un bleu roi dans ceux de Nathan, déglutit, recula imperceptiblement et finit par détourner le regard. Le chef opina du chef et me fit un sourire discret. Je me recalai dans mon siège et lui rendis la politesse, avant qu'il ne détourne le regard pour se reconcentrer dans la lecture de son livre. C'est à ce moment-là que je vis qu'il lisait un des livres que j'avais vus, posés sur la table, à notre arrivée.
- Tu lis le dernier livre de Mu Egiap ? demandai-je.
Il releva la tête, surpris dans sa lecture, et me regarda, comme si j'étais un extraterrestre :
- Oui. Ombre d'étoiles est un livre assez intéressant et passionnant.
- Je trouve aussi. Je trouve que sa façon d'écrire est assez classique. Ça change de ces auteurs qui se veulent originaux.
- Néanmoins, il y a dans son roman une vision originale du thème. C'est... amusant, parfois.
Nathan hocha la tête, et replongeait régulièrement la tête dedans, m'écoutant sûrement à demi-mot, puisque je le dérangeai un peu dans sa lecture.
- C'est clair que ça change des bouquins de géographie, d'histoire et de sociologie que tu lis d'habitude, lança Jake.
- Il est nécessaire de varier ses horizons, déclara Nathan. Et puis ce roman est passionnant. Je ne suis pas qu'un capitaine maniaque et ordonné : j'ai de la culture, Jake. Et tu devrais essayer de développer la tienne, au lieu de passer ton temps à regarder et à faire des imbécilités.
- Eh ! protesta ce dernier.
- Décidément, intervint Laura pour calmer Jake, ce livre a l'air passionnant, j'en ai souvent entendu parler.
Certains hochèrent de la tête et appuyèrent les paroles de la douce, avant qu'ils ne se lancent dans un débat sur le couple le plus probable du roman et sur d'autres questions aussi existentielles qu'inintéressantes. Je finissai mon jus d'orange en observant d'un œil distrait la discussion continuer.
- Feuille, j'ai gagné !
Je tournai la tête à gauche. À une table plus à l'écart, Lucas soupira en se laissant tomber sur sa chaise, tout comme son poing sur la table. Jake souriait de toutes ses dents, un sourire comme je n'en avais jamais vu. Il chantonnait un air guilleret en montrant sa main à un spectateur en l'air, invisible. Un de mes sourcils se réhaussa, bien malgré moi. J'étais sidéré et amusé. Étaient-ils vraiment en train de jouer à pierre-feuille-ciseaux ?
En tout cas, le sourire qu'arborait le mage de l'équipe A irradiait d'une confiance absolue. Je le vis presque paré d'une cape blanche, comme s'il fût en train de se battre, l'épée à la main, sur son cheval, face à son adversaire. Il toisa du regard le blond et lui déclara, avec toute la candeur méchante que peut posséder un enfant qui était en train de gagner à son jeu favori :
- Tu peux pas tester face à moi, et toc !
Quand on l'imaginait en preux chevalier et qu'on l'entendait parler, cela devenait tout de suite moins classe. Il offrit son plus beau rictus provocateur à Lucas, qui, je le voyais bien, bouillonnait de rage. Il était vrai que je sentais l'agacement monter en moi alors que je n'étais même pas concerné. Jake avait véritablement un don pour se moquer de ses camarades ! Pas étonnant qu'Aurore ou Nathan le reprennent si souvent...
- Ah ouais ? T'as eu de la chance depuis le début, Jake, tu ne me battras pas ce coup-ci, renchérit Lucas en glissant son poing dans le dos.
Jake, toujours son fichu sourire collé à son visage, imita le blond et glissa lui aussi sa main dans son dos. Des éclairs dansaient dans les yeux de l'un, des flammes dans ceux de l'autre. Un duel des plus costaux s'annonçait... Un duel ? Non, voyons ! Des jeux d'enfants ! À presque dix-neuf ans, ils trouvaient le moyen de se défouler sur ce genre d'activités. S'ils avaient dix ans en moins, ça se serait passé de la même façon.
Quelques secondes s'écoulèrent et...
- Puits, c'est moi qui ai gagné ! hurla presque le blond. Ah ah !
Le blondinet s'élança dans un grand éclat de rire tandis que son adversaire ruminait et jugeait que le puits était l'astuce réservée aux tricheurs :
- T'avais pas le droit ! Le puits, c'est de la triche ! râla Jake.
- Absolument pas ! Tu t'y attendais pas, hein ? Hein ? Hein ? Tu t'y attendais pas ! Avoue ! Mais tous les coups sont permis !
- Absolument pas ! répliqua Jake. C'est de la triche, avec ça t'es quasi sûr de gagner ! C'est vraiment le Joker de ce jeu, t'as pas le droit de l'utiliser ! T'es un tricheur, Lulu !
Pour toute réponse, mon imbécile mais néanmoins adorable meilleur ami tira la langue au pitre de l'équipe A. Et alors que c'était parti pour une nouvelle bataille entre nos deux gamins préférés, Nathan posa son livre sur la table et les fixa d'un air désespérément inquiétant.
Aussitôt, un calme régna autour de la table. Lorsque les deux bélligérants remarquèrent l'éclat menaçant des iris du capitaine, ils suspendirent leur geste et se turent, puis firent un mouvement de tête en guise d'excuse avant de redevenir calmes. D'un air entendu, Nathan acquiesça et replongea dans sa lecture.
Ce furent les événements les plus marquants de la matinée, pour ainsi dire. Lorsque l'on eût terminé de déjeuner, on débarrassa la table. Lucas, Aurore et Ethan se jetèrent dans le canapé avant de commencer à jouer à un jeu vidéo. « Un jeu de course », avait réclamé Ethan, parce que « les jeux de combats rendent Aurore vraiment trop confiante », ce qui lui avait valu un coup de coude dans les côtes, lui arrachant un petit couinement plaintif.
- Décidément, soupiré-je, à croire qu'il aime la taquiner. Ce n'est pas la première fois.
- Ils sont tout le temps comme ça, me fit remarquer Laura en posant une carte sur la table. Ils se cherchent. Ethan adore taquiner Aurore, tu ne l'as pas vu ?
- Ah... Peut-être.
- Et mon as gagne, Thomas.
- Hein ?
Mes yeux se baissèrent au niveau de la carte que ma partenaire de jeu avait posé. C'était effectivement un as qui contrait habilement mon roi. Elle avait raison. Je me recalai sur mon dossier.
- Effectivement. On recommence ?
- Si tu veux.
Avec Laura, on avait décidé de s'installer tranquillement autour d'une table, d'un bon verre et d'une partie de cartes. Au début, je n'étais pas trop partant pour jouer. En fait, je voulais simplement digérer, assis sur une chaise - puisque mon meilleur ami m'avait gentiment demandé de me pousser, avec l'élégance d'un pachyderme analphabète -, et pouvoir reposer mon esprit. Mais à pas de loups, malgré sa timidité et la rougeur de ses joues lorsqu'elle m'avait parlé, elle s'était approchée et m'avait demandé si je voulais faire quelque chose. Ne sachant trop quoi répondre, je lui répondai alors : « Ce que tu veux. ».
Elle me regarda quelques secondes dans un silence magistral, la bouche mi-ouverte, comme si elle ne parvenait plus à parler, avant de me répondre : « Une partie de cartes, ça te dit ? ». J'acceptai, et c'est de cette manière que je me retrouvai attablé, à perdre cette partie.
De l'autre côté de la pièce, un soupir d'agacement retentit si fort qu'on eut l'impression d'entendre un bœuf dans la pièce. Je jetai un œil par dessus mon épaule pour constater que les deux derniers membres jouaient aux échecs. Le Capitaine croisa les bras, semblant attendre quelque chose. En face, Jake se passa une main dans les cheveux. Imperceptiblement, Nathan tapotait du doigt sur son bras.
- Alors ? lança-t-il.
- Alors quoi ?
- Jake, ça fait deux minutes et trente-sept secondes que j'attends que tu joues. Ma patience a des limites ; regarde, ça fait déjà trois minutes moins le quart.
- Nath... T'es trop fort, j'arrive pas à trouver une solution.
- Fais jouer ton imagination ! s'exaspéra le capitaine. Tu dois absolument améliorer tes capacités cognitives. Sur le terrain, même si tu es créatif, tu ne suis jamais les consignes et tu n'as aucune initiative logique. Si tu ne joues pas, non seulement toi, mais l'équipe entière périra. Que fais-tu ?
- Mais c'est un simple jeu ! se plaignit le jeune homme.
- Non ! Ce n'est pas qu'un simple jeu ! J'essaie de théoriser ce qu'on affronte chaque fois qu'on part en mission. Alors mets-y du tien. Parce que, je te préviens, peu importe ta puissance, si je remarque que tu mets en danger l'équipe, tu seras écarté des missions. Est-ce clair ?
Alors que je distribuais les cartes, cette phrase était tombée comme un couperet. Je suspendis mon geste et me tournai pour voir un Jake choqué, tremblant. De colère ? De peur ? De tristesse ? Peut-être des trois en même temps. Pour marquer ce coup qui guillotinait la confiance du presque-blond, le capitaine posa ses mains sur la table, et se recula, avant de se lever et de partir d'un pas impérial, plantant le pauvre excité, le laissant cloué à sa table, en face de son jeu d'échecs.
- Quand tu auras grandi, tu viendras me voir. En attendant, je vais lire un peu, dit-il avant de disparaître en montant les marches.
Lorsqu'il ne fut plus dans notre champ de vision, la distribution des cartes et le jeu de voiture se remirent en marche. Alors que je reprenais tranquillement ma partie avec Laura, j'entendis la voix de Lucas s'élever :
- Tout va bien, Jake ?
- Oui, oui, répondit-il, je vais faire un petit tour dehors. Je crois que les parties d'échecs ne sont vraiment pas faites pour moi, ça fait au moins cinquante fois que je perds.
Il offrit un petit sourire à mon meilleur ami et sortit dehors en enjambant habilement le balcon. J'avais suivi le garçon du coin de l'oeil, mais une fois que je ne le vis plus, je n'avais pas de raison de concentrer plus longuement mon attention sur lui. Ainsi, cette dernière se focalisa sur la partie de cartes. Je voyais bien qu'en face, Laura avait l'air d'être contrariée, si bien qu'après quelques minutes de jeu, je posai mes cartes, la fixai et lui demandai :
- Qu'est-ce qui ne va pas ?
Directe, sans détour, je voulais que ma question soit percutante. Je savais qu'il était inutile d'agir en contournant la chose. Je l'avais appris depuis bien longtemps. Laura me regarda, surprise. Elle ne s'attendait pas à ce que je la questionne. Ses yeux s'arrondirent, ses pupilles dévièrent après deux secondes de duel oculaire et elle me répondit laconiquement :
- Tout va bien.
- Tu regardes vers le jardin, Laura, et ce n'est pas la première fois que je le remarque. Tu es inattentive depuis quelques minutes. Ces deux éléments concordent avec le départ de notre camarade, analysai-je. Alors, non, tout ne va pas bien, je l'ai bien remarqué. Tu mens mal, ma chère.
- Tu... Qu'est-ce que tu racontes ? Comment...
- Vivent les séries policières, lui dis-je avec un petit clin d'oeil.
- Mais... fit-elle avant de soupirer. Bon, d'accord. Tu as gagné. C'est vrai, je m'inquiète un peu pour Jake. Ça fait plusieurs mois que je le connais, peut-être même plusieurs années, et je sais que même s'il est tout le temps joyeux, il peut aussi très vite déprimer pour un rien. Je crois qu'il a été touché par ce que Nathan lui a dit. Il ne veut pas l'avouer, mais... l'équipe A, c'est presque un rêve de gosse. Si le capitaine venait à mettre ses menaces à exécution, je ne suis pas sûr qu'il puisse s'en remettre.
- Je pense que le mieux, c'est de le laisser se reprendre, acquiesçai-je, gravement.
- Tu as sans doute raison, conclut-elle en poussant un long soupir résigné.
Une demie-heure plus tard, la partie de cartes s'acheva enfin, sur trois victoires pour moi contre deux pour Laura. Je me levai une fois avoir rangé le jeu. Mes bras se levèrent vers le plafond, et comme un félin après une longue sieste, je m'étirai. À ce moment-là, je me demandais ce que j'allais faire, lorsque je vis mon téléphone sur la table. Aussitôt, une idée me vint à l'esprit... Un sourire traversa mon visage après l'avoir saisi.
- Euh... Thomas ?
- Oui ? dis-je en en relevant la tête vers Laura, surpris.
- Pourquoi tu... bégaya-t-elle, intriguée. Pourquoi tu souriais ?
- Hein ? Ah ! Pour rien, ne t'en fais pas.
Je ponctuai ma phrase d'un ricanement léger avant de continuer ma route pour monter les escaliers. J'arrivai rapidement à notre chambre, y entrai, fermai la porte et me jetai sur le lit en soupirant. Les rires de mes camarades s'étouffèrent. Je souriai face à ce calme qui changeait de mon nouveau quotidien.
Plus le temps passait, plus j'appréciais l'équipe A. Je trouvais que nos colocataires étaient particulièrement agréables, pas forcément difficiles à vivre si on oubliait parfois leur excentricité. Puis au final, nous n'étions pas si différents d'eux. Lucas est un excité, je suis aussi froid que Nathan et aussi impulsif qu'Aurore. Au final, nous étions peut-être faits pour nous entendre et devenir amis. Ils nous avaient bien accueillis, ils avaient été chaleureux. Et même Constantin, qui au départ avait été très froid, commençait à se montrer un peu plus amical. Entendez par là que, lorsque nous avions de faibles résultats, il ne nous frappait plus et se contentait de nous lancer un regard méprisant. C'est peu, direz-vous, mais venu de la part de ce cinglé, c'est déjà beaucoup...
Entendre la sonnerie exotique de ma sœur me fit sourire. Nous étions habitués à nous téléphoner constamment et cela faisait maintenant une semaine que je ne lui avais pas donné de nouvelles. L'écouter me remontait le moral. Bien que l'ambiance était très légère au sein du groupe, j'avais constamment l'impression qu'une chape de plomb s'écroulait sur mon cœur. Étrangement, je craignais qu'elle réponde, mais je savais aussi que si elle ne daignait pas poser sa main sur son appareil pour décrocher, que si sa voix ne résonnait pas, même dans des grésillements, je serais déçu, terriblement déçu, absolument déçu.
Mon cœur se suspendit dans ma poitrine lorsque j'entendis un petit craquement signe que la discussion commençait.
- Allô ? me risquai-je.
- ... Thomas ? C'est toi, Thomas ?
- Oui.
- Mais... Mais... On peut savoir où est-ce que tu es ? Pourquoi est-ce que tu nous as pas appelés ? T'es resté silencieux une semaine ! Tu aurais pu au moins passer un coup de tel' !
- Ce n'est pas ce que je suis en train de faire, soeurette ?
- Si, mais ne joue pas avec les mots, Tho ! T'abuses. Papa et Maman étaient sur le point d'employer les hélicos pour te chercher.
- Les hélicoptères ? Wah, sifflé-je. Désolé, désolé. Je n'ai pas pu, j'ai été assez... occupé, ces derniers temps.
- Occupé, tu parles ! T'es en train de t'amuser, là, non ? Je te croyais plus sérieux.
- M'amuser ?
Je restai silencieux quelques secondes, estomaqué. J'étais tout sauf en train de m'amuser, là. Puis, un éclair illumina mon esprit ; je pouvais presque apercevoir la petite ampoule au-dessus de mon crâne. John Davis, le Modérateur, avait trouvé l'excuse de vacances entre amis.
- Thomas ?
- Ouais... Hein... Ah, oui. Oui, on s'éclate totalement. C'est super, dis-je, essayant de paraître enjoué.
- Vous faites quoi ?
- Là, rien d'extraordinaire. On se raconte des histoires débiles. Et comme ça commençait à s'agiter, je me suis éloigné un peu. Du coup j'en profite pour t'appeler.
- Hum hum, approuva-t-elle d'un air détaché que je considérai comme étant suspicieux. Lucas est avec toi ?
- Oui.
- D'accord. T'es sûr que tout va bien ?
- Bien sûr, Léa ! Pourquoi ça n'irait pas ?
- Je te sens évasif, Tho. Et tu n'es pas très clair dans tes explications. Tu réponds laconiquement. L'inspecteur Will dirait que c'est parce que tu caches quelque chose.
- L'inspecteur Will ? répété-je. C'est qui ?
- Rah, ragea-t-elle, mais si, tu sais ! C'est le mec dans la série que tu regardes... Tu sais, celle qui analyse des criminels.
Je soufflai bruyamment. Je voyais très bien de quoi elle voulait me parler. La moutarde me montait au nez ; Mon calme était-il en train de ... dijoncter ? Dijoncter : c'était le terme qui me semblait le plus approprié, et pas que pour la moutarde. Mon dieu. En pensant à ça, je gloussai intérieurement, me disant que l'humour pourri de Lucas et Jake était sincèrement en train de déteindre sur moi.
- Attends, Léa. Tu es sérieusement en train de me traiter de criminel, là ?
- Hein ? Mais comment oses-tu ? Moi ! Moi, insulter mon frère chéri de criminel... Je n'oserai pas, tu le sais, hein, mon Thomas ?
- Ouais, c'est ça, maugréai-je. Fous toi de ma gueule.
Un silence rompit le flot incessant de paroles que l'on s'échangeait depuis le début de la conversation.
- Bon, et toi, de ton côté, ça se passe ? repris-je, pour éviter que la conversation se finisse par un de mes légendaires sarcasmes.
- Ouais, ouais, répondit-elle. Toujours la même chose, les sorties avec Emi, la routine, en gros. D'ailleurs, elle était dégoûtée, parce que d'habitude, c'est Lucas qui garde Max. Et là... là...
Je l'entendis gronder en retirant le téléphone de son oreille, puis pester :
- Maxime, pose cette putain de télécommande !
Ah, la politesse, une grande particularité de notre famille..., me dis-je, avec ma mythique ironie.
- Il est là ? demandé-je.
- Ouais, et il nous empêche de nous concentrer. Ses parents ont demandé à Emi de garder Max. Tu m'excuseras auprès de ton best, mais je vais finir par tarter son abruti de frère s'il ne pose pas cette foutue télécommande dans la seconde.
- Évite de le traumatiser. Ce serait dommage, il est quand même choupi.
- Choupi ? Est-ce que mon grand-frère asocial, froid, distant, trop intelligent et arrogant vient d'employer le terme « choupi » pour définir le petit frère de son meilleur ami ? Tu veux bien répéter ?
- Ne m'oblige pas à le faire, Léa, s'il te plaît.
- Tu as quand même dit que Maxime était « choupi ». Tu sais que c'est une première ?
- Parce qu'il l'est. Ce gosse est mignon.
- Tu parles ! s'indigna-t-elle.
- Ce n'est pas parce qu'il a gribouillé sur ton agenda une fois et qu'il a cassé une de tes poupées de ton enfance que c'est un petit monstre. Parce qu'à ce rythme-là, Lucas ne serait plus un monstre mais le roi des démons, ricanai-je.
- Mais il l'est ! De cette fratrie, il y a qu'Emi qui soit raisonnable !
- C'est ce qui fait leur charme, non ? suggérai-je.
- Si tu le dis.
Ne voulant pas m'éterniser sur le cas de la fratrie de Lucas, je changeai de sujet :
- Et nos parents ? Ils sont avec vous ?
- Non, ils ont du travail. Je suis chez Emi, là, avec Max.
- Ok. Tu leur diras que j'ai appelé ? Rassure-les. Dis-leur que je vais bien.
- Ouais. Mais ne fais pas de bêtise. Tu sais comment ils sont pénibles là-dessus.
Je levai les yeux au ciel, exaspérée. Je détestais quand elle se prenait pour l'aînée alors que je suis un fils, un élève et un frère modèle, et que mes parents m'ont presque toujours fait confiance, si on oublie leur côté protecteur. C'était assez paradoxal : j'aimais sa tendance à être protectrice mais cela m'agaçait plus que je ne le voudrais.
- Salue tes copains et Lulu de notre part. Ah, et...
- Tu diras à mon crétin de frère que s'il ne rapplique pas son arrière-train ici et s'il ne prend pas la peine de me prendre au téléphone, je vais le claquer, entendis-je.
Ce n'était pas la voix de Léa, mais celle d'Emilie, la petite sœur de mon meilleur ami. Un sourire se dessina sur mon visage.
- Bonsoir, Emi. Je vais bien, je te remercie. Et Lulu aussi.
Le fait que ce soit Emilie qui ait le dessus sur leur relation malgré leur deux ans d'écart m'amusait beaucoup.
- Non mais tu m'as comprise, Thomas ? Si Lucas ne m'appelle pas aujourd'hui, ni toi ni lui ne voudrez revenir à la maison. Et si vous revenez, ce ne sera pas pour être indemne, compris ?
- Oui, oui, ne t'inquiète pas.
Je déglutis. Sa sœur pouvait être terriblement effrayante quand elle s'y mettait. Oh, d'ordinaire, il s'agissait d'un modèle de maturité et de gentillesse. Elle était toujours prévenante envers quiconque lui demandait de l'aide. Envers n'importe qui. Mais quand il s'agissait de ses frères, c'était différent. À croire qu'elle avait développé une barrière émotionnelle, comme si elle s'adaptait pour Lucas ou Maxime. Mais aussi inhabituel que cela puisse paraître, c'était surtout vrai au sujet du grand blond. Il ne fallait pas non plus croire qu'elle ne réagissait pas quand il était question de son cadet, mais sa vériable aura impériale avait cent fois plus d'effet lorsque c'était Lucas.
- Ne t'en fais pas, répété-je. Je le lui dirai.
- Je compte sur toi, hein.
- Ouais.
- Et sinon, ça se passe bien ? Vous vous éclatez j'espère ! Vous avez fait quoi ? Un espèce de road trip ? C'est ça ? Ou du camping ? Non... me dites pas que vous faites du camping quand même !
- Hum... C'est... à peu près ça, oui.
- Vous avez croisé d'autres personnes ? Vous êtes combien ?
- Oh, on est au moins cinq ou six. Et non, nous n'avons croisé personne.
- D'accord... Et ça vous plait ?
- Oui, c'est reposant.
- Parfait... Et ... Attends deux minutes, s'il te plaît ! C'est ton frère mais je voulais lui parler.
- Hein ? Demandai-je, sidéré.
- Non, rien, reprit Emilie. C'est ta sœur, elle voulait reprendre le téléphone.
- Ah, d'accord.
- Et Lucas ? Il est près de toi ?
- Non, comme je l'ai dit à Léa, j'ai dû m'éloigner pour pouvoir téléphoner tranquillement.
- Tu lui diras de venir ?
Je soupirai et jetai un regard dehors. Lucas et Ethan jouaient au basket derrière, sous les encouragements bruyants de Jake, qui était revenu, et plus discret, de Nathan et Laura. D'ailleurs, j'étais étonné de voir Nathan dehors. Il était si discret... J'inspirai un grand coup.
Sans savoir pourquoi, je sentais une boule se former au cœur de mon estomac. À l'écoute de la balle sur le sol, des picotements tiraillaient mes doigts. Mais sans en connaître la raison, à chaque fois que mes yeux se posaient sur Ethan, ma mâchoire se contractait.
- Thomas ?
Je sursautai et grognai un « Hein ? » dans ma barbe naissante. J'avais oublié que j'étais au téléphone avec ma sœur et Emilie. La voix de cette dernière, bien que très douce, s'impatientait.
- De quoi ?
- T'es dans tes pensées. Je te disais juste que je dois y aller. Je vais te passer Max rapidement, il arrête pas de nous gonfler avec ses questions. Alors il pourra te les poser directement.
- ... Si tu veux.
Un bruitage se produisit dans la ligne et au bout de quelques secondes, une voix plus enfantine retentit :
- Allô ? Thomas ?
- Salut, Max ! Ça va ?
- Ouais... Et toi ? T'étais où ? Et mon frère, il est où ? Vous êtes où ? Vous êtes partis si rapidement...
Le petit ton douloureux de Maxime me fit de la peine. Après tout, il était comme mon petit frère, alors je ne pouvais pas supporter le fait de le rendre malheureux et de l'entendre me le dire. Je me laissai tomber sur mon lit, soupirant.
- Tu sais, ça s'est fait très rapidement. Désolé, j'aurais aimé pouvoir vous prévenir. Mais ce n'était pas possible, tu comprends ?
- Oui... Oui, je comprends. Mais vous reviendrez quand ? Lulu me manque... Et même toi, Thomas...
- C'est gentil, Max. Ne t'en fais pas, nous reviendrons bientôt. Nous sommes en ... en vacances avec ton frère et nos amis.
- En vacances ? Sans nous ? C'est pas très cool.
- C'est un voyage entre copains... Pas en famille.
- On n'est pas vos copains ? me questionna-t-il.
Cette question me déchira le cœur, comme lorsqu'on déchire un simple bout de papier, que l'on effrite et que l'on jette dans les flammes d'une cheminée. Il l'avait dit avec tellement de sincérité... Fourberie ! Cette question était fourbe ! Je soupirai.
- Si... Mais pas dans ce sens, Max. Tu comprendras quand tu seras grand. D'accord ?
- Ouais, peut-être... Et Lucas, je pourrai lui parler ?
- Bientôt, mon grand, bientôt.
- Il ne peut pas venir ? soupira-t-il bruyamment.
- Non.
- Dis-lui que je l'aime, ok ?
- Oui, je le lui dirai.
- Thomas, tu me promets qu'on pourra refaire une partie et qu'on dégommera des zombies, comme d'habitude ?
Ma salive devint difficile à avaler. J'avais du mal à répondre. Les mots avaient beaucoup de mal à venir et à sortir. Après quelques secondes de silence, je pris mon courage à deux mains :
- Ouais, mon grand, je te le promets.
- Super ! Je te repasse Léa. À plus tard, Toto.
- Ouais, à bientôt, Max.
Je souris, tristement. Des nuages recouvraient le ciel ; l'horizon d'azur n'était plus parfait. Les montagnes de coton étaient venues à la fête ; allaient-elles partir ou rester ? Difficile à dire... Ma fenêtre était un peu brouillée, un peu sale. Peut-être un peu comme mon esprit en ce moment. Ce n'était peut-être pas qu'un simple signe, mais peut-être autre chose. Le vent se mit à souffler doucement, si bien qu'avec ma fenêtre ouverte, j'avais tout le loisir de profiter de la fraîcheur de l'été. Mes cheveux suivaient le mouvement de la brise.
- Thomas ?
La voix de Léa résonnait dans le téléphone. Elle était... cassée. C'était comme si on venait de rayer un disque. Je n'avais que rarement entendu ma sœur parler avec cette voix, surtout avec moi. L'entendre aujourd'hui n'était pas forcément ce dont j'avais besoin. Mon cœur se serra de lui-même, si bien qu'il en devenait douloureux. Terriblement douloureux. C'en était presque insupportable.
Les bruits de fond avaient cessé, et à en juger par le temps de prise de parole, je jurerais qu'elle s'était mise à l'écart afin de me parler tranquillement. Il y avait des choses qui ne pouvaient se dire que d'une âme sœur à son âme fraternelle. Peu importe à quel point Maxime et Emilie étaient comme notre frère et notre sœur, les liens du sang nous offraient quelque chose de plus beau. Je savais que Léa respectait cela et je l'en remerciais. C'était aussi pour cette raison que j'avais décidé de ne pas téléphoner en présence des autres mais seul, à l'écart. Elle était seule. Et de seul à seul, on pouvait enfin parler normalement, si on pouvait ainsi dire.
- Léa... parvins-je à sussurer.
- Thomas, écoute-moi. Tu nous manques. Reviens vite. Ne refais plus un coup comme ça, je t'en prie...
- Je sais, Léa. Désolé.
- Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai un mauvais pressentiment. Je sens que dans ta voix tout ne
va pas bien.
- Ne t'inquiète pas. Tout va bien... C'est juste... un peu compliqué. Je t'expliquerai peut-être tout en rentrant, d'accord ?
- Oui. Sois prudent.
- Promis.
Je ne pouvais pas la voir, mais je savais pertinemment qu'elle était sur le point de sangloter, si ce n'était pas déjà le cas ; et cela me pourfendait comme une lame rouillée au milieu de mon cœur. C'était tellement douloureux... Je ne souhaitais pas la voir pleurer, mais l'entendre et ne pas pouvoir être près d'elle était encore pire.
Alors imaginez maintenant le sommet de ma peine en assimilant le fait que j'étais avec certitude l'unique cause de son désarroi, l'unique cause de ses larmes, l'unique cause de son immense douleur.
- Embrasse notre famille pour nous, Léa.
- Je le ferai... Thomas ?
- Quoi ?
- Je t'aime, grand frère.
- Moi aussi, petite sœur. Moi aussi...
Manque de tonalité, silence, sanglot : voilà ce qui conclut notre échange. Je soupirai en rangeant l'appareil d'une main, essuyant rageusement les uniques larmes venant de sillonner mon visage. Je fixai un court instant le ciel. Je souris piteusement. Parce que malgré ma prudence, je n'étais pas sûr que cela soit suffisant, parce que malgré l'azur infini de la voûte céleste, je n'étais même pas sûr de pouvoir tenir mes promesses : tout simplement parce que je n'étais pas sûr de revenir.
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NDA : Salut chers lecteurs ! Comment allez-vous ? Moi je vais très bien. Je vous prie de m'excuser, j'ai mis plus d'un mois pour publier ce chapitre, faute de temps, et aussi à cause d'un petit blocage d'écriture, la page blanche quoi. Mais là je suis en vacances, alors je vais sûrement reprendre un petit rythme décent, avec plus de temps pour écrire et peut-être plus d'inspiration.
On se retrouve donc aujourd'hui pour un chapitre excluuuuuusivement détente ! J'ai pris énormément de plaisir à écrire ce chapitre. C'est sûrement pour annoncer l'action des prochains chapitres...
J'espère que vous aurez passé un bon moment en lisant ce chapitre. N'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé en commentaire, à lâcher un petit vote si ça vous a plu - ça fait toujours plaisir - voire à partager pour faire découvrir l'histoire de Thomas et Lucas à vos amis.
Sur ce, je vous dis à une prochaine fois, en commentaire, dans un prochain chapitre ou ailleurs. Je vous aime fort, prenez soin de vous !
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