Chapitre 24
Freyja regarde un instant le plafond en bois de sa chambre, bras et jambes écartés sur les fourrures, les yeux fatigués, le cœur en bataille. Elle réfléchit, tandis que les mots de Faolàn retentissent en boucle dans sa tête, incapable de ressentir quelque chose, quoique ce soit. Elle sait pourtant qu'elle devrait. De la haine, du dégoût. Mais elle ne ressent rien, rien du tout, hormis de la tristesse et de la pitié pour les souffrances d'une jeune fille dans laquelle elle ne se reconnaît pas.
Qui suis-je ?
Elle a envie de pleurer, de laisser les larmes couler pour se faire avaler dans le trou noir de ses souvenirs perdus. Lentement, elle s'assoit dans son lit en s'appuyant sur ses mains un tout petit peu tremblantes, un tout petit peu affaiblies par les émotions. Elle enlève délicatement les habits qui couvrent son corps. D'abord, son gilet en laine. Ensuite, sa tunique. Le collier qui pend autour de son cou. Elle baisse les yeux sur ses membres fins et blancs. La lumière qui filtre à travers la petite fenêtre les illumine d'un halo féérique et presque irréel.
Elle observe les traces laissées par la violence et la vie. Elle passe une main sur ses côtes qui ressortent un peu. Elle retrace les veines sur ses cuisses, comme les vestiges de dessins à l'encre effacée. Elle caresse de l'index les endroits rougis, les cicatrices fines et pâles, les cicatrices plus épaisses et plus voyantes qui s'enroulent doucement autour de ses membres, les démarcations violacées autour de ses poignets et ses chevilles.
Son corps raconte toutes les histoires, tous les souvenirs dont elle ne se souvient pas. Freyja sourit doucement et ferme les yeux un instant. Elle ramène ses genoux contre sa poitrine et les entoure de ses bras, posant sa tête sur ses jambes, les boucles brunes tombant en avant et lui chatouillant les mollets.
Ça va aller. Ça finit toujours par aller.
Elle reste comme ça un moment, réchauffée par le soleil, légèrement mélancolique, toujours perdue. Finalement, elle se redresse et attrape sa tunique pour la remettre. Freyja soupire. Elle veut que ce sentiment étouffant disparaisse du creux de son ventre, elle ne veut plus se sentir triste et laide et à la recherche d'elle-même. Elle veut effacer toutes ces démarcations sur sa peau, tous ces os qui ressortent, recommencer du début sans avoir à faire à la mort et à la violence. Elle veut être heureuse. Avoir le même visage lisse que toutes ces femmes au village qui lui souriait, enfant d'un côté, mari de l'autre... Freyja se sent seule. Comme si elle avait raté quelque chose. Elle se passe la robe et se laisse tomber en arrière, les yeux à nouveau fermés.
Comment font les autres ?
Comment font tous ces gens pour savoir ce qu'il faut faire, quand il faut le faire et comment ? Comment font-ils ?
Quelqu'un toque à la porte et l'interrompt dans ses pensées.
« Oui ? », demande-t-elle d'une petite voix. La porte s'ouvre en grinçant et Allande pénètre à l'intérieur, l'air hésitant.
« Freyja ? »
Elle rouvre les yeux et relève la tête.
« Qu'est-ce qu'il y a ? »
Le guérisseur soupire et s'assoit à ses côtés, s'appuyant d'une main sur le lit. Il l'observe un instant, comme s'il cherchait quelque chose sur son visage.
« Comment vas-tu ? », finit-il par demander doucement, « Pranan m'a dit que Faolàn t'avais raconté. »
Freyja sourit un peu.
« Je ne sais pas. », murmure-t-elle, « Je suis fatiguée et encore triste à cause de Kild. Je suis triste à cause de ce que Faolàn m'a raconté mais je n'arrive pas à ressentir beaucoup plus à ce propos parce que je ne me souviens pas. Les preuves sont là, sur mon corps, mais je n'arrive pas à m'identifier et j'ai l'impression d'avoir écouté l'histoire de quelqu'un d'autre. C'est étrange. »
Allande hoche la tête.
« Je comprends. Je ne voulais pas qu'ils t'en parlent, pas seulement à cause de ta santé mais aussi parce que je ne voulais pas te perturber. Tout ça, ça doit faire un peu beaucoup pour une seule personne. Faolàn aurait dû attendre au moins quelques jours de plus. »
Freyja grimace un peu.
« Je suis contente qu'il m'ait tout dit. Ne rien savoir était pire. Je ne pouvais plus attendre. »
Le guérisseur lui passe une main sur le visage.
« Il aurait tout de même pu te l'annoncer d'une autre façon. »
La jeune femme secoue la tête, légèrement, et Allande repose sa main sur ses cuisses.
« Je l'ai plus ou moins obligé. Et Faolàn n'est pas exactement le type de personne à faire dans la dentelle. »
Allande rit à son tour.
« Oh oui. Ce garçon manque cruellement de tact. Je me demande pourquoi Kild espérait tellement que vous finissiez marier avec des enfants alors que vous n'êtes absolument pas faits l'un pour l'autre. »
Freyja fronce les sourcils.
« Kild pensait ça ? »
« Oui. Lorsque vous êtes arrivés ensemble, il pensait que votre relation durerait et après ton accident... Il était persuadé que Faolàn t'aimais et- »
« Quelle relation avec Faolàn ? », l'interrompt abruptement Freyja, « Il ne m'a parlé d'aucune relation ! »
Le guérisseur, un instant surpris, écarquille les yeux, puis secoue la tête.
« Alors il ne t'a pas tout dit. », dit-il simplement.
« Allande, s'il-te-plaît, dis-moi alors. Quelle relation avais-je avec Faolàn pour faire espérer Kild que je l'épouserais et que j'aurais des enfants avec lui ? Et pourquoi est-ce qu'il m'a traité comme s'il ne me connaissait pas ? Pourquoi est-ce qu'il a tellement joué la comédie ? »
Allande se passe sa langue sur les lèvres et se redresse, une main dans les cheveux.
« Ce n'est pas ma place de t'en parler. Il devait bien avoir ses raisons. »
Freyja grogne.
« J'en ai marre de toutes ces personnes qui ont leur raison ! Est-ce qu'une fois dans la vie quelqu'un pourrait simplement et clairement me dire la vérité, sans omettre de détails ou carrément changer les faits ? J'en ai marre, bordel ! Ça fait des mois - des mois ! - que j'essaie de comprendre ce qui m'est arrivée et maintenant que j'arrive enfin à clarifier les choses, je me retrouve avec la demi-vérité ! »
« Freyja, calme-toi, va lui parler ! », rétorque Allande, « Ce ne sont pas des cris qui vont te faire avancer ! »
La jeune femme serre les poings.
« Tu as raison. », dit-elle, enfile son gilet en laine et se lève du lit. Sa tête tourne un peu et durant quelques secondes des petits points noirs valsent devant ses yeux ; elle les ignore et passe la porte, déterminée. Faolàn n'est ni à la cuisine, ni dans sa chambre. Freyja sort à l'extérieur. Il est assis sur le banc où elle était avant, les yeux un peu dans le vide, la tête appuyée dans les paumes de sa main.
« Faolàn ! », s'exclame-t-elle, «Faolàn !»
Il sursaute légèrement, surpris, et tourne la tête pour la voir arriver. Lorsqu'elle est en face de lui, elle le regarde droit dans les yeux, sourcils froncés.
« Alors, Faolàn, à quel moment avais-tu prévu de m'annoncer qu'on avait une relation ? »
Pris de court, le jeune homme ouvre la bouche, la referme, la rouvre, la referme.
« Oh non, ne dis rien, rien du tout ! Kild pensait que tu m'aimais et qu'on se marierait ! Et tu ne me dis rien ? Tu me traites comme une étrangère, pire, comme si tu me détestais ?! »
C'est au tour de Faolàn de froncer les sourcils.
« Et à quoi tu t'attendais ? Je pensais que tu étais morte, je pensais que la personne en face de moi n'étais pas toi ! Et après ? Tu ne penses quand même pas que j'aurais simplement pu te raconter les faits et glisser en passant – ah, et au fait, je t'aimais et si je n'avais pas été aussi crétin, ça aurait pu être sérieux entre nous ? Qu'est -ce que tu crois ? »
Freyja pâlit légèrement.
« Mais pourquoi tu m'as traitée aussi méchamment ? Pourquoi tu ne m'as pas dit qu'on avait une relation ? »
Faolàn se lève et serre les poings.
« Je ne sais pas. Tu as raison. J'aurais dû te dire et tu ne m'avais rien fait. Je m'excuse. »
Freyja rit durement.
« C'est tout ? Faolàn, tu ne vas pas t'en sortir comme ça, ce n'est pas une excuse que je veux mais une explication ! Qu'est-ce qu'on était ? »
Il lui jette un regard froid.
« Tu étais la prisonnière et moi, le tortionnaire. C'est tout. »
La jeune femme serre les dents.
« Arrête de mentir, merde ! », elle tape son poing contre sa poitrine, « Arrête de jouer le méchant je-ne-sais-pas-trop-quoi ! Tu vaux mieux que ça ! Je ne suis pas là pour te juger ou pour que tu redeviennes froid, je veux seulement que tu me dises ce qui s'est passé entre nous parce que j'en ai marre de ne plus rien savoir des gens qui m'entourent ! »
Faolàn déglutit. Brusquement, d'un geste violent, il la pousse contre un mur, ses mains à côté de sa tête, les yeux dans les yeux. Freyja ne flanche pas, ne bouge pas d'un millimètre.
« Alors tu veux savoir, gamine, ce qu'on était ? Oui, je t'ai aimé, j'étais putain d'amoureux de toi et je n'ai jamais pu te dire à cause de ce que j'avais fait. Mais je t'ai embrassé », il rit froidement, la rage et la douleur inscrite sur son visage, « je t'ai désirée et j'ai espéré comme un gosse de dix ans. Et le jour où tu as fini par dire qu'on pouvait essayer, j'ai couché avec quelqu'un d'autre. Je n'ai même pas eu le temps de regretter que tu t'étais déjà jetée d'une falaise, partiellement à cause de moi. J'ai pleuré, à nouveau comme un enfant. Je suis redevenu ce que j'étais avant toi, je me suis perdu dans la douleur et la violence et quand je pensais que je t'avais enfin, enfin enfouie assez profondément pour t'oublier, tu réapparais ! »
Les mains du jeune homme retombent sans force le long de son corps et il secoue la tête, faiblement, un air résigné dans les prunelles bleues.
« Tu t'attendais à quoi. », murmure-t-il à nouveau et Freyja a un moment de choc avant de poser la main, qui avait servi à frapper avant, doucement contre son torse tandis que sa tension descend brusquement, la colère s'évaporant.
« Tu as raison », souffle-t-elle, « Ce n'est pas quelque chose qu'on dit à quelqu'un facilement. » Faolàn sourit ironiquement. Freyja le regarde à nouveau dans les yeux. Sans même réfléchir, elle se remet à parler, la voix innocente et presque inaudible, « Est-ce que tu m'aimes encore ? »
Tout le corps de Faolàn se tend d'un seul coup et il écarquille les yeux, à nouveau pas préparé à une question pareille.
« Je... », commence-t-il mais Freyja, se rendant compte de la question qu'elle vient de poser, secoue la tête en rougissant violemment.
« Oublie. », dit-elle, « Je ne sais pas pourquoi j'ai demandé une chose pareille. »
Elle baisse la tête pour cacher son visage derrière sa tignasse bouclée et tente de passer à côté de Faolàn. Il l'en empêche, plaçant à nouveau ses mains à côté d'elle.
« Attends. », dit-il, la voix un peu plus rauque. Freyja ne relève pas la tête et fixe ses pieds.
« Faolàn, laisse-moi passer. Je n'ai aucune envie de devoir écouter tes remontrances. J'ai compris, je m'excuse d'avoir demandé cette question, c'était totalement déplacé, j'en ai conscience et-»
Elle n'a pas le temps de finir la phrase. Elle sent deux doigts doucement lui toucher le menton et lui relever la tête, elle ouvre la bouche pour protester et d'un geste brusque, Faolàn presse ses lèvres contre les siennes.
Bonjour les cocos,
Enfin, il se passe quelque chose d'autre que des trucs pas trop chouettes. Ça faisait une éternité que j'attendais ce chapitre !
Et puis le début du chapitre est relativement important pour comprendre le personnage de Freyja – je voulais faire d'elle un caractère auquel il est possible de s'identifier. C'est-à-dire : elle a des complexes, elle fait des conneries, elle a des réactions non-réfléchies. Mais je trouve que ce sont ces personnages qui sont les plus attachants. Freyja est quelqu'un qui se cherche et qui n'est pas héroïque dans le sens qu'elle ne gère pas tout et qu'elle a du mal avec sa vie.
Enfin voilà. Profitez, les prochains chapitres tournent surtout autour de la relation de ces deux petits.
Bisous, bisous❤
Blondouille (oh bon sang, trop d'émotions)
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