38.
La carriole progressait sans perdre de temps. Elle avançait à un rythme soutenu, car attelées de quatre robustes hongres. Yoongi et Taehyung étaient assis à l'avant, juste derrière le charretier qui, de temps à autre, remuait les bras pour faire claquer les rênes sur la croupe des bêtes. L'homme mâchouillait un brin d'herbe jaunis, le passant d'un côté de sa bouche puis de l'autre. La plupart du temps, il regardait le chemin droit devant, au-delà des croupes de ses bêtes. Tout était tranquille.
Yoongi ignorait encore comment Taehyung avait fait pour leur dégotter ces places dans cette carriole; sûrement par une quelconque ruse, ou en déblatérant une explication suffisamment convaincante. Quoi qu'il en soit, l'écuyer lui était reconnaissant de ne pas avoir à marcher sans savoir où ils se rendaient. La charrette suivait la route et, comme le suggéraient les discussions des quatre autres passagers, elle passerait la frontière pour continuer à peine au-delà, dans le pays voisin du nom de Tortia.
Il y avait avec eux deux femmes et une enfant très calme aux traits maladifs, mais aussi un homme qui, n'ayant rien trouvé de mieux à faire, décrottait ses bottes avec la pointe d'un couteau émoussé. Toutes ces personnes ne portaient qu'un léger bagage; ils n'allaient sans doute pas bien loin. Yoongi également, voyageait léger. Il n'avait rien d'autre de précieux sur lui que sa broche, son arbalète et un bracelet caché par sa manche, mais Taehyung était équipé. Il portait un manteau de voyage et transportait le sac de son maître ainsi que son bâton. La carriole était partie juste avant que le village ne s'éveille, alors qu'il faisait presque encore nuit. Ils y avaient laissé sire Jung et le fils de la comtesse.
Ces derniers devaient s'être rendus compte de leur absence à présent. Le soleil se trouvait juste au-dessus de l'horizon.
La femme à côté de l'enfant essuya la sueur qui perlait sur le front de cette dernière. La petite allait mal, Yoongi le voyait et surtout, il le sentait à l'odeur. Une odeur de maladie et de transpiration. Heureusement, son odorat n'avait pas à la supporter souvent puisque le vent soufflait de face.
Taehyung dut suivre le regard de Yoongi, car il observa à son tour la fillette ainsi que la femme qui l'accompagnait. Aucun des passagers ne discutaient lorsque Taehyung prit la parole.
« De quelle maladie souffre-t-elle ? osa-t-il demander par-dessus le bruit des roues dans la terre battue.
– Sais pas, répondit la femme, la mine inquiète. Justement, pour savoir qu'on fait le voyage.
– Fièvre et perte d'appétit je présume ? »
La femme opina du chef. Elle regardait Taehyung, et ce dernier ne posa pas d'autres questions, sûrement pour ne pas la déranger davantage. La femme semblait déjà suffisamment tendue. Yoongi remarqua qu'elle ne quitta pas des yeux son compagnon de voyage. Elle eut l'air de détailler son allure, mais aussi la sacoche sur ses genoux et le bâton de bois noueux calé contre son épaule.
« Messire, interpella-t-elle alors. Vous avez l'air de vous y connaître... »
Les yeux vairons de Taehyung se portèrent à nouveau sur elle. Yoongi observa alors son profil. Aucun de ses traits ne tremblèrent ni ne bougèrent.
« Vous êtes guérisseur ? questionna la femme, insistante. S'il vous plaît, pourriez-vous...
– Non, lâcha sèchement le vagabond. Mais je suis certain que vous aurez toutes vos chances dans le village où vous vous rendez. Elle s'en sortira. »
La femme se rembrunit, marmonna un faible pardon messire et ne posa plus les yeux sur lui. Taehyung également ne jeta plus un regard vers les voyageurs, dont les trois autres avaient suivis l'échange du coin de l'œil, sauf le type qui décrottait ses bottes. Yoongi demeura perturbé par ce refus soudain de continuer la conversation et d'offrir son aide par la même occasion. Ça resta un mystère auquel il n'eut pas de réponse et auquel il n'en chercha pas. Lui aussi garda le silence, préférant contempler le disque d'or entre les silhouettes des pins à l'horizon. Au fond, tout ça ne le regardait pas et il ne pouvait rien y faire.
Chacun portait son propre son vécu et ses problèmes. Yoongi savait qu'il était bien incapable de changer les choses. Lui, il se contentait de courir après une chimère. Peut-être que Taehyung se disait la même chose.
Les heures passèrent. La carriole ne s'était jamais arrêtée très longtemps mais elle avait croisé en sens inverse d'autres transports similaires. Parfois, le charretier les saluait, parfois pas. Comme le chemin n'était pas assez large, une fois sur deux c'était leur charrette qui devait s'immobiliser sur le bord, maintenant les voyageurs un peu penchés le temps de la croisée.
Durant le voyage, Taehyung ne se montra pas plus bavard. Il restait plongé dans ses pensées, tenant son bâton près de lui en regardant dans le vide. De son côté, Yoongi ne faisait rien, pourtant il ne s'ennuyait pas. Il écoutait les conversations des autres, qui s'étaient remis à parler à voix basses, et de temps à autre il jetait un regard derrière la carriole. À chaque fois, il ne voyait rien d'autre que la poussière soulevée par les roues ou un autre transport s'éloigner. La fillette malade s'était endormie, immobile comme une morte.
En milieu de matinée, la carriole arriva à la hauteur d'une étrange pierre à côté de la route. Si Yoongi n'avait pas écouté les conversations, il l'aurait sûrement regardé sans savoir ce qu'elle signifiait; c'était la frontière. Une simple pierre taillée, à peine plus haute que les roues, plantée là avec, gravé de chaque côté, un symbole différent. Il n'y avait ni maisonnée, ni abris, ni gardes. Leur carriole passa même sans s'attarder. Yoongi se demanda alors s'ils étaient bel et bien dans un autre pays, sous un autre règne ou une autre juridiction. Il aurait pensé que ça lui ferait plus bizarre, mais il ne ressentit rien de spécial une fois passée cette pierre. L'horizon restait le même, tout comme le paysage et la poussière de la route.
Il lui fallut toutefois le temps de voyage restant pour se faire à l'idée qu'il était bel et bien plus loin de son chez lui et de tout ce qu'il connaissait qu'il ne l'avait jamais été auparavant. Et qu'il ne reviendrait sûrement jamais sur ses pas.
[...]
La bourgade dans laquelle le trajet prit fin accueillait plus de voyageurs de passage que d'habitants, du moins en apparence. Là enfin, Yoongi sentit la différence; il n'était plus dans ses contrées, il se trouvait dans un pays dirigé par un autre roi, un autre suzerain ou une quelconque autre organisation inconnue. Il ne connaissait rien de ce pays-là, et bien que très peu de chose différait visuellement de Kahmya, Yoongi se sentait tout de même dépaysé. On y parlait la langue commune, mais çà et là l'accent différait.
Les maisons n'étaient plus faites de pierre mais de bois, et les toits recouverts d'écorce remplaçaient la paille ou les tuiles. Les bâtiments faisaient penser à ceux du village près du manoir de la comtesse. Yoongi en déduisit que c'était logique. Les deux régions étaient voisines et ici, le bois était la denrée la plus abondante. Les vallons abritaient des bosquets touffus, très peu de pierres jonchaient le terrain plat et fertile. Les ruisseaux affluaient.
Yoongi ressentit du malaise en songeant que toutes ces maisons pouvaient également disparaître dans les flammes en quelques heures. Une maison sans pierre, ça lui inspirait une sensation d'insécurité.
Taehyung descendit de la carriole et atterrit dans la poussière d'un bond élégant, suivit de Yoongi, sans grand effort de présentation. Ça lui faisait du bien de marcher, car rester assis toute une matinée avait engourdi ses jambes. Les autres voyageurs s'étaient déjà dispersés, ne restait plus que le charretier qui préparait déjà ses chevaux au trajet du retour. Taehyung et Yoongi s'éloignèrent donc et avancèrent dans l'artère principale de la bourgade.
Il n'y avait pas à dire, l'endroit était florissant. Quelques étales se dressaient le long du chemin, et ils les longèrent en cherchant de quoi grignoter. On y vendait surtout du poisson séché, d'autres produits de la mer conservé dans des bacs d'eau froides et de l'artisanat en bois. Yoongi se demanda comment c'était possible; il ne voyait pas une seule étendue d'eau à l'horizon et de ce fait, aucun point de pêche. Il interrogea Taehyung à ce sujet et c'est tout naturellement qu'il lui en appris la raison.
« Eh bien, commença-t-il en zieutant un crabe qui remuait lentement dans une bassine. Nous sommes à Tortia, un pays membre de l'Alliance des Trois.
– L'Alliance des Trois ? souleva Yoongi.
– Elle regroupe trois pays de la région, tout autour du plus grand lac du continent. J'ai entendu dire que si on se tient sur l'une des berges, on voit à peine celle qui se trouve de l'autre côté tant il y a de voiles. Ça doit être un spectacle intéressant.
– Tu as parlé d'un lac, remarqua Yoongi. Mais je n'en vois aucun. Il n'y a que des vallons et des pins à perte de vue. En plus, les gens d'ici ont plutôt l'air de bûcheron que de pêcheur.
– Il se trouve sûrement plus au sud, argua Taehyung. Malheureusement c'est la première fois que je viens dans cette région, alors je n'en sais pas davantage. Viens, achetons un peu de ce poisson séché. Ensuite, on essayera de trouver ce fameux lac. »
Yoongi n'eut rien à redire à ce plan. Pour quelques pièces, Taehyung obtint des brochettes d'un drôle de poisson plat et sec qui, selon le vendeur, se mangeait tel quel et se conservait longtemps. Un étalage plus loin, Taehyung acheta également un manteau et des couvertures rudimentaires, ainsi qu'un sac en cuir pour ranger tout ça. Il fit enfiler le manteau à Yoongi, qui se sentit gêné qu'on lui achète quelque chose alors qu'il n'avait rien pour le payer. Taehyung lui sourit, et ce fut sans doute l'un des premier qu'il esquissa depuis la mort du mage.
« Tu n'as qu'à porter le sac, conclut-il avec malice. Nous avons encore pas mal de provision à faire. »
Et ainsi firent-ils. Taehyung ne semblait pas avoir de difficulté à dépenser l'or dans sa bourse –impossible d'ailleurs de savoir d'où il provenait– et Yoongi, qui ne souffrait vraiment ni de la faim ni du froid, se vit tout de même équipé de nouveaux vêtements chauds. Il porta le sac de couvertures et de provisions. Taehyung flâna encore en inspectant les étales et en mâchouillant une de ses fameuses brochettes, son bâton dans l'autre main. Bâton qui, semblait-il, attirait quelques regards curieux. À moins que ça ne soit leur duo ou l'allure même du vagabond qui attirait l'attention. Il fallait dire qu'il ne passait pas souvent inaperçu. Quoi qu'il en soit, on ne les importuna pas.
[...]
Il leur fallut une courte après-midi de marche et une nuit à camper dans les bois avant d'apercevoir le fameux lac. À la sortie d'une lisière, Yoongi balaya l'horizon du regard et depuis le bosquet surélevé dont ils venaient de sortir, il aperçut l'éclat brillant de l'eau quelques lieues plus loin. Le lac semblait large, et Taehyung avait raison; on apercevait à peine l'autre côté dans le lointain.
On ne leur avait pas menti sur la direction à prendre. Le lac était bien là.
Le regard de Yoongi suivit la ligne de la berge et là, il vit également la fumée blanche des cheminées ainsi que des triangles qui se découpaient dans le bleu brillant; les voiles de bateaux. Yoongi en compta au moins une vingtaine, et plus encore vers ce qui devait être le port. Plus qu'il n'en avait jamais vu, même à Cardend. Il fit part de sa découverte à Taehyung, que la nuit passée dehors rendait un peu chafouin. Les couvertures et leur feu de camp improvisé n'avaient pas totalement suffit à faire oublier les aiguilles et le froid. Yoongi, lui, avait très peu dormi mais se portait comme un charme. Il avait réfléchi en écoutant les bruits nocturnes de la forêt, bercé par la respiration régulière de Taehyung.
« À ton avis, demanda l'écuyer, d'humeur fébrile depuis qu'il avait aperçu le lac et les bateaux. Il y a un port là-bas ? »
Il venait de terminer d'empaqueter leurs affaires. Taehyung débarrassa les aiguilles de pins collées à son manteau en grimaçant.
« Sans doute, dit-il. Ses aiguilles, quelle plaie... je préférais le matelas de la taverne. Ah, j'espère que cette ville n'est pas trop loin ! J'ai déjà mal aux pieds.
– On peut peut-être y arriver vers midi si on se dépêche, supposa Yoongi. »
Il n'avait aucune notion dans ce domaine, mais le terrain vallonné formait une pente douce à descendre, sans d'autres obstacles à éviter que les souches d'arbres coupés et quelques ruisseaux. S'ils allaient tout droit en suivant la fumée des cheminées, ils ne risquaient pas de se perdre. Et puis, Yoongi ne craignait pas les animaux sauvages ni les bandits. Il passa ses doigts sur son arbalète et les autres sur le carquois. Aucun danger ne pourrait les surprendre, il en était absolument certain.
En y songeant, Yoongi se tourna dans la direction d'où il venait, incapable encore de savoir pourquoi. Il n'était pas inquiet. Ce devait être un chevreuil.
Ils se mirent en chemin et rejoignirent la route qu'ils avaient quitté la veille pour installer leur campement de fortune. D'ailleurs, le vagabond n'avait pas été très enchanté à l'idée de s'éloigner du chemin, mais il avait vite changé d'avis quand Yoongi avait évoqué une possible attaque de bandits. Tout deux n'avaient guère oublié la précédente. Taehyung, comme de coutume, trouva un sujet de conversation qui ne soit pas ennuyeux.
« Et donc, qu'est-ce que tu cherches par ici qui soit assez important pour déserter ?
– Tu te souviens de ce que je t'ai dit à propos de celui qui m'a rendu comme ça ? répondit Yoongi alors qu'il enjamba une souche encore couverte de givre. Et je ne déserte pas, je ne suis pas chevalier... je ne pourrais même pas l'être. »
Taehyung marchait à quelques pas derrière lui. Il peinait à suivre malgré le bâton dont il se servait comme appui.
« Oui, je m'en rappelle, lança-t-il. Un homme dont on ne connaît rien, poursuivi par des cavaliers. »
Il s'immobilisa un instant, l'air de comprendre quelque chose. Yoongi s'arrêta lui aussi et se tourna pour observer son visage perplexe.
« Ces cavaliers, ce sont les mêmes ? Ils le poursuivent ? »
Yoongi acquiesça. Taehyung se remit à marcher, le visage cette fois soucieux. L'écuyer le laissa le rattraper.
« Je crois qu'il est dans la région, expliqua Yoongi.
– Comment le sais-tu ? Il y a énormément de directions différentes depuis le manoir de la comtesse. Il pourrait s'être enfui n'importe où.
– Je suis quasi sûr qu'il est ici. »
Taehyung n'insista pas davantage sur ce point et son silence fit office de croyance. Il orienta la conversation sur un autre point.
« Très bien, dit-il. Imaginons qu'il se promène dans ces contrées, tu ne crois pas que les cavaliers le suivront ?
– Sans doute, admit Yoongi. Espérons que l'incident au manoir les ait ralenti, ou mieux, qu'ils aient perdus sa trace... dans tous les cas il faut se dépêcher, je ne veux pas risquer de le rater, ni d'être rattrapé par eux. »
Un malaise imperceptible plana, comme une sensation de danger imminent. Pourtant il n'y avait rien. L'herbe jaunie craquait sous leurs pieds, donnant une fausse impression d'être suivi. Sans se retourner ni s'arrêter, Yoongi reprit la parole.
« Je comprendrais que tu ne veuilles plus faire route avec moi, dit-il, conscient de ce qu'il disait. Je te suis déjà reconnaissant d'avoir fait un bout de chemin... alors si tu veux t'en aller maintenant, je ne t'en voudrais pas.
–Non, objecta Taehyung. Souviens-toi, nous avons conclu un accord. Ton étude contre mon sang. Et puis, tu m'as volé ma vengeance en quelque sorte, alors tu me dois une faveur.
– Et tu aimerais quoi en échange ? marmonna Yoongi, un brin perplexe. Je n'ai rien à te donner... »
– Permet-moi de faire encore de la route avec toi, répondit Taehyung avec un sourire dans la voix. Tout les deux nous n'irions pas bien loin seul de toute manière. Oh et, j'aimerais que nous fassions une pause là, sous ce pin. Mes pieds me font un mal de chien, je dois avoir un caillou dans mes chausses. »
Difficile d'objecter à cela, alors Yoongi cessa d'argumenter. Taehyung semblait toujours capable de créer des accords alambiqués; au fond, peu importe. L'écuyer était soulagé qu'il ne l'abandonne pas. Ils posèrent leurs sacs sous un pin, quand bien même ils ne marchaient pas depuis très longtemps. Sans oublier que leur rythme n'était pas très rapide. Taehyung ôta ses chaussures malgré le froid et la retourna. Quelques aiguilles de pins en tombèrent.
Yoongi observait la cime des arbres quand il le sentit. Cette même présence qu'il avait à peine conscientisé plus tôt. Elle se rapprochait à l'allure du pas. Par réflexe, il saisit son arbalète et chargea un carreaux, puis se tourna vers un bosquet qui débutait à un jet de pierre plus loin. Son geste intrigua Taehyung, qui remit sa chaussure en vitesse et se releva, l'air d'hésiter à ramasser son bâton.
Les bois que Yoongi visaient étaient ombragés mais dégagés. Il fut facile de distinguer la silhouette qui marchait entre les troncs, tout comme il fut facile de reconnaître ses traits. Yoongi baissa son arbalète, le cœur battant d'une déception sourde.
Jungkook couvrit les dernières foulées d'un pas pressé mais hésitant. Ses traits avaient quelque chose de la fatigue et du soulagement. Sa vulgaire peau de bête avait laissé place à des vêtements simples, en plus de la cape dont Taehyung lui avait fait cadeau quand ils s'étaient tous retrouvés à l'auberge.
« Quelle surprise, lança Taehyung avec une assurance inexistante encore il y a quelques secondes. Laisse-moi donc deviner, tu as faussé compagnie au brave chevalier qui s'était mis en tête de te ramener auprès de ton père, dans ta tour d'ivoire ?
– En quelque sorte, répondit Jungkook. Je ne peux pas rentrer, cela m'est impossible. »
Il marqua une pause. Son court silence fut évocateur, comme s'il réalisa soudain que parmi eux trois, dans cette rencontre improbable, tous connaissaient son secret. Quand bien même il ne pouvait pas en être certain, il y avait quelque chose dans l'air; ils y pensaient tous.
« Vous savez ce que je suis, reprit Jungkook avec lenteur et gravité; au vu des regards qu'il reçut, ça ne fit que confirmer ses soupçons. Si je rentre, tout le château risque de le découvrir. Je n'ai nul part où aller, je ne peux pas rentrer. Pas comme ça. »
Il indiqua ses mains découvertes, puis lui tout entier. Yoongi comprenait bien ce qu'il craignait; de ne pas être maître de lui. De perdre le contrôle. Yoongi savait ce que ça faisait. Il resta muet en y songeant avant de réunir le courage nécessaire pour poser la question qui lui brûlait les lèvres.
« Et sire Jung ? marmonna-t-il.
– Avec votre absence soudaine, il n'a pas voulu partir tout de suite, expliqua Jungkook. Il ne croyait pas à votre départ... alors nous sommes resté un peu dans ce village, et j'ai eu le temps de réfléchir, de me décider. J'ai demandé au tavernier de lui transmettre un message et je suis parti sur vos traces.
– Comment nous as-tu suivis et retrouvé ? questionna Taehyung en croisant ses bras sur son torse. Ces bosquets et ces forêts sont vastes, et nous avons voyagé toute une après-midi en chariot. Personne ne savait où nous allions. »
Jungkook passa une main sur sa nuque, hésitant et lui-même confus.
« J'ignore comment exactement... j'ai simplement... suivi une piste, comme une intuition, et je n'ai pas arrêté de marcher. Je vous en prie, laissez-moi vous accompagner, j'ignore où vous allez, ça m'est bien égal, je... je veux juste m'éloigner. »
Yoongi échangea un regard avec Taehyung. Comment refuser une telle demande ? Ils ne pouvaient pas lui dire de faire demi-tour, quand bien même ça semblait la solution la plus raisonnable; ce garçon était tout de même issu de la noblesse. Et dans ce même sang coulait une chose plus insidieuse, une malédiction bestiale...
Jungkook les observait avec insistance, ses yeux de biche passant de l'un à l'autre incessamment. Il attendait le verdict comme un enfant attendrait l'autorisation d'aller jouer dehors, sans réaliser que ce même dehors n'avait rien d'aussi confortable que les petits salons douillet d'un manoir.
« Très bien, assura tout compte fait Taehyung. Tu peux venir avec nous. Mais je te préviens, nous ne savons pas non plus où nous nous rendons. C'est une sorte de... quête héroïque. Et pleine de mystère.
– Je vous remercie, marmonna Jungkook, soulagé. »
Il fit une profonde révérence en signe de gratitude. Puis un léger grondement coupa net son geste. Jungkook se redressa et porta sa main à son ventre, tout à coup très gêné.
« Mes excuses, balbutia-t-il. Je... je n'ai rien avalé depuis des heures...
– Je crois qu'il nous reste du poisson séché, avoua Yoongi. »
[...]
Le trio avait continué leur chemin sur une route large où les roues des chariots avaient profondément creusés la terre. Depuis qu'il les avait rejoins, Jungkook ne semblait que peu inquiété, car il les suivait sans se plaindre et sans demander de pause. La plupart du temps, quand Yoongi l'observait discrètement, il semblait absorbé dans ses pensées. Insouciant du monde qui l'entourait, ce devait être ce qu'il abritait à l'intérieur de lui qui le rendait si taciturne.
Ils atteignirent la ville portuaire quand l'astre se trouvait au zénith. Il n'y avait là aucun contrôle ni aucune muraille. La cité semblait pouvoir continuer son expansion sans fin et s'allonger sans obstacle. Bien avant d'atteindre les premières habitations –qui étaient d'ailleurs de simples baraquements en bois rudimentaires– Yoongi nota l'absence de pins et de bosquet. Il semblait qu'on avait exploité tout le bois à au moins une lieue à la ronde. Sûrement pour bâtir la ville elle-même.
Ils suivirent le courant de gens qui allaient et venaient entre des entrepôts et des chariots que l'on chargeait ou déchargeait de caisses. L'odeur des chevaux se mêlaient à celle du poisson, du cuir et du bois fraîchement coupé.
« Demandons notre chemin à un de ces marchands, proposa Taehyung. »
Il n'attendit pas que Yoongi ou Jungkook donne son avis, car le vagabond s'avança avec assurance vers un homme très petit qui, selon toute vraisemblance, consignait sur un parchemin le chargement d'une carriole. Des gros bras déplaçaient les caisses dans un entrepôt alors que le petit homme gribouillait sans cesse.
« Excusez-moi messire, apostropha Taehyung. »
Le petit homme se retourna et Yoongi, qui s'était empressé de suivre son compagnon de voyage, comprit alors que ce n'était pas un homme à proprement dit. Plutôt un halfelin, à en juger par ses oreilles un peu pointue et sa petite taille. Yoongi ne se rappelait pas en avoir déjà vu, mais il savait très bien à quoi cette race ressemblait. Et aussi que, pour on ne sait quelle raison, les semi-hommes ne portaient jamais de chausses.
« Savez-vous où se trouve la taverne la plus proche ? demanda Taehyung, tout poli qu'il était. Nous cherchons quelqu'un et nous aurions besoin d'entendre les dernières nouvelles.
– Vous avez meilleur temps d'vous rendre à Wagton directement, lâcha l'halfelin en relevant à peine la tête. C'est là-bas que tout se passe, ici c'est qu'un port de transit, il y a peu de voyageur et pas grand monde dans les tavernes si ce n'est les pêcheurs. Vous pourrez peut-être trouver quelqu'un qui voudra bien vous faire traverser le lac sur les quais.
– Merci pour ces précieux renseignements mon brave, lança Taehyung avant de s'éloigner tantôt. »
Yoongi se hâta de suivre le vagabond en direction du centre de la ville portuaire. L'odeur du bois se fit moins forte, au profit de celle de poisson sous toutes ses formes; à savoir frais, pas frais et frit. Les rues n'étaient même pas pavées; les gens tassaient la terre dure de leurs chaussures, si bien qu'elles ne soulevaient plus aucune poussière. De temps à autre, les pêcheurs, manœuvres et autres commerçants s'écartaient pour laisser passer une carriole chargée en provenance du port. En marchant côte à côte avec Taehyung, Jungkook sur les talons, Yoongi remarqua que la population avait quelque chose de particulier. L'halfelin croisé aux entrepôts n'était pas le seul, il y en avait presque tout autant que les humains et ils semblaient vaquer à leurs occupations avec la même énergie, la même attitude. Ils ne se différenciaient des autres que par leur taille; environ la moitié d'un adulte.
Un vent frais s'éleva de face depuis le port et amena avec lui mille autres odeurs différentes. Yoongi en resta fasciné, tout comme Jungkook qui humait l'air d'une façon peu discrète et intéressée. Tout ici s'agitait et pulsait de vie, d'animation. Le repos ne semblait pas avoir sa place dans cette large et grande rue en terre battue. L'humeur de Taehyung en semblait également affectée, car il observait et détaillait les commerçants et les marchands qui s'achetaient les denrées par caisses, concluaient des marchés, discutaient, s'enquéraient de la valeur de tel ou tel poisson, crustacé ou type de bois. Ici on ne vendait pas au détail, et la ville entière ressemblait alors à un entrepôt géant grouillant d'ouvriers.
L'halfelin avait raison; ils se trouvaient à un point de transit, à une croisée des chemins où les marchandises prenaient des routes différentes au quatre coins de l'Alliance et au-delà.
Lorsqu'ils eurent atteint les quais, ce fut comme une ouverture sur l'horizon. On s'agitait sans cesse sur les pontons, plus encore que dans la longue rue qu'ils venaient de traverser d'un bout à l'autre. Ici on criait des instructions, on se lançait des cordages pour amarrer les voiliers et les embarcations. Un vent soufflait constamment, plus léger que la mer à Cardend mais suffisamment fort pour mouvoir les bateaux sur le lac. D'ailleurs, ces derniers étaient presque tous équipés, en plus de leur voile dont le mât perçait le ciel, d'une rangée de rames de chaque côté. Par un miracle d'ingénierie, ils étaient capable malgré leur taille moyenne de transporter bon nombre de caisses. L'équipage semblait alors se composer de quelques âmes, pas plus de cinq ou six personnes. Se mêlaient à ces bateaux de marchandises d'autres bien plus petits, rapides et adaptés pour la pêche. Les mâts de ceux-ci étaient bien plus nombreux au milieu du lac, et il y en avait très peu encore amarrés.
Des débardeurs passèrent devant eux en se hâtant. L'écuyer les observa attraper le cordage lancé par un voilier qui débarquait tout juste. Aussitôt fut-il à quai qu'on se mit à décharger son contenu. C'était une danse bien organisée et sans fin; les bateaux arrivaient, déposaient leurs cargaisons pour en reprendre une autre et repartaient aussitôt, voguant à petite allure sur le lac avec d'autres de leurs semblables. Yoongi se demanda comment ils faisaient pour ne pas se percuter ni pour déranger la pratique de la pêche.
« Vois-tu quelque chose de l'autre côté du lac ? lui demanda Taehyung en mettant sa main en visière; malgré le froid, le soleil brillait et le ciel d'hiver était dégagé, rendant l'étendue brillante et éclatante. »
Yoongi tenta d'apercevoir la berge entre les mâts. Il distingua une autre fumée blanche tout là-bas, ainsi que des toits et des voiles. Sûrement Wagton, la ville que l'halfelin avait cité un peu plus tôt. Bien que rendue petite par le lointain, elle n'en semblait que plus étendue.
« Oui, je vois un autre port là-bas. Il a l'air énorme.
– C'est Wagton, assura Jungkook. Le siège de l'Alliance des Trois.
– Le siège ? répéta Yoongi. C'est la capitale ?
– En quelque sorte oui, mais on ne peut pas vraiment parler de capitale...
– Qu'est-ce que c'est alors ? demanda Yoongi. Et cette Alliance... qui la dirige ?
– Une capitale économique, clarifia Jungkook d'une manière quelque peu pédante. Quant à l'Alliance, le nom parle de lui-même. C'est un conseil doté des représentants des trois pays qui prend les décisions. Par contre, j'ignore de quelles familles ils viennent... je ne suis pas très bon en héraldique... »
Yoongi fronça les sourcils en comprenant ce que ça impliquait; il n'y avait donc pas de suzerain ?
« Je doute que reconnaître les blasons des grands de ce monde nous fasse traverser le lac, fit remarquer Taehyung. Cherchons donc quelqu'un qui veuille bien nous emmener de l'autre côté. »
Yoongi n'y opposa aucune résistance, mais il douta un instant de l'idée; pourquoi ne pas interroger les gens par ici avant de s'y rendre ? Namjoon pourrait tout aussi bien se trouver de ce côté du lac que de l'autre... Quand bien même cet endroit regorgeait peu de voyageurs. Quelqu'un comme Namjoon ne passerait pas inaperçu, c'était certain.
« Séparons-nous, on sera plus efficace, proposa Taehyung. Je prend ce côté des quais et vous celui-ci.
– Et après ? lança Yoongi. Comment est-ce qu'on se retrouve ? Il y a un monde fou ici.
– Hm, vous voyez cette enseigne en forme de poisson-chat ? indiqua le vagabond. On se retrouve ici tout à l'heure et on fera le point. Même si je doute qu'il soit passé par là, je vais essayer de me renseigner sur ton cher... ami.
– Okay, marmonna Yoongi. Bonne chance, et surtout ne t'attire pas d'ennuis...
– Ne t'en fais pas pour ça. »
Taehyung lui sourit –un sourire agréable, presque enthousiaste– avant de gratifier Jungkook d'une des ses révérences courtoises. Puis il fit volte-face pour partir d'un bon pas du côté qu'il s'était lui-même attribué. Yoongi espérait vraiment qu'il se tienne à carreaux car ici, l'écuyer se sentait bien incapable de pouvoir l'aider en quoi que ce fut. Plus encore que s'ils s'étaient trouvés dans la nature; là-bas au moins, l'environnement était prévisible. Ici, difficile d'anticiper le comportement des hommes et des femmes.
Yoongi observa le vagabond s'éloigner, puis jeta un coup d'œil à la taverne que Taehyung avait désigné comme point de rendez-vous. L'enseigne en forme de poisson-chat était neuve et vernie. Il regarda les environs, essaya de mémoriser un peu l'endroit puis, après un regard entendu avec Jungkook, ils partirent de leur côté du quai. Ils marchaient lentement, cherchant ça et là quelqu'un qui aurait l'allure d'un capitaine de bateau. Yoongi remarqua vite qu'ici aussi, il y avait passablement d'halfelins, mais ils ne déchargeaient pas les marchandises. À vrai dire, aucun ne se trouvait à cette tâche. Quand Yoongi en voyait un, soit il discutaillait avec d'autres semi-hommes, soit ils consignaient soigneusement des denrées sur un parchemin ou dirigeaient des opérations. Il en vit même un réprimander sévèrement un débardeur qui, par inadvertance, avait laissé tomber une caisse à l'eau.
Yoongi n'osait pas engager la conversation avec Jungkook. Ce dernier gardait d'ailleurs le silence, accommodé à se taire. C'était plus simple ainsi. L'écuyer se risqua à aborder un homme qui feuilletait un carnet plein de gribouillis. Il portait un grand chapeau qui plongeait la moitié de son visage dans l'ombre et une barbiche pointue, parsemée de gris.
« Excusez-moi, interrompit l'écuyer. Est-ce que vous sauriez où je pourrais trouver un bateau pour Wagton ? »
Le type leva le nez de ses papiers, puis sembla percuter ce qu'il venait de dire. Il était bien plus grand que lui, peut-être avait-il la trentaine. Une trentaine proche des quarante.
« Bien sûr petit, lança-t-il alors. Le capitaine Bruck prend parfois des passagers.
– Où je peux trouver ce capitaine Bruck ?
– Vous l'avez devant vous. »
Yoongi regarda autour d'eux avant de comprendre. Il en fut un peu gêné, plus encore quand le type esquissa un sourire édenté et qu'il éclata de rire. Il rangea sa paperasse en la fourrant pêle-mêle dans son manteau et tendit sa main à Yoongi; il portait une bague volumineuse à l'index. Un bijou qu'on aurait davantage vu à la main d'une dame ou d'une bourgeoise.
« Capitaine Bruck pour vous servir, annonça l'homme en le scannant de son regard vif, puis en regardant Jungkook. C'est pour un aller simple ? Où sont vos parents ? »
Yoongi tendit sa main par politesse et le type la lui serra fermement. Il serra à son tour, plus fort qu'il ne l'aurait voulu. Quand ils le lâchèrent, le capitaine plia et déplia ses doigts comme pour les dégourdir.
« Nous sommes trois, informa l'écuyer, un peu agacé qu'on le prenne pour un gamin. Je ne voyage pas avec mes parents.
– Oh je vois je vois. Alors bon, trois passagers donc, hm, disons... Vingt pièces par tête, donc soixante, ça vous convient ? »
N'ayant aucun point de comparaison, Yoongi n'eut aucune idée de si ce type au sourire édenté essayait de l'arnaquer ou non. Quand il se tourna vers Jungkook, ce dernier semblait perplexe mais ne se décida pas à entrer dans la conversation. Il n'était d'aucune aide. La meilleure option restait de demander à Taehyung avant d'accepter. Lui saurait certainement, même s'il risquait de retourner l'éventuelle entourloupe contre cet homme.
« Nous devons en discuter avec notre ami, assura l'écuyer. Quand... quand est-ce que vous partez ?
– Oh, je ne suis pas pressé, assura l'homme, avant d'ajouter. Je vous fait une ristourne de cinq– non, dix pièces si vous vous décidez maintenant. Alors ? »
Yoongi plissa le nez légèrement. Ce type était étrange, et sa voix avait un léger accent difficilement perceptible. L'écuyer répéta qu'il devait en discuter avec son ami, alors il n'insista pas davantage. Décidant qu'il ne pouvait rien faire de plus, Yoongi prit congé de l'homme et s'éloigna au pas de course avec Jungkook. La langue de ce dernier se délia tout à coup.
« Cet homme, dit-il avec un léger dédain. Je ne suis pas certain de l'apprécier.
– Moi non plus, avoua Yoongi. Mais je n'ai plus envie de chercher...
– Retournons au point de rendez-vous, suggéra Jungkook. »
Yoongi acquiesça. Il n'osa pas se retourner, sachant pertinemment qu'on les regardait s'en aller. Ils furent rapidement de retour devant la taverne du Poisson-chat. Ils y entrèrent sans traîner, peu enclins à attendre Taehyung dehors. Ils s'installèrent donc à une table.
Il n'y avait pas grand monde. C'était même plutôt calme en comparaison du tohu-bohu des quais. Ici, la tavernière essuyait consciencieusement une chope en étain avant de les remarquer. Yoongi se savait discret, mais il se rappela que le capitaine l'avait pris pour un enfant et ça le vexa. Il ne voulut rien commander, prétextant attendre quelqu'un, ce qui était vrai. Jungkook ne possédant rien de valeur sur lui, il s'abstînt également de demander quoi que ce soit. La femme leur jeta un regard courroucé et sembla même hésiter à les mettre dehors s'ils ne consommaient rien. Yoongi croisa son regard et elle retourna essuyer le comptoir sans rien dire. Ils furent à nouveau plus tranquille.
Enfin... jusqu'à ce que Jungkook engage la conversation, sûrement pour chasser ce silence désagréable. Lui qui semblait si taciturne depuis les avoir rejoins avait recouvré ses esprits.
« Où est-ce que nous allons ? demanda-t-il.
– À Wagton, répondit machinalement Yoongi.
– Je veux dire, reprit Jungkook. Après cela, où allons-nous ? L'apprenti du mage... Taehyung, c'est ça ? Il a parlé d'une quête. »
Dans son regard, Yoongi y vit une étincelle d'excitation et de curiosité. Sûrement songeait-il aux quêtes comme on en parlait dans les histoires et les légendes dont on abreuvait les enfants. Yoongi se sentit mal; Jungkook ne réalisait pas qu'avec eux, la quête avait davantage des relents de morts et de malheurs.
« Ce n'est pas vraiment ça, avoua l'écuyer. En fait... je cherche quelqu'un et on essaie de le retrouver.
– Je vois, assura Jungkook. Cette personne, est-elle en danger ?
– En quelque sorte. »
Les autres le sont sûrement davantage que lui, songea Yoongi. Nous encore plus...
« Ça risque d'être dangereux, continua-t-il en zieutant l'autre pour guetter ses réactions. Alors... si tout à coup tu changes d'avis, que tu aimerais retourner chez toi... n'hésite pas à partir. Personne ne t'en voudra. Ce n'est pas vraiment ta... quête. »
Jungkook croisa son regard. Son avertissement n'éveilla pas en lui les réactions que Yoongi attendaient. À la place, le fils de la comtesse haussa les épaules, l'air toujours insouciant.
« J'ignore encore ce que je vais faire, avoua-t-il. Alors en attendant, je ferais ce que je peux pour vous aider. »
Yoongi demeura silencieux. Qu'il en soit ainsi. Il n'allait pas refuser son aide, quelle qu'elle soit.
« Tu étais l'écuyer de sire Jung, c'est bien ça ? demanda tout à coup le noiraud, pour relancer la conversation.
– C'est ça.
– C'est drôle, commença alors Jungkook. C'est ce que je voulais être auparavant.
– Devenir chevalier ? questionna Yoongi. »
Contre toute attente, le fils de la comtesse haussa les épaules. Yoongi imaginait donc sans peine que ce n'était pas la finalité qui l'avait intéressé. C'était autre chose.
« Sire Jung est quelqu'un que j'admire, expliqua Jungkook. Je voulais être son écuyer.
– Hm, donc... tu le connais depuis longtemps ?
– C'est un bon ami de ma mère. Il venait souvent au manoir, quand il était encore écuyer. Il me faisait faire des tours à cheval dans la cour... »
Jungkook fut alors pris de mutisme mais il garda son sourire, et ça fit mourir la conversation plus rapidement que prévu. De toute façon, Yoongi n'avait pas envie de parler encore du chevalier, donc il croisa les bras sur la table et observa les autres clients du Poisson-chat pour tenter de se distraire. Un vieillard était assis au comptoir. À trois tables de là, deux halfelins discutaient à voix basse. En tendant l'oreille, Yoongi comprit qu'ils débattaient de la hausse des prix du hareng. Un sujet très peu passionnant.
Jungkook parut prêt à reprendre la parole mais quelqu'un poussa la porte de la taverne. Taehyung balaya la salle presque vide du regard, les remarqua et vint s'asseoir en face d'eux. Il n'était pas bien pressé, même un peu penaud.
« Alors ? lança Yoongi quand il fut installé et qu'il eut commandé quelque chose à boire pour chacun, faisant donc taire les grommellements de la tavernière.
– Rien, admit Taehyung en haussant théâtralement les épaules. Absolument rien, pas un seul n'a voulu ! L'un m'a même traité de bonimenteur en m'enjoignant de ficher le camp quand j'ai essayé de marchander un peu, tu te rends compte ? Ils ne sont pas très tolérants, ni flexibles en ce qui concerne l'or par ici.
– C'est normal, intervint Jungkook. C'est un port de l'Alliance, seul le profit compte. La moindre pièce à de la valeur.
– Eh bien, tu en sais des choses sur les moeurs d'ici. »
Jungkook sembla se gêner, puis reprit avec un peu plus d'aplomb.
« Ce sont des savoirs basiques, rien de bien élaborés.
– Assez pour me rendre fou de désespoir, répliqua Taehyung. Si la moindre pièce a de la valeur, comment diable puis-je marchander ? »
Son air faussement affligé fit sourire Yoongi et chassa sa morosité. L'apprenti remarqua son rictus, et ça sembla l'amuser lui aussi.
« Et de votre côté ? demanda-t-il enfin. Vous avez eu plus de chance j'espère.
– De la chance je ne sais pas, avoua Yoongi. On a rencontré un type, un certain capitaine Bruck.
– Il ne m'inspire pas confiance, lâcha Jungkook. »
Taehyung lui accorda un regard avant de faire signe à Yoongi de continuer.
« Il veut bien nous faire traverser mais c'est vingt pièces par personne, expliqua l'écuyer. Comme je ne savais pas si...
– Vingt ? souleva Taehyung en frottant son menton de ses doigts bagués. Ça me semble correct, même si on peut toujours faire baisser les prix.
– À ce propos, reprit Yoongi. Il avait proposé une ristourne de dix pièces si j'acceptais sur-le-champ mais j'ai préféré te...
– Une ristourne ! Allons bon, qu'est-ce qu'on attend ? Mon escarcelle n'est pas sans fond ! »
[...]
Le capitaine Bruck accueillit leur arrivée par un sourire édenté en reconnaissant Yoongi et Jungkook. Ce dernier n'était toujours pas emballé par l'idée, alors sa mine perplexe refit surface. Yoongi demeurait du même avis. Toutefois, si cet homme était le seul à bien vouloir prendre des passagers et surtout à marchander, il n'allait pas s'en plaindre. Surtout que Taehyung était enthousiaste. Bien plus qu'eux, en tout cas. En bref, ils avaient accepté de voguer avec Bruck en échange de trente-cinq pièces d'or; quasi moitié moins que ce qu'il en demandait à la base. L'homme n'avait même pas semblé peiné par cette perte.
Yoongi douta de ce qu'avait dit Jungkook à la taverne, comme quoi la moindre pièce avait de la valeur ici. Peut-être que ce Bruck n'était pas de la région. Son accent le laissait toujours pensif. Ce n'était pas tout à fait le même que les autres gens du port.
Le bateau avait la même allure que les autres. Ils partirent sitôt que Taehyung eut réglé le paiement, et une fois qu'ils furent sur le lac, Yoongi trouva leur embarcation bien lente. Il se demanda s'ils seraient de l'autre côté avant le coucher du soleil et ça le découragea un peu. Sans parler du fait que le capitaine Bruck se mit à radoter comme s'ils connaissaient les trois comparses depuis toujours. Debout sur le pont, devant le gouvernail qu'il tenait davantage pour décorer que pour manier le bateau –ils voguaient si lentement que Yoongi doutait de l'utilité de tenir la barre– il s'épanchait à propos du port de transit.
« Oh vous savez, c'est difficile de se faire une place dans le commerce avec tous ses semi-hommes, disait Bruck. Ils ont un sens des affaires impressionnants.
– Il parait qu'ils offrent toujours la bonne valeur pour un objet, argua Taehyung. J'imagine que leur marge de profit doit être restreinte.
– Peut-être, ou peut-être pas vu le nombre qu'il y en a dans ce port, lança le capitaine à contrecoeur. Et vous n'avez pas encore vu Wagton... il en grouille de partout, des non-humains. Et puis, à quoi bon être marchand si ce n'est pas pour s'enrichir ? »
Personne ne répondit à sa question et ça n'arrêta pas pour autant le capitaine. Il fit tourner le gouvernail dans un sens puis dans l'autre, mais ça ne changea pas leur trajectoire d'un iota.
« Quoi qu'il en soit, reprit-il. Moi je me contente surtout de faire traverser le lac aux voyageurs. Ça suffit pour gagner ma croûte.
– Vraiment ? souleva Jungkook. Pourtant, il n'y a pas tant de voyageurs qui souhaitent traverser.
– C'est vrai que nous avons surtout vu des ouvriers et des débardeurs sur les quais, renchérît Taehyung.
– Oh c'est juste pas la saison, répliqua Bruck avec une once d'hésitation. D'habitude ça regorge de monde pour traverser, ça oui. »
Yoongi ne se mêla pas à leur conversation, mais ça ne l'empêcha pas de douter. Ce type ne disait pas la vérité ou du moins, il en dissimulait une partie, voire l'arrangeait. Il n'y avait que quatre passagers si on ne comptait pas le capitaine; une femme à la peau tannée était montée à bord juste avant eux, vêtue de vêtements de voyage et d'un sac à dos fourni d'où pendouillait une casserole. En ce moment même, elle observait le lac depuis la proue, mais elle était bien la seule voyageuse qu'ils avaient aperçus. La saison ne devait pas être la principale cause d'une si basse fréquentation.
Yoongi tourna la tête pour regarder derrière lui. Bizarre, il avait cru entendre quelque chose en provenance des cales... Peut-être des rats. Le vent sifflait doucement dans ses oreilles, l'empêchant de se concentrer sur d'autres sons. Le capitaine de ce rafiot continua sur un autre sujet.
« Dites-moi, ce sont de bien belles bagues que vous avez là. Où les avez-vous acheté ? »
Taehyung recroquevilla ses doigts et rabattit sa cape sur ses bras, cachant alors l'une de ses mains par la même occasion. L'œil vif de l'homme le toisait depuis l'ombre de son chapeau.
« Ce sont des cadeaux, assura Taehyung avec un sourire. En réalité elles n'ont aucune valeur. Voyez ? Celle-ci par exemple n'est qu'une vulgaire pierre de rivière. »
Et d'un geste, en passant ses doigts par dessus ses bagues comme pour faire l'effet d'une surprise, il lui montra celle qui se trouvait à son annulaire. La pierre grise ne scintilla pas un seul instant; elle ressemblait véritablement à une pierre de rivière. Yoongi aurait juré qu'avant, elle n'avait pas cette apparence. Toutefois il lui était bien impossible de le certifier.
« Oh, s'étonna Bruck en redressant imperceptiblement la barre, tout en zieutant la pierre sur la bague. C'est fou, on dirait vraiment un galet. »
Sûrement devait-il se demander quel genre de joailler monterait une pierre de rivière sur une bague, mais son front plissé se détendit lorsque Taehyung agita ses doigts sous son manteau. Yoongi remarqua ce détail inhabituel très distinctement, parce qu'il se trouvait juste à sa droite. De son côté, Jungkook observait la bague, totalement happé par l'illusion. Le capitaine eut une sorte d'absence, avant de reprendre joyeusement:
« Et sinon, où est-ce que vous allez ?
– À Wagton, répondit Taehyung. Vous nous y amenez justement.
– Oh, oui c'est vrai. »
Et il reprit son observation de la berge et des autres voiliers qui traçaient des sillons sur l'eau encore brillante. La femme sur le pont porta sa main en visière.
[...]
La traversée du lac prenait davantage de temps que ce que Yoongi espérait, si bien que l'astre se coucha sans qu'ils ne fussent arrivés à bon port. Le capitaine leur avait assuré qu'ils y seraient dans la soirée si le vent ne tombait pas. Auquel cas ils seraient obligés de dormir dans l'entrepont. Le type assurait qu'il avait suffisamment de hamac et qu'ils pouvaient s'y reposer.
Taehyung resta le plus longtemps possible sur le pont avec Yoongi et le capitaine, mais la matinée de marche et le reste de la journée l'avait épuisé à juste titre. Alors il finit par descendre se reposer comme le lui avait proposé Bruck. Jungkook y était déjà parti bien avant que le soleil ne se couche et la femme également. Yoongi quant à lui resta dehors, à sonder le lac qui avait perdu son éclat. L'eau était à présent sombre et illisible; au loin brillait les lampes à huiles des autres bateaux encore sur l'eau.
Il était appuyé sur la rambarde, à écouter le glissement du bois contre le liquide. Le capitaine Bruck tenait encore la barre. Une lampe se balançait au-dessus de sa tête, créant un ombre menaçante sur son visage inexpressif.
Puis, lassé par le calme ambiant, Yoongi descendit les quelques marches et s'aventura dans l'entrepont sans un bruit. Il n'était même pas certain que le capitaine l'ait vu ou entendu partir.
À l'intérieur, il faisait nuit noire. Yoongi n'eut pas besoin de lumière pour s'orienter; il repéra le hamac où dormait Taehyung. Son manteau faisait office de couverture et pas terre gisait son sac ainsi que son bâton. Plus loin, celui de Jungkook, et encore après un autre hamac se balançaient au rythme doux du tangage. La femme couchée dessus donnait l'impression d'être réveillée, mais une simple écoute de sa respiration certifiait qu'elle s'était bel et bien assoupie, une main sur un coutelet étrange qu'elle portait à sa ceinture. Sans un bruit, Yoongi s'approcha du hamac de Taehyung. Il hésita à le réveiller pour lui quémander un peu de sang.
Finalement, décidant qu'il pouvait largement tenir jusqu'à l'arrivée au port du bateau, Yoongi s'assît sur une caisse pas loin du hamac. Il se recroquevilla là, dans ce coin, et ferma les yeux.
Le temps s'étira, paresseux et insaisissable. Le bois craquait, grinçait, l'embarcation tanguait lentement. Les oreilles de Yoongi étaient emplies par tous ces bruits, par l'eau glissant sur la coque, la respiration paisible du vagabond, les grincements, des bruits d'une conversation éphémère –une illusion auditive, sûrement– puis des pas qui s'approchaient...
Il ouvrit les yeux et sonda l'obscurité. La porte menant à l'extérieur s'ouvrît et l'espace d'un instant, une silhouette d'homme se dessina dans la légère clarté d'une lampe à huile. Puis la porte grinça, se referma et la silhouette baissa tant la flamme qu'elle éclairait à peine la main qui la tenait. Mais Yoongi le voyait encore. Il ne trembla même pas en scrutant l'intrus qui s'approchait du hamac de Taehyung et qui se pencha au-dessus de lui, cherchant sûrement quelque chose.
« Vous feriez mieux de ne pas le toucher, avertit Yoongi. »
Il vit Bruck sursauter dans l'obscurité. Sûrement ne s'était-il pas rendu compte qu'il était là. Il sembla prendre peur, puis se calma en réalisant sûrement qu'ils se trouvaient dans le noir quasi complet et qu'on y voyait goutte. Sauf que Yoongi y distinguait presque comme de jour. Ça, le capitaine l'ignorait. Il essayait de sonder l'obscurité dans sa direction, mais il était bien incapable de le voir en retour.
« Vous m'avez fait peur... Je venais simplement voir si votre ami se portait bien, assura Bruck. Il m'avait semblé un peu pâlichon sur le pont. »
Yoongi sentit la colère remuer dans ses entrailles et l'espace d'un instant, il fut tiraillé entre l'envie de le traiter de menteur ou de lui transpercer la gorge d'un carreau d'arbalète. Cette pensée s'éclipsa en un battement de cil et Yoongi s'exprima d'un ton parfaitement maîtrisé.
« Il se repose. Laissez-le. »
Bruck sembla osciller dans l'obscurité en humant d'un air entendu, avant de faire demi-tour, n'ayant plus rien à faire ou à dire. Yoongi attendit qu'il soit partit et qu'il sente sa présence suffisamment loin pour se lever et revenir près du hamac de Taehyung. Il se balançait au rythme lent du tangage. Dans son sommeil, il n'avait rien capté de la perturbation.
Yoongi se réinstalla dans son coin, guettant un éventuel retour du capitaine. Il imaginait sans peine ce qu'il ferait si l'homme osait revenir; rien de bien, il en était certain.
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