Chapitre 4
Assise au bord de la faille sous-marine, Io brassait l'eau de sa nageoire caudale. Sa main gauche traînait sur la sacoche pleine de perles pour son amie Eirene, une douzaine de larmes noires presque parfaites dont un bon orfèvre saurait dissimuler les rares défauts.
Elle restait là, pensive, les yeux perdus dans le vague, loin au-delà de la zone éclairée par l'orichalque luisant de sa queue de sirène. Elle avait terminé sa plongée. Elle aurait pu retourner à la surface de l'Atlas, mais il n'y avait qu'à ces profondeurs qu'elle parvenait à réfléchir avec sérénité.
Le dernier baiser échangé avec Léandre l'avait littéralement chamboulée. Elle savait que son ami lui vouait un amour pur, entier, franc... sauvage. Un amour qui ne demandait rien en retour. Pourtant, la culpabilité rongeait son cœur comme de l'acide. Comment rester insensible face à de tels sentiments ? Comment ne pas se morfondre de remords à chaque fois qu'elle surprenait un regard attendri ? Ou ne pas se sentir cruelle quand ils échangeaient une œillade complice ?
Comment supporter l'intolérable souffrance qu'elle infligeait à Léandre par le seul fait d'exister ?
Io aurait voulu rester ici, à des centaines de mètres sous la surface de l'Atlas, pour s'oublier, être oubliée... mais même là, Léandre serait capable de venir arracher sa dépouille aux doigts glacés de la mort. Il l'aimait à ce point. Elle le savait. Elle l'avait lu en lui. On ne pouvait rien dissimuler au cours d'un baiser, pas même les souvenirs oubliés de soi-même.
Léandre savait donc qu'elle l'aimait en retour, mais pas de la bonne manière pour qu'il existe entre eux autre chose qu'une très étroite amitié.
À moins que cela soit en train de changer...
Elle avait remarqué de quelle façon il regardait Rose. Elle avait compris son attirance pour l'exotique jeune femme, et ce, pas uniquement d'un point de vue intellectuel. Lui-même n'en avait pas encore conscience mais Io, elle, savait reconnaître un regard amoureux quand elle en croisait un, pour la simple et bonne raison que Léandre la regardait ainsi depuis des ères et des ères. Étrangement, alors qu'elle aurait pu s'offrir à Léandre bien avant cette date, elle éprouvait une certaine jalousie à l'idée qu'une idylle éclose entre ces deux-là.
Que faire ?
Io donna un coup de nageoire et entama une lente ondulation vers la surface. Son masque d'orichalque viendrait bientôt à bout de ses réserves d'atmos-éther, et elle ne souhaitait pas vraiment mourir ici, en fait. Respectant les différents stades de décompression, elle traversa un banc de thons, aussi rapides et brillants que des flèches d'argent, lesquels s'apprêtaient à prendre d'assaut un malheureux banc d'anchois. Io s'en éloigna prudemment, ne souhaitant pas être prise dans la tempête affolée qui agiterait bientôt leur cortège.
Une douzaine d'ondulations plus tard, elle parvint à l'entrée du tunnel de liaison à l'Atlas et se laissa porter par le courant qui rejoignait le fond des canaux de la ville. Elle fusa hors du tuyau d'orichalque, pile dans la zone espérée, c'est-à-dire celle du Temple de l'Eau où elle souhaitait faire bénir ses prises avant de les offrir à Eirene.
Un chatoiement de bulles précéda sa percée à la surface. Elle retira son masque, dont la ventouse laissa une marque rouge autour de son visage. Le bruit des conversations chuchotées et des chants de louanges agressa ses oreilles, comme à chaque fois qu'elle quittait le silence ouaté des profondeurs. D'habitude, elle ne prêtait pas attention à ce qui se disait, trop concentrée sur le retrait de sa queue de sirène, mais un mot plus haut que les autres attira son attention :
— Un Sablier se trouvait à bord du Delphia. Comment cet artefact atlante a-t-il pu arriver dans leur cale ?
— Je l'ignore, mais s'il provient de l'Extérieur, nous pouvons supposer que les autres Sabliers disparus se trouvent encore là-bas. Cela expliquerait beaucoup de choses vis-à-vis de l'Engloutissement.
— C'est inouï, proprement i-nou-ï !
— Citoyens ? héla Io d'une voix claire, sans voir à qui elle s'adressait car les paroles provenaient de l'autre côté d'une large colonne dorique.
Il y eut quelques chuchotements affairés puis deux silhouettes en toge bleue se présentèrent, deux prêtres de l'Ordre de l'Eau, ce qui n'était pas une surprise vu que le Temple leur appartenait.
— Pêcheuse, saluèrent-ils en retour. Que pouvons-nous faire pour vous aider ?
— Ce Sablier, quand a-t-il été découvert ?
Les prêtres échangèrent un regard gêné. Io ne put s'empêcher de froncer les sourcils : pourquoi rechignaient-ils à partager cette grande nouvelle ?
— Nous venons juste de recevoir le poisson-bulle nous l'annonçant. Il était submergé par les eaux du port d'Astérion, avec le reste des marchandises transportées par le Delphia.
— Et où est-il, à présent ?
Si Léandre n'était pas déjà au courant, il fallait absolument qu'elle soit la première à lui annoncer la nouvelle. Il serait tellement heureux !
— L'ingénieur Damoclès le garde en sa demeure, le temps de nettoyer l'artefact. Celui-ci regagnera bientôt sa place initiale après neuf mille ères d'exil à l'Extérieur.
— C'est une grande nouvelle. Une bénédiction ! se réjouit Io, mais les prêtres ne semblaient pas aussi heureux que ce qu'ils auraient dû être. Quelque chose clochait définitivement... mais quoi ? Elle le saurait bien assez tôt par voie d'annonce. Sa curiosité n'avait pas lieu d'être.
Les prêtres s'excusèrent et la laissèrent vaquer à ses occupations pour mieux s'occuper des leurs, à savoir discuter tout bas dans un coin encore moins fréquenté que l'aire d'émersion marine. Io dévissa patiemment chaque rivet qui fermait la queue d'orichalque puis, une expiration mécanique plus tard, agita ses jambes légèrement cotonneuses pour y faire revenir le sang.
L'esprit trop occupé par ce qu'elle venait d'apprendre, elle en oublia la bénédiction des perles d'Eirene et, sitôt sa queue de sirène au vestiaire et sa tunique de ville renfilée, elle sauta dans ses sandales et prit la direction de sa Villa. Les trois jours de fête en l'honneur des Extérieurs avaient pris fin ce matin à Astérion, ce qui signifiait que Léandre serait sûrement de retour à cette heure.
Io emprunta l'un des quatre viaducs qui reliait l'île du Temple au reste d'Atlantide, courant dans les rues qui menaient vers chez elle, la tresse défaite, les cheveux mouillés volant dans le vent frais. Après de nombreuses bousculades et autant de plates excuses, elle parvint Via Firenza. Celui qu'elle cherchait se trouvait justement sur le seuil de leur Villa.
— Léandre !
Le Mémoire Vivante se tourna vers elle, surpris qu'on crie son nom depuis l'autre bout de la rue. Io arriva à son niveau, exténuée, les jambes flageolantes et le souffle court, mais un immense sourire plaqué sur les lèvres.
— Tu ne devineras jamais ce que je viens d'apprendre !
— Est-ce grave ?
— Sincèrement, tu crois que je sourirais autant si c'était le cas ? Non, rien de grave, juste inouï ! Ils ont trouvé un Sablier d'orichalque dans la cale de transport du Delphia. Les prêtres du Temple de l'Eau en discutaient tout à l'heure. Et le meilleur, c'est que ton ami Damoclès le détient actuellement. Il doit être ravi !
— Ce n'est pas possible...
— Oh, tu m'accuserais de te mentir ?
— Non, non, du tout ! Mais... un Sablier... un Sablier antique à l'Extérieur ? L'une des reliques perdues enfin retrouvées ? Sais-tu ce que cela pourrait signifier ?
En supposant que les légendes soient vraies, songea Io, mais elle ne formula pas ses doutes à haute voix. Léandre n'était pas un pragmatique comme elle, plutôt un rêveur, et elle ne désirait pas gâcher cet instant magique en lui renvoyant son scepticisme à la figure.
— Cela voudrait dire que les Sabliers n'ont pas été perdus : ils ont été volés.
— Hein ?
Io s'attendait à tout sauf à ça.
— Si l'Engloutissement était vraiment dû à des causes naturelles, les Sabliers auraient simplement été éparpillés dans les abysses sous l'Atlas, soit dissimulés par des éboulements, soit tombés dans l'eau non loin du site où ils se trouvaient peu avant l'Engloutissement. Mais là... qu'un seul Sablier ait été retrouvé à l'Extérieur prouve qu'il a été soustrait par quelqu'un qui savait ce qu'il faisait.
— Et si ce vol a eu lieu, tu crois qu'il aurait été l'une des causes du grand cataclysme ?
— Pas directement. Cela dit, ce n'est pas à exclure.
— Mais... pourquoi ? Pourquoi quiconque aurait volé l'une de nos reliques en sachant cela ? s'étonna Io. Et qui voudrait causer tant de mal à notre nation ? L'Atlas ne faisait de mal à personne.
— Il faisait de l'ombre à d'autres civilisations, plus belliqueuses, certainement. Il y a eu de nombreuses guerres dans le monde à cette époque. Cela ne m'étonnerait pas que des nations en apparence alliées aient comploté contre nos ancêtres.
— Ce que tu dis est terrifiant. Comment quiconque pourrait en venir à de telles extrémités ? Et puis, tu sais ce que cela signifie aussi...
— Oui.
Léandre la regarda droit dans les yeux, sachant que cela aurait des répercutions à travers tout l'Atlas étant donné que quiconque doté d'un minimum de sens critique pourrait parvenir à la même conclusion :
— L'un de nos propres prêtres a forcément participé au sac du Jardin des Vestiges.
En effet, en ces temps reculés, seuls les Prêtres possédaient le droit de plonger dans les souterrains qui menaient au Jardin des Vestiges, situé en ligne droite sous le bâtiment officiel, mais dont le chemin d'accès restait religieusement gardé. Même maintenant, nul ne connaissait les plans exacts des souterrains immergés. Les pêcheuses elles-mêmes n'en possédaient qu'un fragment, qui leur permettait de parvenir aux zones de pêches les plus poissonneuses.
— Peut-être fut-il contraint et forcé...
— Tu sais très bien que c'est impossible.
Le sourire d'Io disparut complètement. Elle comprenait maintenant la réserve affichée par les prêtres du Temple.
— Il faut absolument que je rende visite à Damoclès.
— Par curiosité ou par inquiétude ?
— Les deux, je te l'avoue...
Une ombre de sourire reparut sur leurs lèvres fines. En dépit du triste cortège de révélations qui naviguait dans le sillage de cette découverte, ils ne pouvaient contenir leur excitation : certains recoins sombres de l'Histoire allaient pouvoir être mis à nu grâce à de simples déductions logiques ! Les Atlantes n'avaient jamais envisagé que les Sabliers perdus aient pu se trouver à l'Extérieur après l'Engloutissement, car le mythe des origines ne donnait aucun indice en ce sens. Il n'évoquait même pas les reliques en question.
D'après la légende, le dieu du Ciel et le dieu de l'Eau possédaient chacun un empire humain qui le révérait : la Lémurie pour l'un, l'Atlas pour l'autre. Riches et généreux, ces empires contribuèrent à parts égales à l'épanouissement de toutes les autres civilisations humaines qui naquirent après la leur. Mais, sans qu'on sache pourquoi, la popularité de l'Atlas grandit plus vite que celle de la Lémurie ; le dieu du Ciel en conçut une vive jalousie qui se transforma en haine. Fou de rage à l'idée qu'on les compare, et ce, en défaveur des siens, le dieu du Ciel envoya ses foudres sur l'Atlas – c'était pourquoi, d'ailleurs, la pointe des aiguilles de verre surplombant le Temple de la Mer était noire au cours des premières ères qui suivirent l'Engloutissement. Le dieu de l'Eau réagit vivement à cette attaque et fit en sorte de submerger la Lémurie sous la plus gigantesque vague jamais contemplée de mémoire d'homme. Mais sa vengeance ne fit qu'accroître la fureur du Ciel qui, ayant tout perdu, s'acharna à détruire l'Atlas. Tornades, orages et typhons déferlèrent sur le continent. Les populations se réfugièrent sous terre et, quand les hommes perdirent espoir, ils supplièrent le roi Ionas d'intercéder en leur faveur auprès des dieux. Il sacrifia femme, enfants, nourrices et serviteurs ; chevaux, buffles, taureaux et éléphants. Les dieux amis de la divinité de la Mer répondirent et, touchés par le sacrifice de cet homme, décidèrent d'en tirer une leçon de sagesse. Ils parvinrent à un accord : l'Atlas devait disparaître, mais pas mourir. Ainsi le continent fut-il englouti, préservé des Eaux par sa bulle, à jamais loin du monde. L'Atlas et la Lémurie, toutes deux disparues, seraient à jamais oubliées, à jamais éteintes... l'équilibre entre les dieux étaient enfin revenu.
Une belle légende, trop belle peut-être : et si tout n'était qu'un tissu de mensonges ? Une mystification destinée à... à quoi ? Élevée dans une culture où tout se basait sur la confiance envers l'autre, Io s'approchait là de concepts qu'elle ne maîtrisait pas : le doute, la méfiance, la remise en question systématique... bien que sceptique par nature, elle n'avait jamais poussé très loin ce trait de caractère naturel. Même si au départ elle considérait les légendes comme des visions déformées du réel, ce n'était pas au point de les remettre entièrement en question. Pas au point d'accuser les prêtres de mentir.
Que faire ? se répéta-t-elle, d'ores et déjà dévorée par l'incertitude. Elle avait l'impression que le monde qu'elle avait toujours connu s'effondrait sur lui-même. Que les défauts de fabrication auxquels elle n'avait jamais prêté attention lui sautaient soudain aux yeux.
L'arrivée de Rose dilua la lourde sensation de malaise qui persistait entre les deux Atlantes. La Lady semblait préoccupée et, à dire vrai, très pressée. En dépit de sa tenue très soignée, elle venait à peine de se réveiller, cela se voyait à la marque d'oreiller encore présente en travers de sa joue.
— Bonjour, je suis désolée de te déranger Léandre mais...
— Oui ?
— Eh bien, c'est qu'en fait, je ferais peut-être mieux de demander à Io.
— Je t'en prie, dit Léandre, mais Rose paraissait souhaiter son départ car elle s'était ravisée et tardait à formuler sa question. Une étrange lueur brillant dans ses pupilles noires, elle balbutia alors :
— Est-ce que tu pourrais, hum, nous laisser entre femmes quelques instants ?
— Oh.
Léandre songea sûrement qu'il s'agissait d'une coutume Extérieure et, lançant à Io un regard qui signifiait qu'il exigerait plus tard un rapport complet et la harcèlerait de questions d'intérêt hautement scientifique, gagna l'intérieur de la Villa pour les laisser entre elles.
— Qu'y a-t-il ?
D'humeur sombre, elle s'attendait au pire et à rien d'autre. Les paroles de l'Extérieure, incompréhensibles, ne l'aidèrent pas à la soulager de son inquiétude :
— Il se trouve qu'un petit problème féminin vient de me tomber dessus, et que tous mes linges prévus à cet effet se trouvent encore dans mes valises, qui elles-mêmes sont restées dans le Delphia. Crois-tu que je puisse récupérer ces effets, dans un délai raisonnablement court, pour ne pas dire rapide ?
— Un petit problème féminin ?
Io ne comprenait pas du tout la nature du problème.
— Oui, insista Rose. Mensuel et typiquement féminin. Du genre douloureux, également.
Io fronça les sourcils : à quoi faisait-elle allusion exactement et que signifiait — mensuel ? Rose se rapprocha et finit par chuchoter à son oreille :
— Mes menstruations sont sur le point d'arriver et je n'ai rien pour palier à cela.
— Des menstruations ? Qu'est-ce que c'est que cela ?
— Vous... vous n'en avez pas ? Les femmes atlantes n'ont pas de...
Rose la dévisagea, le visage très pâle, comme si elle comprenait pour la première fois à quel point elle se trouvait loin de chez elle. Elle émit un léger gémissement et porta la main à son bas-ventre. Quoique fussent ces menstruations, cela paraissait être extrêmement gênant et douloureux, à en juger les petits spasmes de douleur qui traversaient le visage de la jeune femme.
— Viens, dit enfin Io en la prenant par la main pour gagner l'intérieur de la Villa. Tes affaires sont sûrement chez Damoclès et, avec Léandre, nous comptions nous y rendre dès demain matin. Tu crois que tu peux supporter tes menstruations sans tes effets personnels jusque là ?
— Eh bien... si tu as du tissu à gâcher d'ici là, je suppose que je peux attendre jusqu'à demain matin, oui.
Une chance que Rose les accompagne chez Damoclès le lendemain : ses menstruations constituaient un prétexte parfait pour dissimuler la véritable raison de leur visite à d'éventuels curieux qui surveilleraient la Villa. Car Io n'ignorait pas que si des Atlantes avaient jadis participé à la chute de leur propre civilisation, il y aurait toujours d'autres personnes prêtes à défendre les intérêts de leurs ancêtres...
Méfiante, cette nuit-là, Io barra la porte de la Villa pour la première fois de son existence.
∞
Quand les membres d'équipage surent que Lady Rose se rendait chez un certain Damoclès pour récupérer ce qui restait de ses effets personnels, ils décidèrent d'eux-mêmes de participer à l'expédition, sans en demander l'autorisation à quiconque, comme si aucune forme d'ordre ou de hiérarchie ne subsistait plus. Lord Auguste et le Capitaine virent cela d'un mauvais œil. Evander partageait cette opinion : ils n'étaient pas à terre, pas à proprement parler, et l'équipage devait cesser de se considérer comme libre.
Tous trois se joignirent à la sortie, le Lord parce qu'il n'entendait pas obtenir moins que sa sœur cadette au jeu de la vie ; le Capitaine pour asseoir son autorité sans s'opposer aux siens ; et Evander parce que le Capitaine le lui avait ordonné. En outre, il souhaitait surveiller Lady Rose. Celle-ci n'avait pas cessé de le surprendre au cours des bacchanales atlantes et, là encore, elle butinait d'une découverte à une autre, telle une abeille ivre de pollen dans un champ de coquelicots. Elle était difficile à suivre, un vrai défi pour le Chien de bord.
Fort d'une quinzaine d'âmes, le groupe embarqua à bord d'un tube sous-marin heureusement presque désert à cette heure matinale. Léandre et Io les avaient forcés à se lever aux aurores, comme si une entreprise telle que la leur ne pouvait pas attendre, et le premier soleil d'orichalque venait tout juste de s'allumer lorsque le tube les déposa à l'autre bout d'Atlantide, dans un quartier résidentiel. Toutes identiques, les maisons à double niveaux alignaient avec fierté leurs frontons triangulaires et leurs colonnes grecques, qui de noir, qui de rouge, qui de blanc, le tout saturé d'éclats d'orichalque. Pour y avoir passé de nombreuses heures de détente en compagnie du Capitaine et de Lord Auguste, Evander savait qu'un agréable balcon se trouvait sur l'avancée soutenue par les colonnes, derrière le fronton, et qu'il s'agissait d'un endroit parfait pour observer discrètement l'entrée de son voisin d'en face.
Or, le propriétaire de la maison vers laquelle ils se dirigeaient semblait réserver un usage bien différent à son balcon personnel : une espèce de calèche de verre dotée d'une double paire d'ailes de libellule stationnait derrière le fronton. L'engin mesurait bien le double de longueur et de hauteur par rapport à un vélo normal, et à travers les vitres transparentes, on distinguait une armature d'orichalque où pendaient trois baudriers vides. Le tout débordait de toutes parts de la terrasse supposément dissimulée derrière le fronton.
Devinant leur curiosité, Léandre, qui se trouvait en tête de leur groupe avec Lady Rose et la charmante Io, exposa sobrement :
— Damoclès est ingénieur. Son atelier se trouve en sous-sol afin de limiter les nuisances pour le voisinage, étant donné la nature bruyante de ses activités.
— Quelle est cette incroyable machine ? s'étonna Evander, qui ne détachait pas ses yeux de la curieuse chose bombée.
— Un hélicoptère. Il s'agit d'une machine volante destinée au transport de passagers. C'est à l'état de prototype pour l'instant. Il fonctionne à la magie et la vapeur.
— N'avez-vous pas déjà des machines volantes qui permettent de voyager ?
— Oh, non. Lors de votre arrivée à Astérion, l'usage que j'ai fait des palettes pour vous secourir était tout à fait inédit et, surtout, dangereux. Pour l'instant, en Atlas, on ne voyage que par voie d'eau.
— Tout ça semble prodigieux en tous cas, s'émerveilla Lady Rose avant d'aller pépier quelque secret féminin vers une Io souriante.
Léandre sonna – bien que nul n'entendit de sonnette à l'extérieur du bâtiment. On vint aussitôt leur ouvrir, puisqu'on avait été prévenu et qu'on les attendait, bien évidemment.
Il en fallait beaucoup pour surprendre Evander. Côtoyant des marins depuis bientôt dix ans, il avait tout vu ou presque à bord d'un navire : mais des favoris aussi blonds et aussi fournis sur un visage aussi jeune que celui-ci... diantre ! Evander en aurait presque juré à voix haute tant l'apparence foisonnante et giboyeuse des rouflaquettes de leur vis-à-vis le surprit. Longues et fournies, celles-ci descendaient presque jusqu'au bout de son menton et encadraient un visage par bien des aspects trop jeune pour les porter.
— Da-Damoclès ? bégaya Léandre, également surpris.
— Moi tester la mode des Extérieurs ! s'écria l'intéressé en montrant du doigt le Capitaine dont aucun poil des favoris n'aurait jamais osé sortir de sa zone attitrée.
— Comment as-tu réussi à faire pousser ta barbe ? demanda Léandre dans un anglais bien meilleur que celui de son interlocuteur.
Evander en profita pour s'étonner de ce que, effectivement, il n'avait pas vu un seul Atlante entretenir une seule excentricité capillaire faciale : tous aussi blonds, jeunes et imberbes les uns que les autres.
— Moi avancé quelques ères... dit l'ingénieur avec une lueur malicieuse dans ses yeux bleus. Sa main droite s'agita quelque part au dessus du cœur et Léandre afficha un air désapprobateur, sans que quiconque d'autre que les Atlantes en présence ne comprenne la signification du geste ou des paroles.
— Vous venir ? Bienviendue chez moi !
Damoclès ponctua son cri d'un levé de bras qui ressemblait de loin au — V de — Victoire, puis courut à l'intérieur de sa maison, les Atlantes et les Extérieurs derrière lui dans un défilé presque comique. En ligne droite, ils traversèrent le patio, le salon, l'atrium, la salle à manger, puis empruntèrent un large escalier en colimaçon qui plongeait dans le sol, et dont le bord des marches, longé d'orichalque, éclairait la descente. Cela éclairait également le dessous des toges les plus claires, soulignant la silhouette de ces dames d'une façon que la décence aurait réprimandé. Placé en queue de file derrière Lady Rose, Evander était heureux d'être le seul à en profiter.
— Tadaaaa ! s'exclama Damoclès une fois parvenu en bas, tout sourire, ses favoris tressautant à chacune de ses nouvelles expressions faciales – et elles étaient nombreuses, car son visage s'avérait très mobile.
— Atelier de moi, présenta-t-il, les bras écartés.
Il ne maîtrisait pas très bien la langue anglaise pour l'instant – — ni la mode s'amusa Evander, même si la tentative capillaire témoignait d'une d'envie d'apprendre et d'un esprit d'aventure hors du commun. Toutefois, il ne doutait pas d'une amélioration prochaine, tous les Atlantes possédant ces paillettes intelligentes d'orichalque dans la tête... une idée qui lui donnait des frissons d'horreur, tout simplement.
Contrairement à ce qu'il pensait, ordre et discipline régnaient en maître dans l'atelier de Damoclès – ainsi qu'une chaleur infernale à cause de la forge. De part et d'autre d'une très longue table de bois recouverte d'une pellicule de céramique immaculée, de hautes étagères débordaient de boîtes sur lesquels de petites étiquettes indiquaient les contenus. Ce devait être clair pour qui parlait l'atlante. Pour Evander et les autres, il ne s'agissait que d'une suite de signes cabalistiques, au demeurant très jolis même si le sens leur échappait.
Comme les Atlantes étaient grands, l'atelier était assez haut de plafond, mais cela n'empêchait pas le crâne d'Evander de frôler la voûte calcaire. Il courba légèrement le dos afin de ne pas se faire surprendre au cas où l'architecture n'ait pas été aussi droite qu'attendu.
Damoclès marchait voûté lui aussi, et se déplaçait dans son atelier avec la vélocité d'un serpent sous les feuilles. Il appuya sur le montant d'une étagère, laquelle s'escamota de façon à laisser place à une étagère secondaire, cachée, beaucoup plus vaste, où se trouvaient...
— Mes effets !
Lady Rose sauta sur ses bagages. Au grand étonnement de tous, elle bouda les boîtes à chapeau et les coffrets d'accessoires pour leur préférer une valise toute simple et plus petite que les autres, qu'elle pouvait porter seule grâce à une solide poignée de cuir.
— Permettez ? proposa Evander.
— Oh, oui, merci bien. C'est fort aimable à vous.
Rose lui confia la valise non sans y jeter un regard impatient, lequel remonta jusqu'au visage du second pour l'interroger :
— Et vos propres affaires ?
Il haussa les épaules.
— L'essentiel se trouvait sur moi au moment du naufrage.
Il faisait allusion au pendentif pendu autour de son cou, hérité de sa mère au berceau, à la montre sans gousset de son grand-oncle dans la poche de son pantalon, et au petit carnet de notes personnelles dans la poche intérieure de son veston. Rien d'autre ne comptait. Les vêtements, les livres... tout cela pouvait être aisément remplacé et, ici, il ne manquait ni d'habillement ni de distraction. Les Atlantes y veillaient scrupuleusement.
Les autres marins fouillaient les bagages pour retrouver leur paquetage personnel : il y eut beaucoup de déceptions et peu de réjouissances, car le sel n'avait pas épargné leurs possessions. Les hommes n'avaient pas tous la chance de posséder plus que les quelques vêtements qu'ils trimballaient de navire en navire, de contrat en contrat : ces frusques constituaient donc le seul souvenir de leur vie d'avant le naufrage.
Et si nous ne retournons pas dehors... ils auront tout perdu.
Tandis que les marins poursuivaient leurs investigations de plus en plus largement étalées sur la table en céramique, la cachette derrière l'étagère ne semblant jamais désemplir, Evander remarqua la discrète sortie de leurs hôtes atlantes. Il signala leur départ à Lady Rose qui, trop occupée à examiner ses chapeaux auxquels elle accordait finalement un peu d'importance, n'avait pas remarqué leur manège.
— Allons voir, proposa-t-elle en reposant sur son socle la dépouille d'un chapeau melon piqué de plumes brunes rongées par le sel. Auguste, viens !
Le Capitaine et Evander suivirent le noble duo de frère et sœur, laissant l'équipage vaquer à ses occupations.
Les Atlantes s'étaient engagés dans un autre escalier, moins éclairé que le précédent, lequel menait à une pièce se situant très exactement sous la précédente. Une fraîcheur presque glaciale régnait entre les quatre murs de calcaire et il n'y avait nulle part où se cacher, aussi Io, Léandre et Damoclès interrompirent-ils leur conciliabule secret dans la seconde suivant l'arrivée des Extérieurs :
— Salle privée, ronchonna l'ingénieur. Retournez en haut.
— Mais ce sont les vestiges archéologiques ramenés de Knossos ! s'égosilla Lord Auguste.
— Vous avez tout sorti des boîtes... est-ce en bon état ? s'enquit Lady Rose.
— Que comptiez-vous faire de tout ça ? Salle privée, salle privée... vous comptiez nous les dissimuler encore longtemps ?
Lord Auguste avait rarement raison mais, pour une fois, il parlait d'or.
— Cela aussi fait partie de nos affaires, poursuivit-il sur le même ton d'orfraie.
— Que signifie tout ceci ? demanda Rose à son tour, d'un calme olympien.
Les Atlantes s'entreregardèrent, embarrassés, les joues plus rouges que jamais. Un nuage de culpabilité voilait leurs yeux d'un bleu tous aussi clair qu'intense. Quand ils le regardaient, Evander avait l'impression de se faire déshabiller l'âme.
— Oh, mille murènes ! s'exclama Io. Dites-leur tout : c'est tout autant leur problème que le nôtre. Plus ils en sauront, moins ils seront dans le pétrin.
— Voilà qui n'annonce rien de bon. Léandre ?
Lady Rose paraissait très déçue que son ami atlante ait gardé par devers lui un secret qui la concernait de près. Evander en conçut une joie un peu mesquine, qu'il ne put tout à fait retenir comme la bienséance l'aurait voulu. Un léger sourire de revanche flotta sur ses lèvres.
— Eh bien...
L'Atlante regarda ses pieds avec beaucoup d'insistance, inspira un bon coup puis finit par avouer :
— Nous avons retrouvé un artefact atlante dans la cale du Delphia.
— Lequel ?
Aussi directe qu'efficace, Lady Rose allait mener l'interrogatoire en règle.
Léandre fit un pas de côté et leur présenta le bloc de granit juste derrière lui, grand et large comme un homme, dans lequel un objet prisonnier attendait qu'on le délivre. Une partie de la pierre taillée révélait un métal cuivré qu'Evander reconnut au premier coup d'œil : de l'orichalque.
— Il s'agit d'un Sablier. Nous en possédions 101 avant l'Engloutissement, mais certains avaient disparu.
— Comment pouviez-vous le savoir ?
— Les Sabliers se trouvent tous dans un seul et même endroit, très vaste mais bien dissimulé : le Jardin des Vestiges. Les prêtres ont compté cent un piliers de marbre et de basalte, mais trois d'entre eux ne recèlaient plus leur sablier. Jusqu'à présent, nous pensions que ceux-ci étaient tombés dans les flots lors de la chute de l'Atlas, provoquée par la colère des dieux.
— Sottises, souffla Lord Auguste.
— C'est également mon opinion, dit Léandre à la surprise de tous, inclinant la tête sur le côté. Si ces Sabliers étaient simplement tombés de leur socle, nous en aurions retrouvé des traces non loin, même si une eau noire et profonde les cerne de toutes parts... or, ce Sablier a été retrouvé à l'Extérieur, puisque vous l'avez ramené.
— Pensez-vous que cela puisse expliquer l'apparition subite du maelström et notre arrivée ici ?
— C'est une possibilité... nul ne sait vraiment comment fonctionnent les sabliers de l'ancien temps. Damoclès en fabrique des modèles réduits, qui ont une utilité bien précise et très différente de celle de leurs modèles antiques. Cela dit, il reste le spécialiste en la matière puisque son père participait à l'entretien du Jardin, et qu'il a laissé de nombreuses notes sur le sujet derrière lui.
— Incomplètes mais utiles, souligna l'ingénieur.
— Son père ? balbutia Lord Auguste. Mais c'était il y a 11000 ères ! À moins que cela représente une toute petite mesure de temps pour vous, cela me paraît hautement improbable.
— Une ère correspond environ à une année de chez nous, précisa Lady Rose. Nous en avons longuement discuté avec Léandre.
— Le temps est quelque chose de précieux, affirma celui-ci.
— Mais alors...
Evander n'en revenait pas. Il ne put retenir la question de lui échapper, aussi impolie qu'elle fut :
— Quel âge avez-vous ?
Un silence gêné flotta quelques instants, rompu par l'ingénieur dont la propension à la franchise dépassait sans doute celle de Léandre et d'Io réunis :
— Neuf mille ères. Léandre approche des cinq cents et Io aussi. Ils sont de la même génération.
— Les seuls de notre génération, crut bon de préciser Io.
— Mais comment...
Cette fois, Evander fut incapable de terminer sa question tant il n'en revenait pas. Étaient-ils immortels ? Plus divins qu'humains ?
— Nous avons notre propre Sablier d'orichalque. Chaque exemplaire est unique, fabriqué sur mesure.
Léandre tira sur le col de sa tunique et révéla, pour la première fois, un peu de son torse. Il désigna un cercle d'orichalque poli, implanté dans le pectoral au niveau de son cœur. Pourvue d'une encoche d'une part et d'un minuscule gond d'autre part, la plaque de métal s'ouvrait sans doute sur un compartiment interne qui contenait le Sablier, ce que Léandre confirma malgré lui, le visage écarlate :
— Le Sablier ne se montre généralement pas en public.
Alors qu'il rabaissait le col de sa tunique, Io vint à son secours :
— Chaque Atlante en possède un, mais nul n'en parlera : c'est quelque chose d'intime, de privé, qui gère à la fois notre vieillissement et les particules d'orichalque présentes dans notre corps. Sans Sablier, ceux-ci ne peuvent agir.
— Mais, mais... ça remplace votre cœur ? siffla le Capitaine, qui intervenait pour la première fois.
— Non : c'est greffé dessus, précisa Damoclès avec un sourire enfantin.
L'explication tira une grimace dégoûtée à chaque Extérieur présent, Lady Rose porta même la main à sa poitrine... elle n'en perdait pas moins le sens des priorités :
— Tout cela éclaire notre lanterne, sauf à propos de l'essentiel : en quoi la présence de ce vestige atlante dans notre cale pourrait-elle nous apporter des ennuis ?
— Eh bien, si le Sablier n'est pas tombé de lui-même, c'est que quelqu'un l'aura enlevé de son socle, n'est-ce pas ? railla Lord Auguste, jetant un regard condescendant à sa sœur.
— Quoi ? Mais qui pourrait bien vouloir faire cela ?
— D'anciens ennemis de l'Atlas. répondit Léandre.
Ce dernier lui lança un regard par en dessous. L'air grave, il boucla la boucle qu'Evander avait par ailleurs déjà bouclée pour lui-même :
— Des ennemis qui, vu la longueur de nos existences, pourraient être encore parmi nous et vouloir empêcher l'éclatement de la vérité.
— Nous sommes donc dans leur ligne de mire, conclut Evander d'une voix plus lugubre qu'il l'aurait voulue.
— Oh, mon Dieu...
Lady Rose pâlit soudainement. Il regretta d'avoir dit cela – un peu moins quand elle s'accrocha à son avant-bras.
— Qu'allons-nous faire ?
— Prendre le danger de vitesse : la vérité doit éclater avant qu'on tente de nous faire taire. Nous devons prouver que les Sabliers disparus ne sont plus du tout dans le Jardin des Vestiges. Des gens de bonne foi, autre que les Prêtres du Temple, doivent s'y rendre pour revenir témoigner à l'aide de leurs souvenirs. Il est impossible de mentir sur ses souvenirs. L'orichalque de notre corps veille à cela.
— Oh, et comment proposez-vous que nous nous y prenions pour réaliser cet exploit ?
Léandre et Damoclès échangèrent un regard entendu : ils avaient déjà une idée derrière la tête.
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