Chapitre 7 : La valse des pendus
Une énième goutte d'eau, pareille à une larme, dévala les pierres inégales du mur et rejoignit la flaque formée par ses semblables dans un bruit cristallin. Chose étonnante pour les lieux, chaque âme présente dans les souterrains entendit son écho résonner le long des plafonds balafrés de traces de calcaire. Ces sombres couloirs oubliés du monde, qui d'ordinaire résonnaient d'une symphonie de tous les sons qu'un être humain était capable de produire, retenaient leur souffle en silence.
En ce jour, alors qu'au-dehors les premières lueurs de l'aube perçaient les ténèbres de la nuit, tous sous terre sentaient que quelque chose d'inhabituel se tramait. Même la lumière vacillante projetée de loin en loin par les torchères fixées au mur semblait froide et humide. Pressés contre les barreaux de leurs cellules ou recroquevillés dans la pénombre, les prisonniers attendaient en silence d'observer le sort qui s'apprêtait à se jouer sous leurs yeux.
Le bruit des bottes fut le premier signe qui leur parvint. Il résonna dans le corridor comme le battement sourd et régulier d'un cœur. Ou de tambours de guerre. Dans l'une des geôles, un vieil homme se cramponna de plus belle aux barreaux de sa prison. Il serra le métal à en faire blanchir les jointures de ses mains fatiguées. Son corps frêle tremblait sous ses hardes comme une feuille prise dans la tempête et une sueur glacée perlait de son front raviné par l'âge. Les semelles de cuir qui frappaient impitoyablement le sol en rythme cadencé produisaient un vacarme qui semblait engloutir l'espace et en chasser l'oxygène. La tension était si dense que les détenus pouvaient sentir sa caresse moite et glacée courir le long de leurs nuques. Certains s'agitèrent pour tenter d'échapper à cette sensation désagréable. Le cliquetis des chaînes vint s'ajouter au concert des bruits de pas dans une lugubre symphonie.
Six silhouettes débouchèrent enfin à l'angle du couloir. Elles étaient drapées dans le manteau bleu nuit de la Garde, unité d'élite de l'armée, et s'avancèrent aux milieux des cachots. Le drap foncé volait autour d'eux à chacun de leurs pas comme les ailes d'oiseaux de mauvais augure. Un prisonnier cracha par terre. Pour sûr ces corbeaux là signifiaient que le sort de l'un d'entre eux allait prendre une sinistre tournure.
Alors que les six hommes passaient devant lui, le vieillard s'effondra, la main crispée sur la poitrine. Aucun ne lui prêta attention tandis que les militaires s'arrêtaient devant deux cellules voisines dans un ensemble parfait. Le silence qui s'abattit était plus terrifiant encore après le vacarme qui avait envahi les souterrains. Les deux soldats en tête de colonne sortirent du rang. Les épaulettes qui ornaient leurs uniformes les désignaient comme des officier. Celui qui paraissait le plus âgé s'adressa à son collègue, d'une voix où perçait une pointe de satisfaction :
- Eh bien mon capitaine, que dites-vous donc de ces deux-là ?
Le jeune officier détailla tour à tour les deux prisonniers qui lui faisaient face. Le premier s'était avancé jusqu'à toucher le métal glacé des barreaux. Des yeux d'un noir d'encre où brillait une lueur de défi sauvage croisèrent les prunelles d'acier du militaire. Ce dernier poursuivit son examen, se contentant pour toute réponse de lever un sourcil méprisant. Le détenu n'avait dans sa physionomie rien de bien remarquable. Il devait avoir une poignée d'années de plus que lui tout au plus et une stature qui, sans être impressionnante, dénotait un travail physique. Mais elle accusait déjà la pauvreté de ses derniers repas et l'immobilisme de son enfermement. Les traits réguliers de son visage lui conféraient un certain charme que la crasse et une chevelure châtain en désordre ne parvenaient pas entièrement à masquer.
Après un hochement de tête presque imperceptible, le capitaine se tourna ensuite vers le deuxième captif. Celui-ci se tenait assis sur la banquette de bois dure de sa cellule, à peine visible dans la pénombre. On pouvait néanmoins deviner qu'il était plus âgé que son camarade d'infortune. Sa poitrine étroite se soulevait de façon spasmodique sous l'effet d'une respiration anarchique. Il semblait manquer d'air et des gouttelettes de sueur dévalaient ses tempes où quelques cheveux gris se mêlaient à d'autres dont la couleur était indéfinissable. Portrait fade et apeuré d'une existence pathétique.
Après un dernier coup d'œil, Julian revint se placer aux côtés de son collègue. Il inspira profondément, ce qu'il regretta aussitôt lorsque les relents de moisissures et de déjections lui assaillirent les narines. Il relégua d'un coup de talon la voix de sa conscience au bas de son esprit et déclara d'un ton neutre :
-Ils correspondent.
A ses côtés, Brakov acquiesça et se tourna vers le gardien qui attendait les ordres, un épais trousseau de clefs à la main. Lorsqu'il s'adressa à lui, la satisfaction malsaine qu'il perçut dans le regard du geôlier aurait suffi à faire frissonner Julian si chacun de ses muscles n'était pas déjà crispé à le faire souffrir.
- Faites-moi sortir ces vermines de leur trou à rats.
La sentinelle s'inclina et déverrouilla les lourdes portes métalliques. Le jeune officier regretta que l'obscurité ne fût pas suffisante pour masquer son sourire pervers lorsqu'il referma les lourds bracelets de fer autour des chevilles et des poignées des prisonniers. Deux par deux, les hommes de la Garde pénétrèrent à leur tour dans les cellules et escortèrent sans ménagement les détenus hors de leurs geôles. Lorsqu'il passa devant lui, le plus âgé se jeta aux pieds du jeune capitaine, les mains jointes en une prière.
- J'vous en prie mon seigneur, supplia-t-il, ayez pitié de ma pauvre carcasse. M'approcherai plus jamais d'aucun donzelle, z'avez ma parole, même plus les filles de la rue des Carmes ! Par pitié !
Une vague de compassion aux relents de culpabilité menaça un instant de submerger l'esprit du jeune homme, prit de court par le plaidoyer larmoyant. Il se fit violence pour repousser sa propre faiblesse. Il avait pris sa décision, ce n'était pas le moment de revenir dessus. Il se força à ne pas baisser les yeux vers la loque humaine à ses pieds et ordonna aux soldats qui l'entouraient :
- Emmenez-les à la potence où ils paieront pour leurs crimes, dussiez-vous les trainer jusque....
- Elle est bien belle la justice de l'Etat...
Le commentaire, lâchée à mi-voix entre les dents serrées du second condamné frappa Julian avec la force d'un uppercut en pleine mâchoire. Touché. Tournant la tête avec brusquerie, il vrilla son regard d'acier dans celui de l'homme qui l'avait interrompu. Ce dernier le soutint sans sourciller, le menton dressé avec orgueil. Les yeux réduits à deux minces fentes, le militaire évalua la situation aussi froidement que possible. La vive intelligence qu'il pouvait lire dans les prunelles de son vis-à-vis ne lui disait rien qui vaille. Elle sous-entendait qu'il comprendrait bien vite ce qui se passait, si ce n'était pas déjà fait. L'insolent n'avait par ailleurs plus rien à perdre, et il le savait. Rien n'était plus dangereux qu'un homme dans sa situation. Il ne pouvait pas laisser une variable imprévisible entrer dans l'équation. Cet individu devait être maîtrisé.
Comme les secondes de silence s'étiraient, le jeune officier sentait peser sur ses épaules le regard de tous les hommes présents. Militaires comme prisonniers, tous attendaient sa réaction avec la même impatience fébrile. Une dernière fois, sa conscience revint à la charge, tentant de séduire sa raison. Elle s'accrochait de toute ses forces au bord du précipice dans laquelle sa décision la ferait plonger. Mais elle était impuissante face à la détermination dans laquelle il avait emmuré son esprit et son cœur. Il ne pouvait simplement pas se permettre de laisser quiconque défier son autorité en tout impunité, qu'importe les circonstances. Les traits de son beau visage se durcirent. Ce fut comme s'il écrasait du talon les doigts de sa conscience cramponnée à la falaise pour lui faire lâcher prise et la précipiter dans l'abîme. A la périphérie de son champ de vision, il perçut l'expression satisfaite de Brakov.
Le capitaine fronça les sourcils. Il n'eut même pas besoin de prononcer un seul mot. En réponse à sa consigne muette, la main d'un des deux soldats qui encadraient l'impudent s'abattit sur sa joue avec violence, envoyant sa tête valser sur le côté. Lentement, l'audacieux prisonnier tourna son visage vers le jeune officier. Sa pommette droite était rouge et enflait à vue d'œil et sa lèvre était fendue. Ses mâchoires serrées faisaient ressortir la veine qui battait furieusement sur sa tempe tandis que dans ses prunelles d'encre, la cinglante ironie avait fait place à une rage brûlante. Coulé.
Julian dut se faire une nouvelle fois violence pour s'empêcher de reculer et se contenter de se tourner vers son collègue comme si l'homme qui venait de se faire battre sur son ordre ne méritait pas une seconde de plus de son attention. Comme s'il n'était qu'un désagrément passager, une tâche de boue sur sa botte. Maintenir les apparences lui avait rarement autant coûté. Les battements de son propre cœur résonnaient à ses tympans tandis qu'il s'efforçait de garder sur ses traits une expression aussi lisse que le marbre. Il avait vu défiler bien des sentiments dans les yeux des autres, ces portes qui, disait-on, donnaient directement sur l'âme. Mais jamais personne ne l'avait fixé avec une haine si pure et si violente. Le dégout qu'il ressentait pour lui-même lui tordait le ventre.
Julian déglutit aussi discrètement que possible. Ignorant la sueur qui coulait le long de sa colonne vertébrale, il carra les épaules et se tourna vers le soldat de la Garde le plus proche. Ses yeux croisèrent un instant le volcan d'hostilité de ceux du prisonnier avant de se poser sur son subalterne. Il reprit alors comme si personne ne l'avait interrompu :
- Dussiez-vous les trainer jusqu'à l'échafaud et que leurs genoux en soient écorchés jusqu'à l'os.
Sans attendre de réaction, il n'était pas sûr que son masque résiste à une nouvelle confrontation avec les prisonniers, le jeune officier tourna les talons. Il mourrait d'envie de s'enfuir de ce souterrain à toutes jambes mais se contenta de monter les escaliers d'un pas rapide. A chaque marche, sa main droite se crispait un peu plus sur la garde ouvragée du sabre qui battait contre sa jambe. Savoir qu'il n'avait d'autre choix que d'agir comme il l'avait fait lui soulevait le cœur. Il serra sa main libre dans les plis de son manteau pour en masquer les tremblements. Il venait de condamner de sang-froid deux hommes à une mort lente au bout d'une corde. Lui qui s'était juré de devenir un modèle de justice et d'honneur, l'ironie était douloureuse. Avant la fin du jour, leurs corps se tortilleraient sans pudeur dans une vaine tentative d'échapper à cette injustice. Cette image le révulsait. Il étouffait sous son col officier comme dans son propre nœud coulant. Le métal du pommeau s'enfonça à lui faire mal dans le cuir souple de ses gants.
Il gravit les marches qui menaient à l'extérieur de la partie souterraine de la prison et déboucha dans la douce lumière de la matinée naissante. Une détermination nouvelle embrasa son regard. Il ferait payer ceux qui l'obligeait à agir de la sorte. Il leur ferait payer le prix fort. C'était un serment qu'il se faisait à lui-même.
******
Alors que le reste de la ville s'éveillait peu à peu, l'aubergiste s'apprêtait à s'accorder quelques heures d'un sommeil bien mérité. Les derniers clients n'avaient quitté la taverne que tard dans la nuit et il lui avait ensuite fallut nettoyer la grande salle, astiquer le comptoir et refaire l'inventaire du cellier seul. Le jeune Alec assurait d'habitude la moitié de ces tâches, mais l'adolescent ne s'était pas présenté à l'heure du service. Si ce n'était pas un modèle de ponctualité, il ne lui avait encore jamais fait faux bond de la sorte. Le gérant affectionnait sincèrement le garçon plein de vie mais craignait que la mission qu'il s'était vu confié ne lui soit montée à la tête.
Grigori se débarrassa de ses sabots et de son pantalon pour se glisser en chemise entre les draps avec un soupir d'aise. Il tirerait les oreilles de son apprenti lorsqu'il reparaîtrait et le collerai à la plonge une semaine entière. Cela devrait suffire à lui passer l'envie de sauter de nouveau un service.
Le tenancier venait à peine de fermer les yeux depuis une heure lorsque la porte de sa chambre claqua violemment contre le mur. Réveillé en sursaut, il se redressa pour faire face à l'intrus, à demi nu et les cheveux hirsutes. Sa main s'était refermée par réflexe sur l'arme de poing qu'il gardait près de son lit, prête à le défendre contre les voleurs qui tenteraient de s'introduire chez lui. Cette dernière avait été dessinée pour se défendre lors de combats qu'on aurait difficilement pu qualifier « d'à la loyale ». Un révolver au canon réduit en formait la base et se trouvait agrémenté, à défaut de gravures décoratives, d'une lame rétractable. Par ailleurs, la crosse s'ornait de quatre anneaux de métal dans lesquels on glissait les doigts et qui permettaient d'infliger des fractures supplémentaires au corps à corps. L'engin pointé devant lui, Grigori laissa sa vue s'accommoder à la lumière vive qui s'engouffrait dans la pièce.
Dans l'encadrement de la porte se découpait la silhouette longiligne d'un adolescent. L'aubergiste reconnu Jonathan, le plus jeune des quatre gamins inséparables qui passaient leur temps sur sa terrasse, et baissa le bras. L'adolescent s'agrippait au chambranle de toutes ses forces et luttait pour reprendre son souffle, les joues rougies par l'effort. Grigori grogna dans sa direction :
- Qu'est-ce que tu veux à une heure pareille p'tiot, ta mère t'as jamais dit de laisser dormir les honnêtes gens ?
- C'est grave m'sieur Grigori, déclara le garçon entre deux halètements, la police est dans la rue ce matin ils, ils...
Sa voix se brisa et il dut prendre une grande inspiration pour se calmer un peu avant de reprendre :
- Ils sont dans la rue et ils appellent tous les habitants à se réunir sur la place des pendus !
- Et toi tu viens me réveiller parce qu'un tire-laine va se faire pendre, grommela le tavernier en se retournant vers son oreiller, pour sûr qu'il m'en voudra pas si je vais pas le voir s'agiter au bout de sa corde celui-là tiens !
- Mais m'sieur, la voix de l'adolescent tremblait et dérapait vers les aigus sous l'effet de la panique, ils disent qu'ils vont pendre les responsables de l'Opéra !
A ces mots, l'aubergiste bondit sur ses pieds et dévisagea le garçon qui se tenait devant lui. Il remarqua enfin ses yeux écarquillés par la peur et sa mise plus défaite encore que d'habitude et son cœur rata un battement.
- Il fallait commencer par là bon sang de bonsoir !
« Ils vont pendre les responsables de l'Opéra ». Ces paroles résonnaient à l'intérieur de son crâne et l'empêchaient de réfléchir. Alec avait disparu depuis la veille et ce matin, John débarquait sur le pas de sa porte, paniqué et porteur de lugubres nouvelles. S'ils avaient vraiment mis la main sur le garçon, Grigori n'osait imaginer ce qu'ils lui avaient fait pour le faire avouer dans la nuit son implication. Et maintenant ils comptaient en faire un exemple, raison pour laquelle les policiers ratissaient les rues. Plus y il aurait de monde au spectacle, mieux le message passerait.
« Bordel Alec, dans quel pétrin t'as encore été te fourrer ». Si le tenancier n'avait jamais éprouvé de plaisir macabre lors d'exécutions publiques, il avait déjà suffisamment observé la fébrilité qui agitait la foule en de telles occasion. Son regard tomba de nouveau sur les traits déformés par l'angoisse de l'adolescent. Il devait lui épargner ça. Grigori s'habilla à la hâte, jurant contre les jambes de son pantalon qui se prenaient dans ses orteils. Il fourra son arme dans sa poche, au cas où, et se tourna vers John.
- Reste là mon garçon, lui dit-il d'un ton bourru, j'vais voir c'que je peux faire.
Le jeune homme tremblait des pieds à la pointe des cheveux mais secoua tout de même la tête. Au bord des larmes, il répondit d'une voix chevrotante :
- J'abandonnerai pas Alec m'sieur Grigori, j..j..j'viens avec vous !
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Et voilà pour aujourd'hui, j'ai vraiment hâte de savoir ce que vous avez pensé de ce chapitre, n'hésitez pas à laisser un commentaire !
A la semaine prochaine,
Swan
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