Yoongi leva son bras vers l'unique bougie qui brûlait dans la chambre. L'argent scintilla fièrement, se teintant des couleurs chaudes que la flamme faisait danser. Songeur, l'écuyer fit tourner le bracelet à son poignet; il était parfaitement à sa taille.

Pourquoi donner un objet aussi précieux ? Yoongi s'était posé la question mais les heures passées dans le noir ne lui avaient offert aucune piste. Il ne comprenait pas le but d'un tel cadeau, surtout venant de sire Jung. Yoongi fit encore tourner le bracelet à son poignet et le mouvement imita celui des vagues.

Tout compte fait, le bijou ne devait pas avoir tant de valeur si le chevalier avait bien voulu le lui céder. Peut-être même que ça arrangeait sire Jung de s'en débarrasser; peut-être craignait-il qu'on découvre qu'il l'avait commandé spécialement pour elle, mais qu'elle n'était pas réceptive. En le refourguant, le chevalier évitait de se ridiculiser.

Cette explication satisfit Yoongi, qui ôta le bijou pour le laisser sur la commode à côté de la bougie. Il alla ensuite chercher une feuille vierge ainsi que de l'encre et une plume. Il s'assit à même le parquet et, après un court moment de réflexion où il rassemblait ses pensées, Yoongi écrivit malgré la pénombre. Il le faisait pour s'exercer, sans modèle. Il y avait beaucoup de fautes et de ratures, mais il s'en fichait bien. Ce papier, personne d'autre que lui n'allait le lire. Alors il y inscrivait tout ce qui lui passait par la tête. Principalement son ressenti, sa fatigue, ses envies inassouvies.

Il voulait revoir le cavalier. Celui qui lui avait donné la broche. Il y pensait de plus en plus souvent, mais ça semblait à la fois lointain et impossible.

Yoongi n'avait même pas de question à lui poser, s'il le trouvait un jour...

[...]

Le lendemain, Yoongi se rendit à sa leçon comme d'habitude. Mais en sachant ce qu'il avait appris de la bouche de sire Jung, l'écuyer était rongé de curiosité. Le chevalier avait évoqué le fait d'installer le mage ici, au château. Il avait dit ça sur le ton de l'hypothèse, mais l'idée avait tout de même germé. Yoongi avait manqué d'en parler à son enseignant au moment même où il passa le seuil du salon. Mais il s'était retenu, de crainte que ça ne soit pas approprié, alors il s'était contenté de s'avancer vers le bureau.

Quant au bracelet que le chevalier lui avait donné, Yoongi ne désirait plus y penser.

« Inutile de t'installer, interrompit le vieillard alors que Yoongi était sur-le-point de s'asseoir. La leçon d'aujourd'hui est un peu spéciale. »

Yoongi resta muet, avide de savoir ce qu'il y avait de singulier cette fois-ci. Il observa attentivement son enseignant se poster de l'autre côté du bureau et y dérouler un grand parchemin qu'il tenait sous son bras. Il y avait dessus une multitude de traits qui se rejoignaient et des formes abstraites dont Yoongi ne connaissait pas encore la signification. Néanmoins, l'écuyer reconnut des écritures enluminées.

« Nous allons parler de géographie, commença le vieil homme en se penchant sur l'immense carte, si large qu'elle dépassait du bureau.

– Mais, quel est le rapport avec la lecture ou l'écriture ? demanda Yoongi, un peu perplexe de ne pas faire la même chose que d'habitude. »

Le vieillard esquissa un bref sourire et posa un index sur ses lèvres émaciées.

« De prime abord, aucun. Mais nous allons faire en sorte qu'il y en ait un. J'ai entendu dire que tu n'étais écuyer que depuis peu, et... ça ne fait pas de mal d'apprendre quelques petites choses utiles. »

Yoongi s'étonna en silence. Il se demanda si sire Jung avait connaissance du programme d'aujourd'hui, et s'il aurait toujours envie de faire installer le mage à la cour en apprenant que ce dernier changeait les leçons à son bon vouloir. L'écuyer n'eut pas spécialement envie de rapporter ça au chevalier; à vrai dire, ça l'arrangeait de ne pas avoir à être trop actif durant cette leçon. Sa fatigue ne faisait qu'empirer, et il devait avouer que ça impactait sa motivation. Le mage perçut son silence comme une approbation.

« Cette carte représente tous les pays du continent tels qu'ils sont approximativement actuellement. »

Le mage indiqua de la main la totalité du parchemin, comme pour accompagner sa voix avec un temps de retard. Puis il se redressa et croisa ses bras dans son dos, afin de se tenir aussi droit que possible.

« Saurais-tu m'indiquer où nous nous trouvons, en ce moment-même ? »

Yoongi fronça les sourcils mais se mit immédiatement à la tâche; il se pencha sur la carte et essaya de déchiffrer les écritures tout en réfléchissant. Ils étaient à la capitale, Sharhal. Mais il n'avait aucune idée d'où regarder en premier. Savoir lire ne l'aidait même pas, puisque la carte était vaste.

« Là, indiqua son enseignant après une poignée de seconde. »

Il pointait un point en bas de la carte et pour la première fois, Yoongi se sentit atrocement petit. Leur pays n'était pas bien grand par rapport à ses voisins. Et il paraissait encore plus minuscule face aux trois larges contrées qui s'étalaient en haut et qui en comblaient pratiquement toute la surface. Yoongi reconnut l'un d'eux comme étant Torillia, le pays d'origine de dame Lorelle. Les distances étaient telles que l'écuyer avait du mal à se les représenter. Combien de jours, de mois ou d'années faudrait-il pour parcourir le continent tout entier ?

« Ce point-là est la capitale, où nous nous trouvons actuellement. Pour te donner un autre repère, il y aurait Cardend un peu plus bas, ici. »

Son doigt tapota l'endroit où était inscrit le nom de la capitale en toute lettre, puis se déplaça vers le bas, mais il n'y avait rien à l'endroit où se trouvait la ville portuaire. Aucun nom ni aucun point qui présagerait la présence d'une agglomération.

« Pourquoi est-ce que qu'on ne voit pas Cardend ? questionna Yoongi.

– Eh bien, l'échelle de la carte est trop petite. Seules les villes importantes sont représentées, comme ici la capitale. »

Le vieil homme vit bien la légère confusion sur son visage, mais il l'ignora et se contenta de sourire, comme s'il était persuadé qu'à la fin de la leçon tout serait clair.

« Premièrement, tu n'es certainement pas sans savoir que Kahmya est composé de quatre comtés. Chacun d'eux est dirigé par des comtes, bien qu'ils aient davantage le rôle d'intermédiaire et qu'ils dépendent totalement du suzerain qui se trouve ici-même, dans ce château. »

Le mage fit un geste pour désigner le pays sur la carte, de manière générale. Puis il continua.

« Peu de comtés peuvent se féliciter de posséder une ville dans leurs terres. De ce fait, comme ils sont ruraux, tout repose en grande partie sur l'agriculture et le commerce du bois. Viens, nous sortons.

– Où est-ce qu'on va ?

– Admirer le paysage. »

Yoongi suivit son professeur hors du salon. Il marchait derrière lui et ensemble, ils traversèrent le couloir. Le vieillard s'arrêta devant une porte précise comme s'il connaissait parfaitement le château. Il ouvrit sans toquer et ils entrèrent dans une pièce semblable à celle qu'ils occupaient pour les leçons. Celle-ci était dotée d'une plus grande fenêtre qui donnait sur une mer de cimes. Les pointes des pins formaient des pics pointus et s'étalaient aussi loin que portait la vue. C'était un paysage similaire à celui que voyait Yoongi depuis la meurtrière de sa chambre.

« Malgré les apparences, commença le mage. Il y a du relief sous tous ces conifères. Le château est construit sur un bloc rocheux et se trouve entouré de falaises escarpées, comme des gouffres sans fond. C'est une position très stratégique pour une place forte. Tout ennemi qui souhaiterait prendre ce château se retrouverait sans doute en difficulté pour l'atteindre ou ne serait-ce que pour pénétrer dans la citadelle.

– Le chemin qui y mène, commenta Yoongi, car il savait de quoi il parlait. C'est parce qu'il est très étroit que ça serait difficile...

– Tu as raison, gratifia le vieillard. Le pont fait effet de goulot d'étranglement. Seule une minorité à la fois peut y avancer sans risquer de chuter. Mais ce n'est pas tout. Le château en lui-même est un véritable dédale, même si je dois avouer que je n'ai pas eu l'occasion de le parcourir à ma guise.

– Moi, je l'ai constaté. »

Amusé, le mage lui accorda un signe de tête compréhensif.

« Les salles sont nombreuses, car les tours du château sont très hautes. Un petit exploit architectural je dois dire, surtout pour l'époque où il a été bâti.

– Quand a-t-il été construit ?

– Je l'ignore, avoua le mage. Je n'ai malheureusement pas accès aux archives, bien que ça me chagrine. Il y très longtemps que les mages ne sont plus admis dans ce genre d'endroit. Dans tous les cas, le château doit être très vieux, peut-être même qu'il date de la première ou deuxième ère. Et puis, il doit sans doute y avoir autant de passages secrets qu'il y a de salles. »

Intrigué, Yoongi essaya d'imaginer quel genre de passage secret il pouvait bien y avoir, et à quelle fin ils avaient été imaginés. Il se demanda aussi s'il allait en trouver un, un jour. L'idée lui parut assez irréaliste. Il manquait cruellement de temps libre pour s'amuser à tâter tous les murs du château.

« Maître, appela soudain Yoongi. J'ai... j'ai une question.

– Je t'écoute.

– Comment ça se fait que vous connaissiez tout ça, au sujet du château et du pays ?

– Eh bien, disons que j'ai beaucoup étudié durant ma jeunesse. »

Yoongi se pinça les lèvres. Ça n'était pas très détaillé, mais il s'en contenterait.

« J'ai une autre question, ajouta-t-il. »

Le vieillard hocha lentement la tête. Il approuva sa seconde requête.

« Est-ce que des cavaliers... disons, une dizaine et armés, arriveraient à passer les remparts ? »

Le mage haussa ses sourcils grisâtres. La question l'avait surpris et Yoongi la regretta immédiatement. Malgré tout, l'écuyer garda le silence, espérant au fond de lui une réponse.

Le vieillard balaya le décor extérieur du regard, par la fenêtre, avant que ses traits ne se durcissent indiciblement.

« En principe, c'est impossible. »

En principe, songea Yoongi. La réponse fit naître de l'inquiétude en lui au lieu de le rassurer.

« Retournons dans le salon, dit le vieillard avec davantage d'entrain. J'ai d'autres choses passionnantes à te raconter sur les contrées voisines. »