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Chapitre 1


Dans un bouillon de bulles, l'Atlas Express creva la surface de l'eau puis se positionna sur le rebord du canal. Les portes s'ouvrirent dans une discrète expiration pour laisser entrer les passagers. Tandis que Léandre se positionnait dans la file d'embarquement du wagon de tête, il observa la voûte du ciel. Le faible éclairage du premier soleil d'orichalque permettait encore de voir à travers le dôme ; de l'autre côté, les vagues s'enroulaient en tourbillons d'écume vifs et changeants.

« Une mer agitée ne présage rien de bon pour les pêcheuses. »

Alors que ses pensées se tournaient tout entières vers son amie Io, qui devait justement plonger ce jour-là, la voix de celle-ci déchira le silence cotonneux de ce matin qui ressemblait à tous les autres dans la capitale atlante :

— Léandre !

L'intéressé se retourna, laissant les personnes derrière lui le dépasser le temps que son amie le rejoigne. La jeune femme flottait dans une robe vaporeuse d'un vert pastel, son plastron d'orichalque sursautant à chacune de ses enjambées. Dans sa main, Léandre reconnut avec embarras le déjeuner qu'elle avait préparé à son intention la veille au soir, celui-là même qu'il avait oublié ce matin dans la précipitation du départ.

— Tête en l'air ! lui fit-elle gentiment. Tu oublierais jusqu'à ta toge si tu n'étais pas si pudique. Tiens !

— Heureusement que tu es là, Io.

Il plaça le pain fourré aux olives et au fromage directement dans sa sacoche, laquelle ne contenait rien d'autre que sa tablette-mémoire.

— Merci.

— Ne me remercie pas et saute dans ton tube, si tu ne veux pas poireauter pour avoir le suivant. Tu m'envoies un poisson-bulle quand tu arrives à l'auberge ?

— Je n'y manquerai pas. Tu plonges aujourd'hui ?

Io jeta un regard rapide en direction de la voûte.

— Trop risqué. Je ne veux pas me perdre dans un courant.

— Tu as raison.

— J'ai toujours raison, sourit la jeune femme aux cheveux dorés. Allez, file !

Ils échangèrent un dernier sourire avant que Léandre ne prenne place dans le tube. Alors que les portes se refermaient dans un chuintement témoignant de leur bonne étanchéité, il entendit son amie crier une dernière recommandation :

— Et ne fais pas honte aux Mémoires Vivantes, petit crabe !

Bien que l'Atlas Express amorçât sa plongée dans un concert de clapotis, le surnom n'échappa pas aux passagers proches de l'entrée. Ils sourirent, amusés. Le « petit crabe » circula jusqu'au fond du wagon, où il restait une place qui n'attendait que lui. Installé, il abaissa les paupières et murmura très bas :

— Ne t'en fais pas, petite sirène, tout ira bien.

— Vous êtes Mémoire Vivante, vraiment ? interrogea soudain son voisin.

Léandre rouvrit les yeux pour croiser le regard bleu d'un homme blond, comme la plupart des Atlantes, mais d'une carrure bien supérieure à la moyenne.

— Mémoire Vivante Léandre, se présenta-t-il.

— Citoyen Milas. Ne le prenez pas mal, mais vous êtes sacrément jeune, pour une Mémoire Vivante.

— Oh, j'ai tout de même 500 ères.

— Oui mais votre visage...

— Je ne suis Mémoire Vivante que depuis quelques dizaines d'ères. Ceci explique donc cela.

— Je vois, je vois...

Léandre sourit aimablement ; il était rare qu'un archiviste possède des traits aussi jeunes que les siens, aussi ne prenait-il pas à mal les remarques qu'il recevait régulièrement à ce sujet. Après tout, sa queue-de-cheval et son absence de barbe lui donnaient un air adolescent qui trompait la plupart des citoyens. Il fallait croire que, malgré le poids des nombreux souvenirs emmagasinés dans sa mémoire, le temps n'avait pas encore décidé de faire son œuvre et de le vieillir prématurément. Il arrivait que des Mémoires Vivantes conservent leur jeunesse pendant des centaines d'ères, avant de soudain se réveiller le cheveu grisâtre, le corps fourbu et la peau fripée. Si cela devait se produire un jour, Léandre l'accepterait avec grâce.

Quel autre choix avait-il, de toute manière ? Il savait ce à quoi il s'exposait lorsqu'il avait choisi cette carrière. Être Mémoire Vivante impliquait de grandes responsabilités, de même qu'un lourd sacrifice.

Il vivrait moins longtemps que les autres Atlantes, mais il porterait en lui mille mémoires, mille existences différentes. Qui pouvait en dire autant ?

— Où vous rendez-vous, Citoyen Milas ? demanda Léandre sur le ton de la conversation.

— À Astérion, je retourne chez moi.

— Vous êtes berger ?

— Vous devinez bien.

— J'avais une chance sur deux, sourit Léandre.

L'autre spécialité d'Astérion, c'était la production d'olives et de produits dérivés.

— Vous étiez à Atlantide pour obtenir un nouveau troupeau ?

Même si l'Atlas s'avérait vaste, il restait un continent piégé sous les eaux. Chaque développement d'activité nécessitait donc l'autorisation de l'un des Tribuns du Sénat, afin d'allouer à l'entrepreneur un espace supplémentaire. Bien qu'anodine, la question de Léandre provoqua chez son interlocuteur une gêne peu commune.

Afin de lui éviter plus d'embarras, Léandre exposa ses propres raisons qui le poussaient à voyager :

— Pour ma part, j'habite à Atlantide, et je me rends à Astérion pour consulter un document de votre bibliothèque.

— Il y a quelque chose de précieux dans notre humble cité ? Une chose digne d'être redécouverte ? Remémorée ?

Milas paraissait soulagé de ce nouveau sujet de discussion et manifesta sa gratitude par une conversation d'autant plus cordiale tout au long des six heures de voyage en tube qui suivirent. Au final, ils partagèrent le pain aux olives d'Io, et burent ensemble à la flasque de vin doux et épicé proposée par Milas.

Ce fut presque à regrets que Léandre entendit la voix de synthèse annoncer le terminus de l'Atlas Express, après trois arrêts à Phèdre, Rhadamanthe et Sarpédon. Les passagers se levèrent comme un seul homme, sacs, sacoches et baluchons en main, tandis que le tube remontait à la surface. Les deux amis d'une journée se dirent au revoir en se souhaitant bonne vie, puis se séparèrent aussitôt, retournant à leurs existences respectives.

L'un vers les problèmes du présent ; l'autre vers les mystères du passé.

Un vent frais soufflait de la mer. Alors que le deuxième soleil d'orichalque ne tarderait pas à s'allumer à son tour, Léandre observa avec curiosité la surface de celui-ci, beaucoup plus proche à Astérion – cité périphérique située près des limites du dôme – qu'à Atlantide – située au cœur du continent, et donc plus loin des levers de soleil. Les gens autour de lui ne semblaient pas y prêter attention, toutefois, la proximité de la barrière invisible remplissait Léandre de curiosité. Il s'était toujours interrogé sur le miracle de cette technologie ancienne, qui leur permettait de vivre sous la main liquide de l'eau. Elle l'intriguait bien davantage que les Gemmes de Cœur ou les transferts de Conscience du bio vers le bot, dont tout le monde débattait sans cesse des avancées et des limites. Lui réservait sa curiosité au dôme, à l'Engloutissement, à ce qui se déroulait avant cette date décisive pour l'Atlas. Personne ne savait vraiment, pas même les Mémoires Vivantes, dont le rôle était pourtant de se rappeler de tout pour les autres.

S'il l'avait pu, et si le sujet n'avait pas été aussi tabou, il se serait même intéressé à ce qui se déroulait au-delà du dôme, mais nul n'osait s'en approcher de trop près, car nul ne voulait être responsable des éventuelles conséquences sur la sécurité de l'Atlas... une superstition idiote, selon lui – qu'il se gardait bien de mettre à l'épreuve, cependant. Il n'était pas prêt à payer le prix fort du savoir, pas quand cela signifiait risquer la vie d'innocents.

Léandre secoua la tête et, la main sur sa sacoche, quitta l'aire d'embarquement où de nouveaux passagers se présentaient déjà pour le voyage retour. Il marcha le long de la promenade pavée qui bordait le canal, jusqu'à ce que la mer l'empêche de progresser plus avant. Là, dans l'ombre du quai, un escalier de pierre léché par les vagues permettait aux pêcheuses d'entrer dans l'eau sans sauter. Celles-ci, nues comme au premier jour, se trouvaient justement en train d'enfiler les masques cuivrés qui leur recouvraient tout le visage et leur donnaient l'air d'insectes flottants. Deux gros yeux noirs et membraneux surplombaient le robinet du recycleur d'air qui permettait aux meilleures d'entre elles de sonder jusqu'à une heure et demie durant. Certaines étaient même équipées d'une nageoire caudale mécanique, dont le revêtement écailleux d'orichalque et d'argent brillait d'une lueur rassurante par cinquante mètres de profondeur.

Dans les eaux sombres situées sous le continent, prises et prédateurs abondaient. Un petit coup de nageoire caudale pour s'éloigner du danger pouvait faire la différence entre la vie et la mort.

Comme la plupart de ses pairs, Léandre les admirait, car après tout elles mettaient chaque jour leur vie en danger pour nourrir les honnêtes citoyens atlantes ; pouvait-il en dire autant, en dépit de son prestigieux métier ? Le titre ronflant de Mémoire Vivante n'inspirerait jamais rien que de l'ennui, alors que chaque concitoyen mâle ou femelle entrait en pâmoison dès qu'il croisait la route d'une pêcheuse. Io connaissait par ailleurs beaucoup de succès dans ses histoires amoureuses.

Le courage inspirait ce genre d'émois. La poussière des papyrus, plutôt les éternuements.

Il longea le bord de mer sur environ deux arpents avant de parvenir au forum, où les citoyens venaient échanger services et marchandises sous l'œil bienveillant de l'idole de la Prospérité. Tournée vers la mer, la statue de marbre blanc gardait ses gigantesques pieds plantés de part et d'autre de l'escalier de la bibliothèque, titan large de plus de vingt pas et d'une hauteur qui en faisait presque le double.

Trop impatient de plonger dans ses recherches, Léandre se plaça dans la très courte file d'attente en haut des marches.

— Suivant ! s'écria très vite une voix de synthèse à son intention.

Il grimpa les degrés de marbre qui le séparaient de la statue d'orichalque dont les yeux luminescents le scannèrent pour identification. La conscience artificielle placée dans l'objet d'ordinaire inanimé sans sa Gemme de Cœur s'excusa soudain, le brûleur à gaz de son poitrail redoublant d'intensité comme preuve de son embarras :

— Mémoire Vivante, je suis désolé. Si j'avais su que vous étiez dans la file, jamais je ne vous aurais fait attendre...

Le visage humanoïde ne bougea pas – c'était une statue, après tout – mais fonça d'une nuance, brunissant sous la coiffe de plumes pailletée d'or qui contenait la Gemme de Cœur. Léandre sourit aimablement pour rassurer la conscience artificielle qui habitait l'enveloppe immobile :

— Ce n'est rien.

— Vous pouvez entrer, bien entendu. Votre accès est sans restriction. La prochaine fois, entrez sans attendre quelle que soit l'affluence.

Léandre jugea inutile de défendre l'opinion selon laquelle son statut ne donnait droit à aucun privilège officiel, puisque seule une longue tradition avait instauré ce genre de préséance. Il secoua simplement la tête, sourit en guise de remerciement puis pénétra dans la fraîcheur tamisée de la bibliothèque. Son regard attendri glissa sur les étagères qui ceignaient les murs et montaient à l'assaut des voûtes rehaussées de gravures. Des milliers de volumes dormaient ici, n'attendant qu'un visiteur autorisé pour les sortir de leur immobilité séculaire.

— Mémoire Léandre ! s'exclama une voix, bien humaine cette fois-ci.

— Citoyen.

Averti par un message mental du bronze d'accueil, l'homme affichait une expression avenante.

— Il est rare qu'un des vôtres montre le bout de son sablier aussi loin de la capitale...

— C'est que vous êtes le seul à posséder ce que je cherche.

— Oh. S'agirait-il de l'un des cent Traités d'éther phéniciens ?

— Non. Je m'intéresse à un vulgaire papyrus, je le crains, mais considéré à tort comme de peu d'importance. J'aimerais le consulter puis l'emmener pour étude à la grande bibliothèque.

— Bien entendu. Disposez-vous du titre ?

Des nuages.

— Ce ramassis d'inepties ?

Le bibliothécaire se racla la gorge, surpris.

— Que comptez-vous en tirer ?

— Je souhaiterais en interpréter le contenu pour établir plusieurs hypothèses sur la forme de ces fameux nuages et leur rôle, jadis, avant l'Engloutissement. Il s'agit du sujet de ma troisième et dernière thèse de recherche, celle qui fera de moi un Mémoire Vivante accompli.

— Un texte obscur tapi dans l'arrondi d'un papyrus vieux de 12000 ères avant la notre... Voilà un sujet peu commun.

— Les sources en permettant l'étude le sont encore moins.

— Donnez-moi un instant, je vais vous trouver cela...

Le documentaliste se retourna vers l'automate-catalogue qui flottait à hauteur de son épaule. La sphère d'orichalque interrogea sa base de données mais, malheureusement, l'écran tourna au rouge.

— Essayez en vieux-persan, indiqua Léandre, qui avait prononcé le titre en langue atlante. Vous aurez sûrement plus de succès.

Le documentaliste désactiva la fonction de traduction magicautomatique incorporée à son esprit par la Gemme de Cognition qu'il portait autour du cou, puis fouilla sa mémoire à la recherche du terme exact. Sa deuxième tentative s'avéra fructueuse.

— Très bien. Je vois.

Il envoya l'automate-catalogue voler dans les plus hauts rayonnages tandis qu'il proposait à Léandre de le guider jusqu'à une table de consultation. Le jeune homme remercia le documentaliste et son automate magique avant de se plonger dans la lecture du papyrus soigneusement déroulé devant lui. Les paillettes de conservation faisaient des miracles sur les manuscrits anciens ; celui-ci aurait pu paraître comme neuf, si le matériau en lui-même n'avait pas été si obsolète.

Aspiré par l'étude, Léandre ne vit pas les heures passer. Il ne releva la tête que lorsque son ventre exprima bruyamment sa faim, ce qui dérangea tous les lecteurs à moins d'une perche de là. Il s'excusa platement puis appela un automate-catalogue, soudain pressé de s'en aller. Le soir tombait. La lune de vif-argent était peut-être même déjà levée, les trois soleils éteints ; comment se rendre compte du déroulement du temps, dans cet immense bâtiment sans fenêtres ? L'automate enveloppa le document dans un tube de transport étiqueté de la date de rendu puis le lui confia.

— Je vous remercie.

— Silence dans cette aire de travail, chuchota l'automate en réponse.

Léandre faillit rire de sa propre bêtise. Il oubliait parfois que certains automate animés par la magie n'étaient rien de plus qu'un assemblage de boulons et de plaques de cuivre. Il sortit de la bibliothèque dont le silence commençait à lui peser. Dehors, la lune de vif-argent brillait doucement, à peine à son premier quart. S'il ne se dépêchait pas, l'heure du souper serait bientôt passée à l'auberge, et il devrait se coucher le ventre vide à moins d'échanger un service contre un repas avec l'un des habitants d'Astérion.

Heureusement, l'auberge ne se trouvait pas trop loin du forum. Il n'avait même pas besoin d'emprunter de palanquin pour s'y rendre. Léandre s'étira, tout de même assez las. En conclusion de cette journée, il aurait bien fait quelques tours de stade avant de se rendre aux bains publics, mais il n'était pas certain qu'un village aussi modeste qu'Astérion possède ce genre d'installations sportives.

Léandre s'arrêta net alors qu'il descendait les marches du parvis, surpris par l'extrême silence qui s'abattit sur le forum. Les prêtres du temple de l'eau cessèrent tout mouvement. Les éleveurs qui négociaient avec eux la valeur du sacrifice de tel ou tel taureau se tournèrent vers la mer.

Léandre descendit quelques marches supplémentaires et, inquiet, observa attentivement la surface du dôme à l'horizon, juste au-dessus de l'eau, brillante comme un miroir.

Une masse grise venue perça la bulle protectrice. La chose s'extirpa des flots agités située de l'autre côté du dôme pour fendre les eaux calmes du port. Un navire... venu de l'extérieur... le cœur de Léandre manqua un battement, avant de se mettre à taper si fort contre sa poitrine qu'il crut qu'il allait s'en échapper. Il tituba, manquant de tomber dans l'escalier.

Le navire faisait près d'un stade de longueur, et était fort de trois mâts puissant. Le même vent atlante qui soufflait déjà ce midi gonfla les voiles carrées, poussant l'apparition fantomatique droit devant elle. Si elle ne ralentissait pas, sa proue aurait tôt fait de rencontrer le quai. Léandre n'aperçut aucun marin sur le pont pour la retenir dans sa course, et pour cause, de l'eau de mer débordait par tous les sabords ! L'appareil devait avoir effectué sa traversée en immersion. Les occupants étaient soit noyés, soit sur le point de l'être, s'ils se trouvaient encore à l'intérieur.

Le voilier s'échoua dans un grand fracas de tôle froissée, qui fit trembler le sol alentour. L'ensemble des gréements gémit comme une chimère à l'agonie, s'agitant telle des branches mortes dans le vent violent, et les flots s'engouffrèrent aussitôt dans la coque éventrée par la digue de pierre renforcée d'orichalque. Aucun citoyen ne criait ou ne courait, trop hébété pour cela. Léandre lui-même resta figé là, pétrifié d'admiration, de peur, d'incertitude.

— Des Extérieurs... souffla-t-il, si bas que nul ne l'entendit.

En revanche, tout le monde saisit distinctement l'appel à l'aide jailli de l'arrière du grand navire.

— À l'aide ! S'il vous plaît ! hurla Lady Rose tandis qu'elle s'extirpait de la cabine supérieure où l'eau leur était montée jusqu'au cou. Elle avait bien cru qu'ils y passeraient tous, et elle la première à cause du poids conjoint de sa robe et de sa jaquette trois-quarts.

Comme nul ne répondait à son premier appel en bon anglais, elle répéta sa question en français, mais en vain. Rose ramena donc ses robes lourdes d'eau autour de ses jambes et, aussi digne que possible au regard du sol penché et des marches glissantes, rejoignit le sommet du gaillard arrière. Elle tremblait de tous ses membres, tant à cause de la froidure de l'eau que de l'horrible traumatisme dont elle venait de faire l'expérience : elle avait crû sa dernière heure venue. L'eau avait submergé les extérieurs, recouvrant le hublot, puis le courant les avait menés plus bas encore, les coupant de la lumière du jour pendant d'interminables minutes. La mer avait alors commencé à s'infiltrer par tous les interstices, puis la porte avait explosé, emportée par le fond, et les fonds marins s'étaient jetés sur eux dans la cabine... juste avant que l'air ne revienne et que toute l'eau ne s'écoule sur le pont revenus à la surface. Ils avaient avalés puis recrachés par un maelström... Cela était-il seulement possible ? Ou logique ? La jeune femme relégua ces questions tout en bas de sa liste de priorités, pour l'instant préoccupée par le lieu où ils venaient d'accoster si violemment.

Dès le premier regard, et ce, bien que les gréements malmenés par l'eau et les courants lui cachent la vue, elle fut rassurée de distinguer le quai de pierre et les silhouettes qui se découpaient sous le clair de lune.

« Est-ce la nuit, déjà ? Sommes-nous restés si longtemps sous l'eau ? »

L'incident avait-il duré une heure ou une minute ? Rose n'aurait su dire tant elle se souvenait de ces instants avec l'acuité morbide que seule procure l'horreur d'une mort toute proche. En tout cas, les membres d'équipage qui s'étaient réfugiés dans la cabine avaient survécu eux aussi. Aucune trace des autres, en revanche. Rose se jura de remercier Dieu chaque jour dans ses prières ; cela rattraperait peut-être tous les soirs où elle privilégiait ses lectures philosophiques à ses traditionnelles oraisons divines.

— Il y a quelqu'un ? répéta-t-elle encore plus fort, la voix cassée à force d'hurler.

Evander émergea de la cabine, suivi de près par le capitaine et d'autres matelots. Tous affichaient des mines déconfites, pâles, jaunissantes. Derrière eux, Auguste, le frère de Rose, paraissait porter des vêtements réduits d'une taille au lavage... souhaitant lui transmettre son soulagement d'avoir accosté sur un rivage habité, elle l'appela :

— Mon frère, monte donc, nous sommes sauvés !

— C-cesse d-d'hurler, balbutia-t-il entre deux claquements de dents. Tu vas attirer d-des s-sauvages. Q-qui sait q-quel genre de peuplade nous att-ttend ?

— Auguste, réjouis-toi un peu. Nous allons bientôt avoir une terre solide sous nos pieds, le ciel est de retour au-dessus de nos têtes et...

Rose se tut. Elle venait justement de lever le regard vers le ciel en question. Ses yeux marron s'écarquillèrent de surprise tandis qu'un murmure affolé parcourait la douzaine de matelots rescapés :

— Diablerie...

— Foutre-dieu !

L'un d'entre eux tomba à genoux et commença à réciter toutes ses prières à la fois, dans une litanie de mots désordonnés qui aurait prêté à sourire dans d'autres circonstances. La joie d'être en vie laissa place à la crainte de l'inconnu. Et si ces sauvages les déchiquetaient en pièces, comme Auguste l'avait si souvent raconté afin de la décourager de s'embarquer à bord du commerce familial flottant ?

— Le ciel, souffla Rose.

— A disparu, constata Evander.

— Sont-ce bien des vagues, là-haut ?

— J'en ai l'impression, oui...

— Tous aux canots, ordonna le capitaine, nous partons immédiatement. J'ignore quels sont ces lieux mais ils ne m'inspirent rien de bon.

— C'est du suicide ! se récria Rose, qui s'attira un regard condescendant de l'officier de marine. L'eau est partout. Il nous faudrait un submersible, ou subir de nouveau cette horrible traversée d'angoisse...

Elle chercha l'appui d'Evander, et elle allait solliciter son avis lorsqu'un vrombissement en approche mit fin à leur dispute.

Pourvue d'ailes géantes, une étrange planche cuivrée se hissa à leur hauteur, guidée par un adolescent svelte aux traits d'une beauté irréelle. Il les appela dans une langue inconnue, les enjoignant d'un geste à le rejoindre.

Nul ne bougea.

Pas même Rose l'aventurière.

Mais il lui sourit, à elle, pauvre amas de chair, d'eau et de taffetas détrempé. Il lui sourit et Rose ravala aussitôt ses angoisses. Elle saisit la main tendue puis, d'un bond, se retrouva sur l'appareil. La poigne du jeune homme, étonnamment ferme, l'aida à se stabiliser.

— Bon sang ! s'exclama-t-elle, les genoux tremblants à cause du vertige.

Elle crocheta ses deux mains à la rambarde qu'un ingénieur avait eu la bonne idée de placer là. Six personnes de sa corpulence pouvaient tenir en même temps sur la planche. Effectuant de grands gestes sans paroles, l'adolescent s'évertuait d'ailleurs à convaincre ce qui restait de l'équipage de les rejoindre.

— Mais enfin, montez, venez ! s'écria Rose.

De son nouveau point de vue, elle pouvait constater que le navire s'enfonçait peu à peu dans les eaux de l'étrange port.

— Le navire va couler, et vous avec. Pour de bon cette fois. Vous n'avez pas le choix : sautez ! Nous aviserons ensuite.

Evander sauta sur la plateforme en suspension sans même prendre d'élan. L'appareil tangua sous son poids, avant de se stabiliser de nouveau. L'inconnu fit signe d'y aller plus doucement, et les quatre marins qui suivirent ne se le firent pas dire deux fois.

Alors que l'appareil volant s'éloignait du bastingage pour aller déposer les rescapés sur le plancher des vaches, Rose capta le regard foudroyant de son frère aîné. Une fois encore, il jugeait qu'elle lui volait l'autorité qui lui revenait. Rose secoua mentalement la tête, bien loin de se soucier d'une guéguerre aussi inepte en cet instant. Leurs vies étaient en jeu, bon sang ! Son frère grandirait-il un jour, en dépit de ses vingt-huit ans passés ?

Rose poussa un soupir de soulagement quand ses bottines touchèrent enfin terre. Ce fut comme si dix ans de fatigue s'abattaient soudain sur ses épaules, à tel point qu'elle oublia toute bienséance et s'assit à même le sol. Les trépidations de son cœur vibraient jusque dans ses genoux, qui ne la soutenaient plus du tout. Le souffle court, elle prit le temps d'observer les alentours immédiats, baignés d'une lueur d'un gris sombre, espérant ainsi se calmer dans la contemplation de cet environnement inconnu. Dans quelle sorte de royaume sous-marin avaient-ils accosté ? Une immense statue surplombait les lieux à l'autre bout de la place, et sa taille dépassait sûrement celle de la Statue de la Liberté... Trois grandes bâtisses aux colonnes de basalte encadraient la place presque déserte sur laquelle la statue semblait veiller. Leur fronton triangulaire rehaussé de fresques apparemment très détaillées laissait supposer un niveau de civilisation élevé, de même que les étonnantes machines disséminées çà et là, dont la lueur cuivrée ainsi que les grosses gemmes de couleur diverses attiraient l'attention. Rose plissa les yeux ; la fatigue l'abusait-elle, ou bien chacun de ces dispositifs stationnait-il à vingt centimètres du sol ?

Réfugiés entre les pieds de l'étonnante effigie de marbre, loin à l'autre bout de la place, une foule de gens les dévisageait, silencieuse, immobile, d'une retenue presque rassurante.

Rose ne parvenait pas à se sentir en sécurité pour autant. Evander l'enjoignit d'ailleurs à se relever, au cas où ils devraient fuir, et la jeune femme dut se ranger à son avis en dépit de l'épuisement déterminé à la clouer au sol. Elle utilisa son bras pour réussir à rester debout, les jambes coupées par l'émotion.

L'adolescent qui les avait sauvés revint de son deuxième et dernier voyage sur le Delphia. Auguste poussa jusqu'au capitaine pour rejoindre le premier la sécurité du quai, et aller se réfugier dans le petit groupe déjà formé sur place. Evander se tenait au milieu d'eux, pilier humain les dépassant de trois têtes, le regard paisible mais le corps en alerte.

Leur sauveteur descendit le dernier de la machine volante et, tandis qu'il désactivait celle-ci d'une parole, Rose en profita pour le détailler, dans l'espoir de déterminer sa culture et donc la langue qu'il parlait. Il portait une toge blanche ourlée de rouge qui lui arrivait aux genoux, ainsi que de belles sandales de cuir noir dont les lacets lui remontaient tout le long des mollets comme un lierre sans feuilles. Elle n'avait jamais rien vu de tel, sauf dans les livres d'histoire ou les soirées mondaines quand certains invités venaient déguisés en romains de l'époque antique.

Il leur parla dans une langue rauque et chantante à la fois, mais Rose avait beau passer en revue tous les dialectes enseignés par son précepteur, elle n'y comprenait rien. Elle hoqueta néanmoins quand elle reconnut du grec ancien, leur sauveteur ayant sans doute décidé de tenter différents langages afin de parvenir à communiquer.

— Du grec ! s'écria-t-elle dans la même langue.

L'adolescent lui renvoya un sourire éblouissant et balbutia :

— Je suis Léandre.

— Je m'appelle Rose.

— Pouvez-vous répéter dans votre langue d'origine ?

Rose se détacha du groupe et obéit, prononçant les mots dans un anglais aussi articulé que possible. Auguste assista sans comprendre à l'échange trilingue qui s'ensuivit, Léandre alternant le grec ancien, l'anglais, et sa langue d'origine aux consonances gutturales. Sa voix était bien plus fluette quand il parlait en grec ou en anglais, alors qu'on aurait crut avoir affaire à un homme fait quand il s'exprimait dans son dialecte. Il paraissait apprendre très vite, avec une aisance étonnante, assimilant la syntaxe, la grammaire et le vocabulaire presque du premier coup. Il fut bientôt capable de leur expliquer où ils se trouvaient :

— Je m'appelle Léandre. Je suis Mémoire en Vie. Vous êtes sur...

Il hésita une seconde et reprit, incertain :

Atlas ?

— Atlas ? hoqueta Rose. Ou Atlantis, comme pour l'Atlantide, le continent perdu ? Celui dont Platon parle dans le Timée et le Critias ?

— Nous nageons en plein délire, soupira Auguste. Demande-lui de nous ramener dehors, et qu'on en finisse.

— Ça pas possible, répondit Léandre en s'adressant directement à lui.

— Vous nous retiendriez ici contre notre gré ? Rose, recule, je vais m'occuper de ce barbare à ma manière...

La menace n'émut pas l'Atlante, qui expliqua posément :

— Vous transport pas bon. Nous bon.

— Vous allez le réparer pour nous renvoyer chez nous ?

— Oui. Réparer, reprit Léandre dont le visage s'éclairait d'une joie simple et communicative à chaque fois qu'il apprenait un mot nouveau.

— Combien de temps ? interrogea Auguste.

— Temps ?

— D'heures !

Le Lord extirpa sa montre à gousset de la poche intérieure de sa veste, mais l'objet n'évoqua rien à l'Atlante, qui ne put que froncer les sourcils face à son impuissance.

— Combien de jours ? précisa Rose, espérant qu'ils disposaient au moins de ce découpage temporel-ci.

Léandre comprit la question cette fois, néanmoins il secoua la tête pour leur avouer son ignorance.

— Transport réparer, répéta-t-il.

— Où allons-nous loger ? s'enquit Rose, mimant l'acte de manger, de dormir et de s'étirer.

— Je.

— Ici ?

— Non. Atlantide. Grande.

— Une grande ville ? Ceci est un village ? Une petite ville ?

— Oui.

Hébétée, Rose considéra l'immense statue, la beauté des bâtiments, la propreté du pavé ; et il s'agissait là d'un hameau de moindre importance... elle tenta de s'imaginer Atlantide, mais rien ne lui semblait assez beau, assez grand ou assez extraordinaire pour correspondre à la réalité. Elle n'était pas la seule à sentir monter l'excitation de la découverte en elle : Evander discutait à voix basse avec le Capitaine qui, rassuré sur leurs perspectives de survie, affichait un visage plus serein.

— La capitale se trouve-t-elle loin ?

Léandre fronça les sourcils une seconde, de nouveau perplexe, avant que de comprendre ce qu'elle lui demandait, comme si quelque magie lui soufflait le sens des mots.

— Bientôt, dit-il.

— Y serons-nous au matin ?

— Oui. Mais... attendre ici maintenant.

Leur sauveur fit quelques pas en arrière comme s'il requérait un peu d'intimité. Il extirpa un stylet et deux bâtons de métal doré du fond de sa sacoche, sur lesquels il grava sans effort apparent quelques signes de nature inconnue.

« Certainement un message pour annoncer notre arrivée » se dit Rose, même si elle se demandait pourquoi il en gravait deux.

Léandre héla quelqu'un dans la foule restée à l'autre bout de la place. Un homme également vêtu d'une toge blanche s'avança. La sienne était liserée de bleu, des tatouages de la même couleur couvraient son visage et ses bras. Certains ressemblaient aux signes que Léandre avait tracés sur les barres de métal tendre, que ce dernier confia d'ailleurs à l'homme tatoué en même temps qu'il lui fournissait des instructions, toujours dans sa langue aux accents gutturaux. Rose les observa deviser avec attention, cherchant à capter quelques mots ou un semblant de syntaxe, mais il lui semblait que les syllabes qui tombaient les unes après les autres n'avaient ni queue ni tête.

Très frustrée de cet échec, elle prit son mal en patience tandis que Léandre s'avançait vers le reste des Atlantes, regroupé de l'autre côté de la place. Ils débattirent un moment, puis l'un d'eux sortit du lot et longea le bord de mer en courant. Rose l'observa jusqu'à ce que la lueur du clair de lune ne lui permette plus de distinguer sa silhouette tressautant. Au moins, ils n'avaient pas l'air d'avoir envie de les mettre en cage pour les découper et les manger, ce dont Auguste semblait grandement se préoccuper. Léandre revint alors vers eux, les bras ouverts et les mains tournées vers le ciel – enfin, ce qui y ressemblait :

— Vous venir. Transport arrive. Atlantide.

Rose aurait bien voulu l'interroger sur la nature du transport en question, mais son frère l'attrapa par le bras pour la garder auprès de lui.

— J'ai de quoi nous défendre en cas de problème, mais reste près de moi, petite sœur.

— Tu n'as pas confiance ? Allons, ces gens...

— Ne nous aideront pas sans contrepartie. Tout le monde n'est pas comme toi, Rose.

La jeune femme soupira, excédée que son frère endosse le rôle de chaperon, une surveillance dont elle se passait très bien depuis qu'elle avait eu vingt ans le mois dernier. Toutefois, elle se rangeait volontiers à l'opinion d'Auguste sur un point : elle accordait bien trop facilement sa confiance et, parfois, et même souvent, cela lui jouait des tours. Quelques fois, sa naïveté la sidérait. Comment pouvait-elle encore retomber dans ce travers après tout ce qu'elle avait vécu et souffert à l'âge de dix-sept ans ? Rose secoua la tête, dans le but de se débarrasser de ces souvenirs douloureux. Elle devait rester concentrée sur le présent.

— Tu as raison, finit-elle par dire tandis que Léandre les conduisait, tous ensemble, dans la direction de l'homme qui courait plus tôt. Celui-ci n'avait pas filé loin : il les attendait le long d'un canal, l'air épuisé, tenant à la main une corde tressée d'une matière étrange, reliée à un moyen de transport non moins cocasse.

Une luxueuse litière à fond plat flottait sur l'eau. Profusion de coussins rouges, or et grenat recouvraient un sol molletonné par endroits. De véritables fleurs s'enroulaient autour des quatre piliers qui soutenaient le toit ouvragé, sur lequel le corps d'une espèce de très long serpent sculpté ondulait.

Léandre sauta souplement à l'intérieur de la litière géante et les invita tous à le suivre. La douzaine de survivants prit possession des lieux avec retenue et curiosité. Rose n'hésita pas à s'affaler dans une montagne de coussins, ramenant ses jambes sous elle par habitude afin de ne pas paraître trop négligée ni montrer davantage que le bout de ses chaussures. Son frère s'installa à sa droite, Evander se plaça à sa gauche. Il lui sembla qu'ils discutaient, mais elle était si épuisée que le sommeil l'emporta plus sûrement encore que le courant qui les avait menés ici-bas...


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La suite chaque vendredi durant tout l'été !
Les chapitres 2&3 seront publiés vendredi prochain !

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