Chapitre 11 : Au Premier temps de la valse
En dépit de ses résolutions, Anastasia fut la première à détourner les yeux. Elle sentit le rouge lui monter aux joues et s'éloigna de quelques pas pour reprendre contenance et ses esprits. Elle inspira profondément pour chasser le sentiment de gêne qui montait en elle. « Tu es ridicule, se morigéna-t-elle, remets ce vaurien prétentieux à sa place et retourne danser ». La jeune fille s'apprêtait à faire volte-face et à servir à ce serveur une scène mémorable lorsqu'une pensée trouva son chemin au milieu de ce sursaut d'orgueil. Il y avait peut-être mieux à faire.
Emplie d'une nouvelle résolution, elle revint sur ses pas et contourna la table pour se planter devant le mystérieux valet. Dans son esprit, l'image d'un adolescent ébouriffés se superposa dans son cerveau à la silhouette guindée qui se tenait devant elle. Ana se campa, les mains sur les hanches, et attaqua :
- Que faites-vous ici ?
Son vis-à-vis ne pouvait plus ignorer son envahissante présence. Lorsqu'elle lui adressa la parole, il sursauta comme si on l'avait piqué au fer rouge.
- Je...je... je suis pour.... Ici pour le service, bafouilla-t-il.
- Mademoiselle.
L'inconnu du parc fronça les sourcils et les haussa presque simultanément, ce qui donna lieu à une étrange grimace. Ana pinça la bouche pour retenir le rire qui lui chatouilla les lèvres.
- Vous n'êtes de toute évidence pas un domestique. Lorsque vous vous adressez à quelqu'un qui vous est supérieur, vous devez les appeler « Monsieur », « Madame » ou « Mademoiselle ».
Les mâchoires du valet improvisé se crispèrent mais la jeune fille continua sans y prêter attention :
- C'était vous au Jardin n'est-ce-pas ? Comment vous appelez-vous ?
Le jeune homme répondit du bout des lèvres, avec une mauvaise grâce évidente. Il articula le dernier mot avec une exagération insolente.
- J'vous ai jamais vu, et j'suis qu'un garçon d'auberge. Pas d'intérêt pour vous ma-de-moi-selle.
- Je ne vous crois pas.
- Vous êtes p'tetre pas aussi mémorable que vous le pensez mam'zelle...
- Je suis sûre que c'était vous.
Ana fronça les sourcils. Cet énergumène commençait à lui chauffer les sangs. De quel droit osait-il ainsi se moquer d'elle ? Avait-il seulement idée de celle qu'il insultait avec tant de désinvolture ? La jeune fille avisa un groupe en uniforme à quelques mètres d'eux. Elle n'avait qu'à élever la voix pour que cet homme soit traîné hors de la pièce et mis aux fers quelques heures pour son impudence. Mais dans ce cas elle ne pourrait plus rien en tirer. Elle avait toujours son carnet à dessins, peut-être pouvait-elle s'en servir pour l'inciter à accéder à sa demande... et s'excuser au passage.
Un fin sourire aux accents carnassier étira ses lèvres. Ana savait qu'en dépit de ses dénégations, l'artiste à l'écureuil l'avait parfaitement reconnue. Son animosité à son égard était bien trop personnelle pour qu'il en soit autrement, elle en était désormais convaincue. Il lui fallait maintenant manœuvrer pour amener le malotru à se plier à ses désirs. Une petite humiliation par-dessus le marché ne serait sans doute pas essentielle, mais elle vengerait son orgueil piétiné par l'indifférence de cet arrogant. Elle qui avait attiré tous les regards et les compliments des hommes ce soir avec sa flamboyante robe grenat.
- Vous ne voulez peut-être pas reconnaître que vous étiez là-bas l'autre soir... Auriez-vous des choses à cacher ?
Les parties de bridge avec Martha lui avait appris à bluffer. Il était temps de mettre en pratique cet entraînement. Qui qu'il soit, ce garçon n'avait pas la capacité de Julian à lire en elle comme dans un livre ouvert, il y avait donc fort à parier qu'il se fasse avoir. Ana croisa les doigts dans les plis de sa jupe pour mettre toutes les chances de son côté. Le triomphe éclaira son regard lorsqu'elle remarqua la ligne crispée du cou et de la mâchoire du faux domestique. La jeune fille ne se laissa pas abuser par son haussement d'épaules nonchalant ; elle avait mis le doigt sur quelque chose. Il n'y avait plus qu'à exploiter cette faille à son avantage.
- Peut-être même êtes-vous impliqué dans une affaire...criminelle. Ce n'était pas très prudent de votre part de venir au milieu de tous ces officiers de police ce soir...
- Au contraire, ces pourceaux aveugles ne se ren...
La fin de la phrase mourut dans la gorge du jeune homme qui se rendit trop tard de son erreur.
Jackpot. Echec et mat. Cet imbécile avait saisi à deux mains la perche qu'elle lui avait tendu. Ana n'avait plus qu'à se servir sur le plateau livré par sa stupide arrogance. Elle observa, triomphante, sa victime rouler des yeux paniqués entre elle et la masse des officiers qui emplissait la salle.
- Vous avez la langue bien pendue, reprit-elle sur le ton de la conversation, cela finira par vous jouer des tours...
- Qu'est-ce que vous voulez ?
La jeune fille contempla ses ongles avec une moue songeuse. Il avait vite saisi l'enjeu de la situation. Elle tenait là une chance de lui faire faire ce qu'elle voulait. Devrait-elle se contenter de lui commander le tableau de Denitsa ? Quoiqu'après la réaction de Julian au jardin, faire venir ce mystérieux artiste au manoir pour peindre sa petite sœur ne serait peut-être pas si judicieux. Une autre idée, folle mais terriblement tentatrice s'imposa à son esprit et alluma dans ses yeux une étincelle de malice.
- Un guide.
- Pardon ?
Le hors-la-loi qui lui faisait face la dévisageait à présent d'un air incrédule. Sa demande le prenait tant de court qu'il en oubliait de la fusiller du regard. Elle reprit avec le fin sourire du renard face à un lapin acculé :
- Je vous propose un marché : je ne dis rien sur votre passé criminel et vous m'emmenez visiter la ville.
- Vous n'allez pas me dénoncer ?
Ce fut au tour d'Ana de répondre par un haussement d'épaule faussement négligent.
- Disons que je ne tiens pas plus que vous à m'expliquer sur les circonstances de notre rencontre. Et vous ne valez pas que je reste cloîtrée dans ma chambre pour le restant de mes jours.
L'annonce de cette immunité provisoire redonna toute sa morgue au paysan travesti en valet. Une chose qu'il allait falloir corriger s'ils étaient amenés à se côtoyer de nouveau. La jeune fille ne supporterait pas qu'il lui manque ainsi de respect à chaque inspiration.
- Je ne me coltinerai pas une gamine gâtée, j'ai un travail j'vous ferai dire.
Si le regard d'Ana avait eu le pouvoir de foudroyer quelqu'un, ce fichu serveur ne serait à présent plus qu'un petit tas de cendres à ses pieds. Mais fort heureusement pour lui, et aussi pour Julian, les prunelles d'acier de la jeune fille ne pouvaient pas blesser physiquement les objets de son courroux. A la pensée de son frère, elle se força à desserrer les dents et à expirer lentement par le nez. Il était hors de question qu'un être aussi insignifiant la fasse sortir de ses gonds et se ridiculiser en public. Le jeune capitaine lui reprochait déjà assez son attitude immature, elle n'allait pas amener de l'eau à son moulin.
Fière de sa maîtrise adulte et responsable de ses émotions, Ana emprunta même le haussement de sourcil moqueur de Julian. Celui-là même qui la faisait tant enrager lorsqu'elle en était la cible. Elle fit mine de se diriger vers l'attroupement de soldats qu'elle avait repéré un peu plus tôt et lança par-dessus son épaule :
- Très bien, dans ce cas je n'ai plus qu'à aller discuter avec ces messieurs. Il ne fait aucun doute qu'ils se révèleront de bien meilleure compagnie que vous.
La main, chaude et calleuse qui se referma sur son bras la fit sursauter violemment. Ana baissa les yeux sur les longs doigts brunis qui enserraient son poignet délicat. C'étaient là des mains rêches et dur, qui auraient sans doute pu lui écorcher la peau si elle n'avait été protégée par le fin tissu de ses gants. Les mains blanches de ses partenaires de danse paraissaient presque féminines en comparaison. Et dire qu'elle avait trouvé durs leurs cals dus au maniement du fleuret !
Au-delà de l'inconfort, l'audace de ce geste la laissait interdite. Comment osait-il la toucher ? Il fallait être inconscient. Bien que la table haute le cachât, il suffirait d'un simple mot d'elle pour qu'il se fasse renvoyer sans gages ou même jeté en prison. La voix du jeune homme déguisé en valet brisa la sorte de transe effarée dans laquelle elle se trouvait.
- Très bien, siffla-t-il à voix basse, marché conclu !
- Lâchez-moi.
Elle avait gagné. Son chantage avait fonctionné et elle le savait. Elle s'était octroyée de précieuses heures de liberté à se promener dans la ville à l'insu de tous et à l'abri de ses obligations. Mais le besoin impérieux de se soustraire à ce contact dominait sa jubilation. Il fallait qu'il ôte ses sales pattes de son bras, maintenant. Ana elle-même ne comprenait pas complètement ce sentiment de répulsion qui menaçait de la submerger et d'anéantir ses efforts. Chaque fibre de son être se rebellait contre cet acte. C'est contre l'ordre des choses, lui soufflait la petite voix de sa conscience.
L'imposteur se redressa et lâcha son bras comme s'il s'était brûlé. Il semblait aussi surpris qu'elle de la réaction de la jeune fille. Celle-ci crut même apercevoir un éclat peiné traverser les prunelles du faux serveur tandis qu'elle clignait des yeux pour retrouver ses esprits. Mais un battement de cils plus tard, il n'y avait de nouveau plus que l'éclat de la colère dans ses iris bruns. Elle avait dû rêver.
Le jeune homme détourna le regard et se mit à fixer un point quelque part sur le mur opposé. Il dégageait par tous les pores de sa peau une animosité animale et Ana déglutit avec peine. Peut-être son éclair de génie était-il plutôt l'une de ses pires idées. Se retrouver seule avec cet homme pourrait s'avérer dangereux. « Non, s'invectiva-t-elle en pensée, tu n'es pas parvenue si loin pour abandonner maintenant poule mouillée ! Et puis, il est impossible que tu te retrouves seule avec lui dans la rue, cette ville compte des centaines de millier d'habitants ! ».
De la flamme de l'aventure qui l'enflammait lorsqu'elle était petite fille, il ne restait dans l'adolescente qu'elle était devenue qu'une petite flammèche. Mais cela avait suffi pour la pousser à conclure ce marché irréfléchi. Pour cause, le moindre de ses déplacements était épié, rapporté, jugé ; aussi avait-elle sauté sur l'occasion de se soustraire le temps de quelques heures à cet odieux carcan. Cet homme n'avait pas l'air beaucoup plus vieux qu'elle, peut-être pourrait-il comprendre son besoin d'air et de liberté ?
Elle ne le connaissait pas assez, et il était loin de lui témoigner le respect suffisant pour mériter de telles confidence. Cependant, il n'était peut-être pas trop tard pour apaiser la tension électrique qui régnait entre eux.
- Je ne connais toujours pas votre nom. Puisque nous allons nous revoir, peut-être est-ce l'occasion de me dire comment vous vous appelez ?
En dépit de toute la bonne volonté qu'elle avait mise dans sa question, le serveur ne daigna même baisser les yeux vers elle. Son sang se remit à chauffer dangereusement dans ses veines. Ce goujat ne comptait tout de même pas l'ignorer alors qu'elle se trouvait en face de lui ? Alors qu'elle commençait à croire qu'il ne répondrait pas, il finit par lâcher du bout des lèvres, toujours sans la regarder :
- Alec.
Ana ne tirerait probablement rien d'autre de lui ce soir que le miracle de ces quatre lettres, cédées à contre-cœur. Bon, au moins désormais cette tête de mule avait un nom. Un prénom tout du moins. Du fait de son rang, c'était à elle de mettre un terme à la conversation ; et dieu savait qu'elle ne laisserait pas le dernier mot à cet impertinent. Elle revêtit donc sa moue la plus hautaine et tourna les talons.
- Soyez dans deux jours près de l'enceinte nord de la propriété du Général, à deux heures de l'après-midi. Et ne soyez pas en retard, lança-t-elle par-dessus son épaule.
Anastasia n'avait pas fait ix pas pour s'éloigner de la table que déjà de nouveaux prétendants se marchaient presque sur les pieds pour se disputer l'honneur de sa prochaine danse. Diantre, ne pouvait-on pas la laisser en paix quelques minutes ! La soirée était déjà bien avancée et elle prétexta un soudain accès de fatigue pour décliner les invitations qui pleuvaient sur elle. Au prix d'un grand nombre de toussotement gracieux, qui finirent par lui irriter la gorge, elle parvint enfin à s'extirper de la foule massée sur les bords de la piste de danse. Elle attrapa au vol une coupe de champagne sur le plateau d'un domestique et se positionna dans l'ombre d'un magnifique oranger. Les branches chargées de fleurs blanches dégageaient un parfum enchanteur qu'elle respira avec délice, les yeux fermés pour mieux en apprécier les notes délicates.
Lorsqu'elle les rouvrit, son regard surprit celui d'un homme, debout à quelques pas de là parmi un cercle d'officiers. Il portait l'uniforme bleu nuit de la Garde. La veste de soirée soulignait une carrure athlétique sculptée par l'entraînement militaire. Dans l'esprit de la jeune fille, la curiosité le disputait à l'irritation d'être ainsi dévisagée dans un de ses rares moments de paix. Ana se mit donc à détailler l'importun, un avertissement indigné brillant au fond des yeux. Des cheveux d'un blonds si pur qu'il en était presque blanc étaient rassemblés en un catogan élégant sur sa nuque. Il tourna la tête pour répondre à son voisin qui s'adressait à lui et la jeune fille suivit des yeux le profil racé et la courbe anguleuse de sa mâchoire glabre.
Un éclat de rire secoua le groupe d'hommes et la fit sursauter. Son regard tomba dans celui de l'objet de son examen. Des prunelles bleu arctique où brillait une lueur amusée s'arrimèrent aux siennes et elle se sentit prise au piège comme la biche face au chasseur. Ils restèrent ainsi de longues secondes et Ana sentit ses joues s'enflammer. Elle baissa les yeux la première et vida d'un trait sa coupe de champagne pour se redonner du courage et calmer les battements un peu trop rapides de son cœur. Elle se retourna vers les fleurs d'oranger, il n'était pas question de laisser cet impudent officier se réjouir de son trouble. Elle caressait nerveusement les pétales veloutés et tenta de se concentrer sur la mélodie de l'orchestre pour chasser de son esprit ce regard hypnotique.
Elle était parvenue à reprendre le contrôle de son rythme cardiaque lorsque des pas s'approchèrent d'elle. Il était plus que temps qu'ils rentrent qu'elle puisse enfin trouver un peu de paix au fond de son lit. Elle commençait à en avoir assez de cette soirée et sa fine chemise collait à son dos sous son corset sous l'effet de la transpiration. Elle fit volte-face et tomba nez à nez avec son frère.
- Ah, ce n'est que toi souffla-t-elle.
Son soulagement était toutefois teinté d'une légère déception qu'elle ne s'expliquait pas. Ana s'avisa qu'elle n'avait pas croisé son aîné depuis qu'ils avaient été séparés au pied de l'escalier d'honneur. Elle s'empressa de le questionner à ce sujet :
- Mais où étais-tu ? Je suis certaine d'avoir dansé avec tout ce que cette salle compte d'hommes en uniforme et pas une fois je ne t'ai aperçu sur la piste. Et ce n'est pas faute d'y avoir passé du temps !
Ce fut une autre voix que celle de son frère qui lui répondit. Son propriétaire se tenait à un pas en retrait derrière son épaule. Il s'avança pour s'incliner devant elle avec galanterie.
- Si je puis me permettre de vous corriger Mademoiselle Vlastov, je n'ai pas eu l'honneur d'être votre cavalier ce soir. Moi qui pensais pourtant avoir enfiler un uniforme avant de venir...
L'inconnu, effectivement vêtu du spencer de la Garde, prit sa main qu'elle était trop surprise pour lui refuser et la porta à quelques centimètres de ses lèvres. Son souffle chaud l'effleura à travers le gant et propagea un frisson tout le long de son bras. Non, ça ne pouvait pas être le même. Tous les officiers de la Garde étaient présents ce soir, les chances ne pouvaient être qu'infimes... Il se releva et le cœur d'Ana rata un battement. L'inconnu qu'elle avait ouvertement dévisagé quelques minutes plus tôt se tenait devant elle, un éclat rieur au fond de ses prunelles de glace.
Ana récupéra sa main un peu trop vite et croisa les mains sur son ventre. Elle rassembla tous les morceaux de volonté qu'elle put trouver et plaqua sur ses traits un masque d'indifférence polie. La jeune fille ignora le dangereux regard polaire et haussa un sourcil interrogateur à l'attention de son frère. Julian souriait à son voisin et entama les présentations d'un ton joyeux et informel.
- Ana, permet-moi de te présenter le lieutenant Zakharov, de la Garde. Il a été un élément essentiel dans la résolution de l'enquête que nous fêtons ce soir. Nikolaï, ajouta-t-il à l'attention du troublant inconnu, je te présente ma petite sœur, Anastasia.
Evidemment. Il avait fallu qu'elle se ridiculise en agissant comme une adolescente timide et énamourée devant l'un des proches collègues de son frère. Dont les rapports cordiaux dépassaient le cadre du travail s'il fallait en croire l'attitude chaleureuse de Julian. Le karma était-il déjà en train de se retourner contre elle suite au marché qu'elle venait de passer avec Alec ?
Un silence inconfortable s'étirait entre eux et la mettait mal à l'aise. Le dénommé Nikolaï lança la conversation sur des sujets mondains et superficiels. Une discussion aussi insipide qu'inoffensive. La jeune fille refusait cependant de croire qu'il s'agissait là d'un geste chevaleresque destiné à la sauver de l'embarras.
Derrière eux, les dernières notes d'une valse s'échappèrent de l'orchestre. Il était plus de minuit et il ne devait rester qu'une ou deux danses avant que les musiciens ne posent leurs archets une fois pour toute pour la soirée. Ana redoutait ce moment à chaque bal. Le plus discrètement possible, elle entreprit de se décaler vers la droite, dans l'espoir que la haute stature de son frère et l'ombre providentielle de l'oranger la protège d'une horde de prétendants.
Les deux officiers qui lui faisaient face échangèrent un regard. Ils semblaient se comprendre sans mots. Julian hocha finalement la tête de quelques millimètres. Nikolaï se tourna vers elle et lui offrit son bras.
- Mademoiselle, me feriez-vous l'infini honneur de m'accorder cette danse ?
Ana fixa la manche bleue aux liserés d'argent comme si un serpent allait en surgir. Le jeune lieutenant la gratifia d'un clin d'œil moqueur.
- Je vous promets que je ne mords pas Mademoiselle. Tout ce que vous risquez, c'est que je vous marche sur les pieds par inadvertance. Mais si cela devait arriver, je vous donne ma parole de gentilhomme que je vous laisserai m'écraser les orteils de toutes vos forces en représailles.
C'était agaçant à la fin cette manie de lire dans ces pensées ! Et puis toutes ces œillades amusées... Julian s'était-il fait un nouvel allié dans sa quête pour la tourmenter toujours plus ? Que les hommes pouvaient être puérils. Bien que vexée, Ana hésitait à refuser l'invitation. Elle savait que dix autres cavaliers autour d'eux étaient probablement en train de guetter sa réaction et s'empresseraient de se jeter à son bras sitôt qu'elle aurait dit non. Au moins, les gants blancs de cérémonie que portait Nikolaï la préserverait du contact de paumes moites contre les siennes. Et puis, ce pourrait très bien être l'occasion de lui rendre la monnaie de sa pièce.
Ana redressa le menton et glissa la main sur l'avant-bras tendu vers elle, résolue à rendre cette danse aussi exécrable que possible pour son cavalier. Il allait regretter de s'être moqué d'elle, et de lui avoir permis de lui martyriser les pieds. Elle ne s'en serait pas privé autrement, mais ce consentement soulagerait toutefois sa conscience lorsqu'elle abattrait ses talons sur les orteils sans défense de son cavalier.
- Sachez que vous ne me faites pas peur Lieutenant, déclara-t-elle d'un ton plus sec que le désert, et je n'accepte d'ailleurs de danser avec vous que parce qu'il est de mon devoir ce soir de remercier nos braves forces de police. A dire vrai, je ne vous aurais même pas remarqué si mon frère ne nous avait présenté.
- Cessez vos compliments mademoiselle Vlastov, vous allez finir par me faire rougir.
- De grâce, appelez-moi Anastasia, il me semblait avoir accepter l'invitation d'un jeune officier, non celle d'un vieux colonel cynique.
Nikolaï ne répondit pas, mais un sourire charmeur illumina ses traits tandis qu'il l'entraînait vers la piste de danse. Il prit sa main et cala la sienne dans le creux de son dos. La jeune fille se raidit à son contact. Les premières notes de la valse s'élevèrent vers les lustres de cristal et le jeune officier l'entraîna dans un gracieux manège. Contrairement à ce qu'il avait laissé entendre, c'était un excellent danseur. De surcroit, il esquivait à chaque pas les attaques sauvages qui visaient ses orteils. Ana enrageait, son plan était un échec, et une fois de plus cet homme se moquait d'elle. Mais elle s'était jurée de lui faire passer la pire danse de sa vie, dû-t-elle passer pour une débutante gauche. Elle laissa pendre ses coudes et s'appliqua à esquisser chaque pas avec un temps de retard.
La réaction de son cavalier ne se fit pas attendre et la prit au dépourvu. Il se rapprocha d'elle et glissa son bras sous le coude de la jeune fille pour soutenir son cadre. Entre ses omoplates, sa main la guidait avec une fermeté qui l'empêchait de rester à contretemps sans pour autant paraître autoritaire. Le jeune officier se pencha et glissa à son oreille :
- C'est un splendide morceau, il serait dommage que vous le passiez à tenter de gâcher cette valse Anastasia. Détendez-vous plutôt et qui sait, vous pourriez peut-être même apprécier la danse.
Ana ne trouva aucune répartie spirituelle et dut se contenter de rosir de gêne d'être percée à jour. D'un autre côté, il aurait fallu être bien moins perspicace que ne semblait l'être le lieutenant Zakharov pour deviner ses manœuvres. Elle cessa ses tentatives de sabotage et finit par se détendre, presque à contre-cœur.
Son partenaire lui semblait plus grand encore maintenant qu'il était si près, et elle devait lever la tête pour le regarder dans les yeux. Son regard polaire arborait toujours cet éclat espiègle et insupportable, mais elle ne parvenait pas à s'en détourner. Ce visage penché vers elle et ce regard hypnotique étaient son seul point fixe alors qu'au-delà le monde disparaissait dans un tourbillon flou. C'était à peine si elle entendit s'éteindre autour d'eux les dernières notes de la mélodie. La jeune fille ne prit conscience de la fin de la danse que lorsque Nikolaï s'écarta et lui présenta de nouveau son bras, pour la ramener à son frère. La chaleur qu'elle avait ressenti durant la valse s'évapora et elle se retint de frictionner ses bras nus pour chasser le froid qui s'emparait de ses membres. Elle ignora l'escorte que lui offrait son cavalier et s'éloigna d'un pas fier, l'esprit encore embrumé par la danse mais les épaules rejetées en arrière. Ana passa devant Julian sans s'arrêter et se contenta de lancer par-dessus son épaule :
- Rentrons, je suis lasse.
Il n'était guère poli de sa part de s'éclipser ainsi sans prendre la peine de saluer son dernier cavalier ou même de remercier son hôte. Si elle l'apprenait, Martha lui remonterait les bretelles pendant au moins une après-midi entière. Mais elle éprouvait le besoin urgent d'être seule, loin des regards bien trop chargés qu'elle avait eu à soutenir ce soir. Elle se réfugia dans le carrosse et fixa l'obscurité avec obstination jusqu'à ce que l'attelage s'arrête devant le large porche du manoir.
Elle en jaillit et se réfugia dans sa chambre, prétextant une migraine. Ana se laissa tomber sur l'édredon dans un froissement de tissu. Les pensées se bousculaient sous son crâne. Désormais qu'elle avait donné rendez-vous à ce garçon d'auberge, il lui fallait trouver le moyen de quitter la propriété et d'y revenir sans éveiller les soupçons. Elle devrait aussi trouver des excuses à son frère pour son comportement de ce soir. Plus encore, il lui en faudrait d'autres pour ne plus revoir ce maudit lieutenant Zakharov et ses yeux ensorcelants. Elle avait bien réussi à ne jamais le rencontrer jusqu'à aujourd'hui, cela ne devrait pas être plus compliqué de l'éviter jusqu'à la fin de ses jours. En dépit de ses résolutions, elle ne parvenait pas à se réjouir tout à fait de cette perspective. La fatigue finit par la submerger et elle sombra dans le sommeil, toujours vêtue de sa robe de bal.
**********
Et voilà pour aujourd'hui ! Deuxième rencontre d'Ana et Alec, je trouve qu'on sent déjà que ça va bien se passer avec ces deux-là, pas vous ? ^^. C'était aussi l'introduction d'un dernier personnage important pour l'histoire, j'ai hâte de lire ce que vous pensez du lieutenant !
Bon courage pour ces dernières heures de 2020, 2021 ne pourra pas être pire right ?
Bonne année à toutes et à tous !
Swan
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