34.
Comme il s'en était douté, la soirée ne fut pas plus amusante que la promenade de l'après-midi. Ou du moins, ça ne l'était pas pour Yoongi, qui avait également été convié à ce dîner, tout comme le reste du groupe venu de la capitale.
La comtesse avait fait dresser la grande table dans la salle à manger. Les candélabres avaient été allumés et les bannières de la maison dépoussiérées. Les cuisiniers s'étaient également appliqués à préparer des plats garnis et divers. Canard laqué, fruits secs, noix, viandes séchées et vin. Il y avait largement de quoi se satisfaire après une longue journée. Pour tous sauf Yoongi, qui ne prenait aucun plaisir à manger. En fait, ce fut bien ça le plus dur pour lui, plus encore que le silence dans lequel il attendait, obligé d'écouter des discussions qui ne l'intéressaient guère.
Ce fut soit ça, soit prêter l'oreille au barde –sûrement dégoté au village le plus proche– qui jouait l'un des trois seuls airs de luth qu'il connaissait. Son seul réconfort résidait dans la présence de son enseignant. Le mage avait effectivement été invité lui aussi, tout comme Taehyung, mais il fallait quelqu'un pour veiller le malade. La chaise du vagabond était donc vide, au plus grand damne de Yoongi. Il aurait aimé pouvoir discuter avec lui pour faire passer le temps.
De son côté, le mage n'était pas non plus très loquace, car visiblement éreinté. Il s'était certes reposé, mais son âge ne lui permettait pas de totalement recouvrer ses forces. Ses rides se creusaient toujours autant et plus encore à la lumière des bougies. Malgré tout, le vieillard suivait avec autant d'attention qu'il pouvait en donner –un effort constant de sa part– et il s'évertuait à répondre aux tentatives de la comtesse de le joindre aux conversations. Assise au bout de la grande table, la dame du manoir lui posa d'ailleurs des questions sur son fils et son état, auquel le mage répondait souvent la même chose.
« Il se porte bien mieux, je vous l'assure, avait-il dit alors que la soirée se prolongeait depuis un bon moment déjà. Sa température a drastiquement baissé.
– Vous m'en voyez soulagée, assura-t-elle. Quand sera-t-il sur pied ?
– Je l'ignore. »
La comtesse afficha sa déception, mais le repas se poursuivit. Yoongi remua mollement sa fourchette dans son plat pratiquement vide. Il se força à prendre une poignée de fruits secs posés dans un petit bol en bois, juste devant son verre de vin intact. Il les grignota un à un, pour se donner l'illusion de remplir son ventre, mais ça ne faisait que ça, le remplir et non le rassasier. Ce qu'il aurait aimé, c'était quelques gorgées de sang frais. Yoongi observa discrètement le chevalier, assis à la droite de la comtesse, en face. Ils n'étaient que quatre autour de la table, ce qui n'en comblait pas même la moitié. Yoongi fit craquer une noix sous ses molaires en regardant la gorge de sire Jung remuer lorsqu'il déglutit.
Une domestique revint verser du vin dans la coupe vide du chevalier, lequel semblait depuis longtemps repu. Malgré tout, il continuait à consommer ce que les servants lui proposaient fréquemment. Peut-être que l'alcool lui faisait perdre un peu de sa lucidité, car il riait plus franchement et s'exclamait plus volontiers. A contrario, il entrait parfois dans de courtes phases de lenteur absolue, comme un contrecoup de l'énergie qu'il déployait pour tenir la conversation. Yoongi rencontra son regard par hasard et il vit ses yeux le toiser à son tour. Sûrement admirait-il les vêtements qu'il lui avait fait mettre; un pourpoint dans le même style que les siens et un pantalon plus serré que ceux qu'il portait d'ordinaire; ainsi, il ressemblait à une pâle copie de sire Jung. C'était clairement inconfortable. L'écuyer ne savait pas quand le chevalier avait eut le temps de lui faire confectionner des habits à sa taille, mais il n'avait pas envie d'y penser. Il toucha distraitement le bracelet à son poignet. Son autre cadeau tout aussi inattendu.
« Dites-moi sire Jung, lança la comtesse afin d'attirer sur elle l'attention. Votre écuyer se prénomme Yoongi, c'est cela ?
– C'est cela, confirma le chevalier en essuyant ses doigts sur une serviette.
– De quelle famille vient-il ? »
Le visage du chevalier se tendit un peu et il réajusta sa posture sur son siège. Yoongi le fixa intensément, curieux de savoir ce que sire Jung allait dire ensuite; avouer qu'il avait un paysan comme écuyer, ou esquiver le sujet ?
« Il ne vient d'aucune famille, répondit lentement le noiraud. Le commandant vous en a peut-être parlé dans une de ses lettres, mais il est orphelin.
– Oh, lâcha la comtesse, soudainement désolée. Mes excuses, je ne savais pas. Mon époux m'a certes écrit qu'il vous avait demandé de prendre un nouvel écuyer, mais je ne savais pas... Toutes mes excuses, ajouta-t-elle à l'égard de Yoongi.
– Ça ne fait rien ma dame, assura l'écuyer, atone. C'est une histoire oubliée. »
La comtesse sembla abandonner ce sujet-là, car elle acquiesça vivement. Elle refusa d'un geste de la main le pain chaud que lui proposa une domestique.
« Si mon fils était présent, je suis certaine que vous vous entendriez à merveille. Il a environ le même âge que vous, dit-elle pour se rattraper.
– Il a bien grandi depuis la dernière fois que je l'ai vu, déclara sire Jung. Malgré son état.
– À ce sujet ma dame, débuta soudain le mage. Il y a un petit quelque chose qui m'intrigue et dont je voulais m'entretenir avec vous.
– Quoi donc ? demanda la comtesse, prise de court.
– Votre fils a été mordu, n'est-ce pas ? »
La question jeta un froid soudain sur les convives. Dame Jeon se raidit. Yoongi sortit de sa léthargie, tout ouïe. Sire Jung resta parfaitement silencieux et n'essaya pas de combler le vide; il jeta un coup d'œil à la comtesse, l'air de ne pas saisir ce que le vieil homme demandait, ni à quoi il faisait référence. Seul le mage demeurait serein dans sa fatigue.
« J'aurais aimé savoir ce que mes prédécesseurs ont pensé de cette blessure, continua-t-il. »
Le silence se prolongea. Enfin, la comtesse daigna répondre. Elle fixait le vieillard avec une sorte d'incrédulité, comme si elle avait espéré ne jamais en arriver là mais qu'au fond, elle savait cela inéluctable.
« Ils n'en ont pas eu connaissance, dit-elle lentement.
– Alors, si ce n'est pas trop vous demander ma dame, suis-je autorisé à connaître les circonstances ?
– J'ai bien peur que non, affirma sèchement la comtesse. »
Elle marqua un temps de pause. Ce moment de flottement parut durer une éternité. Une éternité que Yoongi eut très envie de voir s'écourter, à présent que c'était devenu intéressant. La comtesse avait clairement refusé de s'exprimer, refusé d'expliquer pourquoi son fils se retrouvait dans cet état, pourquoi il arborait une telle blessure à la jambe. Elle cachait quelque chose, assurément. Quelque chose qui lui faisait sûrement plus peur que de voir son fils mourir.
« Je crois que le dîner est terminé, dit-elle. Je vous remercie d'être tous venus. Vous pouvez disposer à présent. »
Elle recula son siège dont les pieds frottèrent le tapis, se leva et quitta sa place. Une servante la suivit hors de la grande salle, où elle avait laissé ses invités. Étourdi par le vin, Sire Jung se racla la gorge et ne sut point que faire, l'espace d'un instant. Il eut même l'air de remarquer son départ avec un temps de retard.
« Excusez-moi, dit-il en se levant à son tour. »
Il se dirigea vers la porte alors que des domestiques venaient déjà débarrasser le plat de la comtesse. Yoongi l'imita pour le suivre après avoir jeté un dernier regard au mage, toujours installé à table, l'air serein. Le vieillard lui accorda un signe de la main avant que Yoongi ne rattrape le chevalier.
Il faisait sombre dans le couloir. Sire Jung tituba sur les premières marches des escaliers et l'écuyer se demanda s'il avait trop d'alcool dans le sang. À moins que ça ne soit la pénombre. Lui, il n'avait aucun problème avec ça, mais il n'avait pas bu et il n'était plus vraiment humain. Yoongi guetta un signe de faiblesse du chevalier, de crainte de le voir louper une marche. Mais il regagna finalement leur chambre sans se prendre les pieds dans le tapis, visiblement content de retourner au calme. Jusqu'à ce qu'il réalise que son écuyer était là lui aussi. Sire Jung le regarda refermer la porte avec une sorte d'étonnement; comme s'il ne l'avait pas entendu alors qu'il se trouvait derrière lui depuis qu'ils avaient quitté la salle à manger.
Yoongi fut tenté de faire une remarque, mais il s'abstint et alla plutôt vers la fenêtre, l'air de ne pas vouloir discuter. De toute manière, il n'avait rien à dire et beaucoup de choses auxquelles penser. Il se fit discret et regarda plutôt à travers les carreaux, qui reflétaient l'éclat des bougies comme un miroir. Dehors, la nuit l'appelait. Yoongi vit indirectement Sire Jung défaire les premiers boutons de son pourpoint, tirer sur son col puis abandonner. Il s'assit sur le bord du lit, enleva ses chausses et s'allongea en soupirant.
« Ah, une fin bien abrupte, commenta-t-il. Enfin, ce n'est pas plus mal ainsi. Il commençait à faire bien trop chaud de toute manière. »
Il bailla, puis resta sans rien dire quelques secondes seulement.
« Tu as été bien silencieux toute la soirée. »
Yoongi regarda le reflet de sa silhouette sur le verre. Il posa son front contre la surface glacée et son souffle fit de la buée. L'écuyer entendit sire Jung bouger et se redresser, sûrement pour se rasseoir.
« Tu n'es pas très loquace ce soir. Aurais-tu perdu ta langue dans ta chute ?
– Non, marmonna Yoongi, qui ne se sentait pas d'humeur au sarcasme.
– Remplis-moi une coupe, ordonna mollement le noiraud, de but en blanc.
– Vous avez assez bu, dit Yoongi.
– Peut-être, mais un verre de plus ne me fera rien. Sers-moi. »
Yoongi se tourna pour le scruter. Regarder son allure suffisait à confirmer ce qu'il avait pensé et dit; le chevalier avait déjà suffisamment bu. Son visage rougi en était une preuve. Une coupe de plus serait de trop, contrairement à ce qu'il affirmait. Ne pouvait-il donc pas se contenter de dormir, que Yoongi puisse ainsi se débarrasser de ce fichu pourpoint ?
« Désolé messire, s'excusa faussement l'écuyer. Mais c'est non.
– Ah, comment ?
– Non, répéta encore Yoongi. Je ne suis pas votre échanson. »
Sire Jung fronça les sourcils, mais son expression ne fut pas aussi sérieuse et percutante qu'à l'accoutumée. Un peu comme si le vin le rendait bien moins crédible et légitime. La boisson avait sûrement érodé sa volonté, car il abandonna bien vite.
« Alors explique-moi au moins de quoi parlait ce vieillard, exigea-t-il à la place. Je croyais que Jungkook était malade. Quelle est cette blessure dont il parlait ?
– Je ne pense pas que vous ayez besoin de savoir, expliqua alors l'écuyer. Et je n'en sais pas plus que vous. »
C'était un petit mensonge, mais sire Jung était trop enivré pour s'en rendre compte. Il sembla plutôt s'agacer de son manque de collaboration, car il se leva du lit en prenant longuement appuis sur le matelas. Yoongi l'intercepta sans même se dépêcher; il fut devant le chevalier avant que celui-ci ne fasse un deuxième pas vers le buffet, là où il y avait le vin. Il le repoussa sur le lit avec une main et sire Jung s'échoua sur les draps.
« Par les dieux, jura-t-il sans énergie. Tu me prives de vin ?
– En quelque sorte, conclut Yoongi. Vous feriez mieux de dormir messire.
– Je n'ai aucune envie de dormir. »
Menteur. Yoongi lisait la fatigue dans son allure; ses paupières papillonnaient trop souvent, et ses gestes étaient lents. L'écuyer croisa les bras, debout devant le lit au cas où il tenterait à nouveau de se lever. Mais le chevalier resta parfaitement tranquille, allongé sur les draps à le regarder avec une attention toute particulière.
Il passa sa main sur son menton et sa bouche, l'air pensif.
« Ces vêtements te vont bien mieux que tes ripailles, dit-il alors, avec une satisfaction qu'il ne cachait pas. »
Il sembla prendre conscience de son accoutrement à lui, car le chevalier tira un peu plus sur son col comme s'il avait trop chaud. Il souffla, puis regarda ailleurs dans la chambre. Son mouvement dévoila toute une partie de son cou.
Dès lors, Yoongi se sentit décrocher.
Il ne quitta pas Hoseok des yeux, mais observa sa gorge, intéressé par les mouvements qu'elle faisait lorsqu'il déglutissait. Il approcha d'un pas et son genou heurta le bord du lit, sur lequel il s'agenouilla. Le noiraud se redressa sur un coude. Ils se fixèrent et Yoongi devina quelque chose dans l'air, entre eux. Une sorte de tension à laquelle il ne résista pas beaucoup. Son prochain mouvement l'amena plus près du chevalier, dont le regard le couvait attentivement. À croire qu'il quémandait en silence autre chose que son attention.
Une chose que Yoongi pouvait lui donner.
L'écuyer avança sur les genoux, lentement, jusqu'à parvenir à sa hauteur. Là, il se pencha en avant en prenant appuis à la tête du lit. Il se pencha encore, plus près de son visage. Hoseok logea sa main dans sa nuque, comme pour l'attirer et le dévier de sa trajectoire; sa gorge. Il y parvint, car la seconde suivante, Yoongi sentait ses lèvres tièdes sur sa bouche et l'odeur du vin supplantant celle de sa peau.
Hoseok l'embrassa. C'était brouillon, maladroit. Yoongi ouvrit la bouche par instinct, avant de sentir une langue tiède passer sur sa lèvre et revenir, comme incertaine. Elle avait un goût de vin. La main de Yoongi sur la tête du lit serrait le bois à le faire presque craquer, et tous les muscles de son corps étaient tendus. Ses gencives le lançaient affreusement et il savait ce dont il avait envie. Il le savait, mais il ignorait pourquoi il se retenait.
Yoongi ferma les yeux, maintint fortement ses paupières closes et cessa de respirer. Il lui fallut toute sa volonté pour parvenir à garder ses lèvres à nouveau scellées et se reculer. Dans un éclair de lucidité, le chevalier sembla réaliser ce qu'ils faisaient. Il eut alors toutes les peines du monde à garder la face; son visage montrait à la fois de l'embarras, de la honte et de l'excitation. Un mélange qui le laissa de marbre, incapable de faire quoi que ce soit, pas même d'ordonner à l'autre de partir.
Yoongi se releva et mit lui-même de la distance entre eux, lentement et avec peine. Il eut du mal à le faire, mais il sortit de la chambre sans se retourner ni parler. De l'air. Il lui fallait de l'air. Un air autre que celui qu'Hoseok rendait enivrant sans le savoir.
Yoongi marcha dans le couloir d'un pas mesuré et rythmé. Puis en descendant les escaliers, sans autre but en tête qu'aller dehors, il prit de la vitesse et accéléra. Furtif mais vif, il longea le mur, obliqua, s'arrêta, guetta le passage d'un domestique, se remit en route. Il se faufila dehors par une porte de service au moment où personne ne l'empruntait. Dehors, l'air lui mordit le visage sans qu'il n'en ressente aucune douleur. Au contraire, il accueillit le froid vivifiant avec soulagement, car ici, nulle odeur de peau, de sueur ou de vin. Rien que le vent, la terre dure et la senteur des pins. Rien qui ne soit susceptible de le tenter constamment, lui et son appétit, son envie de sang.
Fébrile et toujours excité, Yoongi traversa le jardin plongé dans le noir. Il atteignit rapidement le mur qui en marquait la limite, mais ça ne l'arrêta pas. Confiant, l'écuyer l'escalada sans difficulté et passa au-dessus. Il atterrit souplement de l'autre côté comme s'il avait fait ça toute sa vie. Il se remit ensuite à marcher tout droit, la tête vide.
Il franchit la lisière et ce fut comme changer de monde. Il venait de passer de la chaleur étouffante des hommes au silence froid de la nature. En temps normal, Yoongi aurait trouvé cela dangereux, parce qu'il ne connaissait pas les environs et la forêt était un lieu qui appartenait aux bêtes sauvages. Mais il y voyait aussi bien que de jour, alors ça ne faisait-il pas de lui une bête également, une créature de la nuit ? Ce terrain était également le sien; Yoongi n'avait pas peur. Pas pour l'instant.
Car quelque chose, un instinct, le guidait de l'avant. Plus il avançait, et plus l'écuyer s'en rendit compte. Il marchait comme s'il avait un but, comme s'il savait que quelqu'un l'attendait là-bas, derrière un tronc, caché dans une ombre. Une chaleur se répandait sous son pourpoint, contre sa poitrine; il ne l'avait pas remarqué auparavant.
Son cœur s'affola. Yoongi pensa d'abord à la bête qui avait mordu Jungkook, mais il ne sentait rien; pas d'odeur étrangère. Il n'avait pas peur. Ce n'était pas ça; s'il devait faire face à une créature, il l'aurait entendu depuis longtemps. Hors, la nuit était anormalement calme.
Puis il pensa à l'homme de la broche et ce fut alors comme une certitude. Yoongi s'immobilisa. Ses pieds firent craquer une dernière fois le tapis d'aiguilles. Silence. Rien ne surgit de derrière les arbres ni des ombres nocturnes. Alerte, Yoongi écouta pourtant attentivement, mais rien. Il le vit avant de l'entendre. Sa silhouette.
« Je t'attendais, annonça le cavalier. »
Sa cape ondula lorsqu'il sortit de l'ombre d'un pin. Ses yeux le fixaient sans ciller. Ils étaient sombres, sans éclat rougeoyant, comme des puits sur ce visage blafard, qui donnait l'impression d'être un masque greffé à une silhouette vêtue de noir et de blanc. Yoongi n'osa pas s'avancer; il n'y songea pas une seule seconde. Il sentait la broche, constamment contre sa poitrine, devenir brûlante.
S'il faisait un pas, le cavalier allait-il se volatiliser comme il l'avait fait à Cardend, lorsque l'écuyer avait essayé de le rattraper ?
Yoongi ne sut pas quoi dire, tant il était prit de court. Il ne s'attendait pas à le revoir ainsi, pas aussi vite ni aussi aisément. Ça ressemblait à du hasard sans en être réellement, et ça le perturbait. Il zieuta son col, où une autre broche, plus classique et très simple, maintenait les deux pans. Yoongi comprit alors, et il extirpa la broche pour la tendre. Sa main tremblait.
« C'est à vous, dit-il dans un souffle. »
L'homme s'approcha et Yoongi sentit ses propres battements s'accélérer, cogner ses tempes. Il le voyait encore plus nettement, à présent qu'il était si proche. Son visage était toujours à couper le souffle; rien n'avait changé. Le cavalier leva la main pour toucher la sienne; il referma les doigts de Yoongi sur la broche. À travers ses gants blancs, ils étaient gelés tout comme les siens, mais ça n'était pas rebutant.
« Elle est à toi. Nul besoin de me la rendre.
– Je, commença Yoongi. Merci, mais... »
Yoongi perdit ce qu'il voulait dire. Confus, il baissa la tête pour fixer le sol forestier, embarrassé sans savoir pourquoi.
« J'imagine que tu as des questions, continua tranquillement l'homme. Tu peux les poser, j'y répondrai. »
Yoongi regarda la broche dans le creux de sa paume, puis releva les yeux sur lui. Il ne s'était pas évaporé durant les deux secondes où il n'avait pas maintenu son regard sur lui. Ça prouvait que tout ceci n'était pas le fruit de son imagination.
« En fait, marmonna Yoongi. J'en avais des tonnes mais... je n'arrive pas à m'en souvenir. »
L'homme eut l'air amusé, car le coin de ses lèvres s'étirèrent à peine; une émotion très étrange sur des traits aussi impassibles. Il tourna la tête comme pour embrasser du regard la forêt silencieuse, nullement perturbé par toute l'attention que focalisait Yoongi sur lui. Ses cheveux avaient la couleur de la lune; un blond qui tirait sur le blanc. Et il était trop parfait pour être réel.
« M'en veux-tu ? questionna-t-il doucement.
– Non, répliqua immédiatement Yoongi, qui comprit de quoi il parlait. Vous... vous m'avez sauvé la vie cette fois et je... je ne serais plus là, sans ça.
– Peut-être, éluda l'homme. Mais je n'ai pas sauvé ton père. »
Yoongi garda le silence. Il prit quelques instants pour y songer, mais rien de spécial ne lui vint; ce fut comme si ses émotions étaient engourdies. Il nota quand même, dans un coin de sa tête, qu'il n'avait pas dit je n'ai pas pu sauver ton père mais bien je n'ai pas sauvé ton père. Aurait-il pu le faire ? Yoongi en doutait, parce qu'il était tombé avant lui sous le coup des épées. Il était mort bien avant son retour. Et les morts, on ne pouvait pas les faire revenir.
« Ça ne fait rien, assura l'écuyer, presque indifférent. »
L'homme acquiesça d'un hochement de tête simple, sans émotion. Il regarda encore la forêt autour d'eux, il semblait sur ses gardes. Yoongi se demanda s'il avait entendu quelque chose, mais lui-même n'avait rien perçu; ses sens étaient-ils encore plus développés que les siens ? Et à quel point ? Yoongi prit conscience qu'il n'avait pas sa jument blanche, et il pensa alors aux autres.
Il avança d'un pas par réflexe et l'homme ne sembla pas dérangé par leur proximité. Ils étaient à deux doigts de s'étreindre; Yoongi l'aurait fait, s'il en avait eu le courage et s'il ne craignait pas aussi un peu cet inconnu dont il se sentait à la fois si proche et si étranger.
« Où sont les cavaliers ? demanda-t-il sur un ton anxieux. »
Pas de réponse. L'homme préféra poser sa paume en coupe contre sa joue, comme pour le détailler. Comme s'il n'y avait pas de meilleur moment. Comme s'il n'y en aurait pas d'autre.
Sa main retomba le long de son flanc.
« Retourne au manoir, conseilla-t-il. »
Yoongi crispa les muscles de ses jambes en sentant son pied bouger de lui-même et faire craquer les aiguilles. Il sentit alors quelque chose peser sur lui et ce fut exactement la même sensation que la dernière fois; une impression d'urgence et d'évidence. L'évidence d'obéir à cette injonction si simple, celle de faire demi-tour et de retourner à l'abri. Cette fois-ci toutefois, il parvint à y résister, suffisamment pour tenir encore un instant ou deux. L'homme l'étudia sans ciller, comme s'il jaugeait sa détermination.
« Une bête rôde dans ces bois, expliqua-t-il sobrement. Elle a été chassée des landes glaciales par les guerres humaines il y a quelques temps déjà. Son territoire se trouve ici à présent, mais elle n'aime pas les intrus.
– Quel genre de bête ? marmonna Yoongi, très concentré sur sa volonté de rester sur place; il ne voulait pas partir, pas maintenant. Et les cavaliers ? Où sont-ils ? On dit qu'ils déciment des villages...
– La bête peut prendre forme humaine. En ce qui concerne les cavaliers... »
Il marqua un temps de pause et les coins de sa bouche se crispèrent.
« Je les éloignerai de toi autant que possible, mais tu ne dois pas rester dans les environs trop longtemps. C'est après moi qu'ils en veulent. »
Il ne rajouta rien de plus. L'homme saisit le poignet de Yoongi, qu'il fit glisser dans sa paume jusqu'à la tenir comme s'il allait lui accorder un baiser. Il baissa les yeux et ses cils cachèrent ses pupilles lorsqu'il inspecta le dos de la main de l'écuyer statufié.
« J'ai une autre question alors... enfin, une requête, pressa Yoongi.
– Je t'écoute, répondit l'homme, calmement.
– Laissez-moi venir avec vous. »
L'homme secoua la tête de gauche à droite. Ce fut un non, si simplement exprimé que Yoongi le ressentit comme un coup de glaive. Sa gorge se serra, parce qu'il avait tant à dire et à demander, et si peu de temps pour le faire.
Le temps, c'est ce qui lui manquait et il ne savait même pas pourquoi il n'en avait plus.
« Retourne au manoir, répéta l'homme dans un avertissement qui sonnait familier. Préviens ses occupants de rester à l'abri cette nuit, par précaution. Ensuite, ils ne devront plus se risquer dans ces bois, surtout lorsque la lune est haute et clair dans le ciel.
– Et votre nom, de hâta Yoongi. Votre nom, j'aimerais le savoir, au moins ça s'il vous plaît... »
L'homme parut considérer sa demande, avant de le lâcher. Yoongi rattrapa sa main qui glissait de la sienne, de crainte de le voir disparaître avant d'avoir la réponse à sa question.
« Vous aviez dit que je pourrais en avoir un si je vous retrouvais, lâcha-t-il sans réfléchir. »
Le cavalier sembla étudier son expression et parut même tenter de lire en lui. Ce fut l'impression que Yoongi eut, mais il était pourtant bien seul dans son crâne. Il n'y avait plus cette volonté, cette force extérieur, qui poussait son corps à agir sans lui.
« Tu as raison, admit l'homme. Une promesse est une promesse. »
Sa paume libre reprit le visage de Yoongi en coupe alors qu'il se pencha pour embrasser sa bouche. Ce fut à peine plus qu'un doux effleurement. Un feu délicieux se mit à brûler dans le creux de sa poitrine et Yoongi ferma ses paupières très fort, aussitôt déçu de sentir l'autre s'éloigner. Il ne sut pas trop comment, mais il abandonna ses prises et laissa l'homme filer entre ses doigts. Ce dernier s'éloigna et s'arrêta un bout plus loin. Il ne se retourna pas.
« Namjoon. C'est ainsi qu'on m'appelait, mais ne parle de ce nom à personne. »
Il s'éloigna encore et Yoongi voulut l'imiter, le rejoindre, le suivre peu importe sa destination, mais une force bloquait ses jambes; il ne pouvait pas aller plus loin.
« Quand tu seras prêt, prends la route vers le sud, lança Namjoon. Traverse le grand lac et rejoint les terres où il fait chaud toute l'année. Tu y trouveras de l'aide. Ce n'est qu'un au revoir, promis. »
Il ne rajouta rien d'autre; pas un regard, pas un signe. Sa silhouette repartit derrière les pins et Yoongi resta sur place, statufié et incapable d'avancer malgré sa forte envie de le rattraper. Il demeura là jusqu'à ce qu'il réalise que c'était terminé, que le cavalier à la broche s'en était allé et que la nuit avait repris son cours. Une chouette hulula au loin et la forêt semblait à nouveau vivante; Yoongi entendait mille et un bruit, comme si les arbres chuchotaient entre eux dans une autre langue. Il eut l'impression désagréable d'avoir été jeté dans une arène sans arme pour se défendre. Anxieux, il obéit à ce que le cavalier avait dit. Il savait ce qui advenait à ceux qui ignorait ses avertissements, alors il fit demi-tour sans tarder et retourna près du mur, qu'il escalada à nouveau, le crâne plein d'incertitudes.
Il se faufila à l'intérieur sans se faire remarquer, mais dans le couloir menant à sa chambre, Yoongi traina des pieds. Il craignait que sire Jung soit toujours éveillé, qu'il lui demande où il était parti, qu'il lui parle et le force à réagir. Yoongi n'avait pas la tête à ça, vraiment pas. Il croisa Taehyung qui sortait de la pièce au fond du couloir.
« Yoongi tu tombes bien, souffla le vagabond en l'approchant. Il s'est réveillé, viens voir. »
Réveillé ? Qui donc ? Hébété, Yoongi ne réagit pas. Taehyung s'impatienta et lui fit signe de le suivre.
« Le fils de la comtesse, dit-il tout bas. Il s'est réveillé. »
Yoongi percuta enfin. Il se souvint aussi de ce qui s'était passé avant qu'il ne sorte, durant le repas auquel Taehyung n'avait pas assisté. Il fallait qu'il en parle.
« À propos de lui... Le maître a parlé de la morsure durant le repas, expliqua-t-il soudain. Mais la comtesse... elle n'a rien voulu dire.
– Elle savait ? »
Yoongi aquiesça. il suivit un Taehyung songeur jusqu'à la porte de la chambre du malade, mais ils n'y entrèrent pas et restèrent à quelques pas de celle-ci. L'écuyer continua à chuchoter, pour ne pas qu'on les entende de l'autre côté ni dans les autres chambres adjacentes. Il ne savait pas si c'était le moment pour en parler, mais il fallait de toute manière qu'ils partagent ce qu'il avait en tête.
« Écoute... je crois que je sais ce qui l'a attaqué, et... j'ai le sentiment que personne ne devrait aller dans ces bois à partir de maintenant. »
Taehyung arqua un sourcil et l'encouragea à continuer. Yoongi chercha rapidement un moyen de lui dire qu'il avait été mis en garde sans mentionner l'homme à la broche. Homme sur lequel il pouvait à présent apposer un nom. Namjoon.
Yoongi sentait encore la trace invisible qu'avait laissé sa bouche sur la sienne.
« J'ai entendu dire qu'il y avait une bête qui rodait dans la région, dit-il en cherchant ses mots; il réfléchissait vite et essayait de se concentrer sur un truc à la fois. C'est peut-être elle qui l'a mordu... et ça expliquerait pourquoi la comtesse ne voulait pas aller plus loin dans les bois cet après-midi, pendant la balade avec sire Jung... Elle a dit qu'une partie de la forêt n'était pas sûre, qu'il y avait des animaux sauvages.
– Eh bien, s'étonna tout bas Taehyung. Ce que tu dis là me fait penser à quelque chose. On ne parle peut-être pas de n'importe quel animal sauvage. »
Il porta sa main à son propre menton, le visage pensif. Yoongi attendit qu'il s'explique, parce qu'il n'était pas certain de comprendre.
« J'avais un peu feuilleté un bestiaire au château, continua Taehyung. Et je crois avoir lu quelque chose au sujet des garous.
– Des quoi ? répéta Yoongi. »
Le vagabond jeta un coup d'oeil vers la porte et sembla hésiter, car il baissa d'un ton. Ils étaient pourtant seul dans le couloir. Yoongi ne se risqua pas à prendre son comportement à la légère, car il affichait un air sérieux bien loin de sa mesquinerie habituelle.
« Des hommes qui se changent en bête, tu n'en as jamais entendu parler ? Ce sont des histoires courantes dans la toundra en Algia.
– Et... ça existe ? demanda Yoongi, incrédule.
– Je ne sais pas, avoua Taehyung. Mais tu es bien un vampire, alors ce n'est pas difficile de croire à d'autres créatures.
– Ça pourrait être de la magie, suggéra Yoongi. »
Les traits de Taehyung s'adoucirent et il esquissa même un sourire mi-moqueur, mi-compatissant.
« Oh, crois-moi, ce genre de créatures n'a que très peu de lien avec la magie. »
Yoongi voulait bien le croire, et il dut le faire car il repensa à ce que Namjoon avait dit. Il avait mentionné une bête pouvant prendre forme humaine et qui avait fui ses terres pour venir ici, où elle avait déjà fait au moins une victime. Un blessé, Jungkook. Sa morsure avait d'ailleurs une forme particulière...
C'était ça. Ils avaient mis le doigt sur la réponse, Yoongi le sentait.
Taehyung posa son index sur sa propre bouche.
« Entrons, dit-il. »
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