Les tentes incendiées fumaient encore bien après que l'attaque eut cessé, même si les flammes avaient été éteintes par les averses. Les volutes de fumée s'élevaient dans le pastel du ciel, obstruant le début de clarté, et l'aube se levait paresseusement sur le campement à moitié dévasté. Personne n'avait dormi, cette nuit-là.

Yoongi suivait sire Jung, qui arpentait le camp de long en large de sa démarche pompeuse. L'air grave, il surveillait l'exécution des ordres qu'il dispensait. Il y avait partout beaucoup à faire. On avait réunit les cadavres au centre, près du feu dont il ne restait que des braises. Ceux qui étaient en état d'aider rassemblaient les affaires éparpillées, récupérant ce qui pouvait l'être. L'air empestait le brûlé et le sang, auquel s'ajouterait bientôt une odeur de putréfaction qui ne manquerait pas d'attirer les charognards.

« Nous avons eu de la chance, lança Hoseok à Yoongi sans le regarder. Il n'y a eu que quelques blessés et aucun mort dans nos rangs. »

Yoongi hocha la tête, même s'il savait que l'autre ne parlait que de ses soldats, et non des autres victimes. Son regard se promenait sur les corps alignés, restant accroché aux blessures affreuses que chacun d'eux arboraient. Eventrés, égorgés ou encore perforés. Trois malheureux voyageurs avaient rejoins les brigands dans leurs trépas. Ça aurait put être lui, ou sire Jung. Yoongi y pensait sans vraiment réaliser.

« Les malheureux, murmura Hoseok sans émotion, car il avait remarqué ce que son écuyer regardait. Qu'Aris les accueille. »

Yoongi garda le silence. Il ne pensait pas aux dieux, en cet instant, mais il se demanda toutefois si ces gens avaient commis des atrocités dans le passé pour mériter un tel sort. Cette pensée le dérangea. Personne n'était totalement innocent, mais personne ne méritait également un tel destin. Mourir comme ça, de la main de bandits de grands chemins. L'écuyer, dans sa contemplation, remarqua une pointe dépasser des cadavres au sol; un carreau d'arbalète. L'écuyer n'osa pas aller récupérer le projectile. Il avait échappé à la pénible tâche de transporter les victimes, et ça lui allait de ne pas s'approcher. L'odeur de mort le répugnait et semblait davantage l'affecter que sire Jung. À la place d'aider les autres, le chevalier avait voulu qu'il reste à ses côtés pour le moment. Peut-être lui fallait-il un interlocuteur, peu importe s'il répondait ou non, pour faire avancer ses propres réflexions.

« Attaquer de nuit et en si grands nombres, une tactique banale mais efficace, analysa froidement sire Jung, une main effleurant pensivement son menton. J'aurais dû y penser et augmenter la garde de nuit. »

L'attaque l'avait refroidi et il semblait prendre cet événement comme une défaite personnelle. Avec le recul, il voyait ses propres erreurs partout. Yoongi, en l'écoutant marmonner, était certain que personne n'aurait pu prévenir l'attaque, pas même lui, un chevalier. Néanmoins, il se garda bien de lui exposer ses pensées.

Ils s'éloignèrent des cadavres. Sire Jung semblait toujours pensif. Alors qu'ils marchaient entre deux tentes à moitié debout, il s'arrêta et interpella directement Yoongi.

« Tes tirs d'arbalète sont précis, dit-il avec un froncement de sourcil. Où as-tu appris à t'en servir ?

– Mon père, répondit Yoongi par automatisme. C'est lui qui m'a appris. Ça et... d'autres trucs, aussi.

– Ah ? lança sire Jung, soudain intéressé. Qu'est-ce que tu pourrais bien savoir faire d'autre ? »

Son ton, légèrement sarcastique, ne plut pas tant à Yoongi et ce dernier lui accorda un regard sombre qu'il ne tarda pas à détourner en se rendant compte de sa propre conduite. Il hésita à s'excuser directement, mais Hoseok ignora cet incident. Il se remit à marcher sans l'attendre. Yoongi suivit, les dents serrées.

Leurs pas les mena vers les chariots, que l'on avait alignés pour le départ indéterminé. Là, les voyageurs et les marchands se mélangeaient mais ne faisaient globalement rien; ils attendaient le moment où ils pourraient repartir et quitter cette ambiance pesante. En approchant, Yoongi vit deux enfants qui sanglotaient au milieu d'adultes ignorants; sûrement avaient-ils perdus leur parent. Une des trois victimes innocentes. Cette vue lui serra le cœur, bien qu'il sentait une odeur alléchante trainer dans l'air, qui le distrayait malgré lui. Il remarqua tout de suite un soldat dont le bras était en sang. Un marchand à l'air grognon versait de l'eau sur sa blessure, ce qui le fit grimacer. Il remuait ses doigts pour s'assurer qu'ils n'en avaient pas perdus l'usage, avant de se faire un bandage d'infortune avec un pan de tissu déchiré à une quelconque étoffe.

Sire Jung jetait des regards panoramiques au rassemblement, mais il se tenait néanmoins à l'écart. Un rayon de soleil doré se faufila entre les branches des pins et vint éclairer une parcelle de son visage. Yoongi remarqua que sa peau était terne et ses cheveux, habituellement si bien arrangés, étaient en désordre. Sa joue était mouchetée de sang séché qui ne lui appartenait pas. Ses jambières également étaient maculées de boue et de rouge, sans parler de son épée, qu'il avait accrochée à sa ceinture sans la remettre dans son fourreau. Il sentait la transpiration et le sang. Yoongi sentit quelque chose remuer dans ses entrailles.

Un grand jeune homme fendit soudain la foule inerte en se faufilant çà et là. Taehyung avançait vers eux à grandes enjambées, mais il ne se tourna pas vers le chevalier lorsqu'il parvint à leur hauteur. Il se pencha pour saisir les mains de Yoongi, qui écarquilla les yeux de surprise à ce geste. Ses mains douces serraient les siennes avec force, si bien que ses bagues s'enfonçaient dans sa peau.

« Je désirais te remercier, dit-il sur un ton de sincère gratitude. Tu m'as sauvé la vie lors de l'attaque, il s'agit d'un geste que je ne saurais oublier.

– Excusez-moi, interrompit sire Jung en écartant son écuyer pour les séparer. Qui êtes-vous ? »

Taehyung ne s'offusqua nullement d'une telle séparation. Il fit un pas en arrière et, d'un mouvement souple du bras, porta sa paume droite à son coeur et inclina son buste en fléchissant les genoux. C'était la première fois que Yoongi voyait quelqu'un exécuter une si belle révérence –c'était même la première fois qu'il voyait quelqu'un en faire une. Le fait qu'elle soit adressée à Hoseok parut un peu apaiser les soupçons de ce dernier.

« Messire Jung, commenta Taehyung avec politesse, en se redressant. J'ai une dette envers votre écuyer et, par conséquent, envers vous. Permettez-moi de mettre mes talents à votre disposition aussi longtemps qu'il vous plaira.

– Et à qui ai-je l'honneur ? répondit le chevalier, l'air soudain intéressé.

– Je ne suis qu'un simple vagabond, messire. »

Hoseok perdit l'ombre du sourire qui flottait sur ses lèvres. Ce n'était, de toute évidence, pas ce à quoi il s'attendait. Le chevalier toisa Taehyung de haut en bas. Un bruit régulier de bois raclant le sol fit se tourner les regards vers un vieil homme encapuchonné, qui avançait vers eux d'une démarche claudicante.

« Excusez-le, interrompit le vieillard. Il est bien trop modeste pour un si jeune âge.

– Vous êtes un mage, n'est-ce pas ? lança sire Jung de but en blanc. »

Yoongi observa le chevalier du coin de l'oeil, étonné du ton qu'il avait prit pour s'adresser à ce vieil homme à l'allure pourtant si banale. Sa voix, habituellement teintée de condescendance, était empreinte d'une sorte de respect. Un respect qui se mêlait à un semblant de crainte.

« Oui, c'est cela, confirma le vieillard avec détachement. Mais le terme d'alchimiste me sied mieux.

– Vous avez aidé durant l'attaque, continua Hoseok, sans en paraitre parfaitement reconnaissant ni même enchanté. Vous avez lancé ce... sort, qui a éblouis les bandits. »

Le vieil homme balança une main fripée devant lui, écartant ses paroles d'un revers imaginaire. Sa capuche couvrait un front que l'on devinait dégarni. Sa mâchoire était carrée et son nez paraissait avoir subit un coup si terrible qu'il en était tordu à tout jamais. Il ne ressemblait pas du tout à un vieillard qui aurait passé sa vie dans une bibliothèque.

« Un sort très simple, élémentaire, dit-il. N'importe quel novice d'Haguecourt pourrait y parvenir. »

Taehyung sembla un peu mal à l'aise tout à coup. Yoongi le vit dans la manière qu'il eut de détourner le regard, pas assez longtemps pour être significatif. Il jouait distraitement à faire tourner ses bagues à ses doigts. Toutefois, personne d'autre ne sembla le remarquer. Sire Jung posa son poignet sur la garde de son épée, adoptant une posture qui se voulait détendue.

« Si j'avais su que nous avions un mage parmi nous...

– Vos hommes nous ont sauvés la vie, affirma le vieillard. Et pour cela vous avez toute ma gratitude, messire. Je ne demande rien d'autre qu'une petite place dans un de ces chariots, si cela est possible... mes vieux os n'apprécient pas tant les si longs trajets voyez-vous... »

Sire Jung hocha la tête, loin d'être convaincu mais déjà de meilleure humeur; il semblait tirer un quelconque plaisir que ce vieil homme reconnaisse le rôle des soldats sous ses ordres et, indirectement, son rôle à lui. Il était donc enclin à lui accorder cette faveur en échange du service rendu.

« Bien entendu, nous pourrons faire ça pour vous, messire mage, assura le chevalier, avant de reprendre sur un ton plus interrogateur. Ce jeune homme qui se dit être un vagabond est avec vous ? »

Le vieillard ne prit pas la peine de tourner la tête. Il se contenta d'opiner du chef. Ses mains tenaient le bâton qui lui servait surtout d'appui, et à y voir de plus près, Yoongi ne lui trouva rien de particulier. Ça ne semblait être qu'une branche ramassée par hasard en forêt, si ce n'est que le bois était trop sombre pour provenir des pins de la région.

« Il s'agit de mon... apprenti, commenta le vieillard. »

Sire Jung sembla légèrement surpris, mais il ne fit aucun commentaire. Il regarda Taehyung quelques courtes secondes, l'air de considérer son niveau, ses compétences. De toute évidence, il ne parut pas lui accorder beaucoup de valeur. Il s'estimait probablement meilleur en combat, ce qui devait être proche de la vérité.

« Soit, lança Hoseok. Je m'assurerais que vous et votre apprenti puissiez faire le reste du voyage jusqu'à la capitale dans de meilleures conditions.

– Oh, milles merci messire, répondit le vieillard en le gratifiant, tant bien que mal, d'une piètre révérence. »

Sire Jung esquissa un sourire en coin qui ressembla davantage à une grimace, puis se détourna et s'en alla d'un bon pas vers ses hommes, toujours occupés avec les cadavres. Avant de le suivre, Yoongi lança un regard curieux à Taehyung, lequel lui souriait avec malice. Lorsqu'ils furent suffisamment éloignés, sire Jung lui agrippa l'épaule et, l'air grave, lui parla en le regardant droit dans les yeux.

« Je veux que tu gardes un oeil sur eux, compris ? »

Yoongi resta pantois, incapable de savoir quoi dire ni quoi faire. Garder un œil sur eux ? Mais pour quelles raisons ? Le chevalier ne le laissa pas tranquille avant qu'il n'ait hoché la tête vigoureusement, forcé d'accepter cet ordre étrange et soudain.

« Bien, marmonna sire Jung en le lâchant. Il ne faut jamais trop se fier à ce genre d'individu. »

Il décrocha son épée de la ceinture à sa taille, ainsi que le fourreau, puis les tendit à son écuyer.

« Nettoie la lame, et vite. Je veux qu'elle soit reluisante avant le départ. Rassemble aussi le reste de mes affaires et selle mon cheval. Et puis, débrouilles-toi pour me trouver de l'eau propre et quelques vivres. Je meurs de faim. »

[...]

Le retour à la capitale fut bien plus pénible que ce à quoi Yoongi s'était attendu.

Son poney avait prit la fuite, ainsi que deux autres chevaux, pendant l'attaque. A cause de ça, l'écuyer avait été contraint de voyager dans l'un des chariots, déjà bondé, et ce durant le reste du trajet. Les blessés y avaient été installés en priorité, mais sire Jung avait tout de même trouvé le moyen de le mettre dans le même chariot que les deux voyageurs auxquels il avait promis une place. De plus, il avait fallut faire de l'espace sur les autres chariots pour les trois corps des voyageurs; le rite voulait qu'ils soient veillés trois jours avant d'être enterrés. Yoongi savait qu'Hoseok n'avait pas osé enfreindre cette tradition, de peur que les témoins ne répandent des rumeurs une fois arrivé à la capitale. Pour éviter cela, il avait été prêt à sacrifier quelques caisses de marchandises.

De temps à autre, Yoongi se penchait hors de la carriole pour voir l'épais nuage de fumée qu'ils avaient laissés au campement, au loin; là où brûlaient les corps des bandits, qui n'avaient pas eu droit à autant de faveur après leurs trépas. En vérité, ce n'était pas tant pour estimer le trajet qu'ils avaient fait que pour éviter les yeux vairons de Taehyung, assis en face de lui. Ce dernier, à chaque fois qu'il croisait son regard, semblait le fixer. L'écuyer commençait à croire qu'il essayait de lire en lui, comme il avait tenté de le faire le soir de l'attaque. De plus, le silence qui pesait n'avait rien d'agréable.

Parfois, le vieillard faisait signe à Taehyung de se pencher vers lui et il lui parlait à voix basse. Yoongi faisait mine de regarder ailleurs, d'être distrait, bien qu'il tendait l'oreille pour écouter. Il parvenait facilement à entendre ses mots, qui n'avaient rien de très passionnants; la plupart du temps, si le vieil homme ne discutait pas du temps ou de l'état de la route, il parlait avec des mots compliqués que l'écuyer n'avait jamais entendu de toute sa vie, bien que la langue semblait être toujours la même. À force, Yoongi avait deviné qu'il nommait les variétés de plantes, les arbres et les buissons qu'il apercevait au bord du chemin avec des mots très complexes. Taehyung, en retour de ses étranges leçons dispensées au compte goutte, ne répondait jamais rien.

Ce n'est que tard dans le soir que la silhouette du château se dessina dans l'obscurité. Les minuscules fenêtres brillaient dans la nuit, et les portes de la citadelle étaient closes lorsqu'ils s'y présentèrent dans le vacarme des chariots. Des torches accrochées aux murs éclairaient la nuit. Yoongi sentait la fatigue des autres, mais il se savait encore en pleine forme. Il attendit que son chariot s'immobilise, après avoir passé l'étroit pont de pierre, pour en sortir et dégourdir ses jambes qu'il n'avait pas pu étendre par manque de place. Derrière lui, il entendit les portes de la citadelle se refermer lourdement. Il observa Taehyung qui réveillait le vieillard endormi et les autres voyageurs descendre un à un des chariots. Ceux qui étaient à pied avaient l'air éreinté. La plupart d'entre eux s'en allaient déjà de leur côté, sûrement à la recherche d'une auberge où loger.

Yoongi fut bien heureux d'être revenu en terrain connu, mais surtout d'être à l'intérieur des remparts, à l'abri de toutes attaques potentielles. Il rejoignit le chevalier, qui racontait brièvement la situation à un autre homme de la garde –sûrement un sergent, ou quelqu'un de gradé– alors que le reste du groupe se dispersait pour s'occuper de leurs propres affaires.

« Je ferai mon rapport au commandant demain, à l'aube, assura sire Jung.

– Bien, je me charge de régler le reste, répondit l'autre en indiquant les chariots, sur le même ton formel. »

Le chevalier lui tendit des parchemins enroulés, qu'ils gardaient dans les sacoches à sa selle. Ils se saluèrent comme il se devait et Hoseok remonta alors à cheval, prêt à traverser toute la ville pour rejoindre le château sous le ciel obscure. Il sembla tardivement remarquer Yoongi, qui se trouvait à pied et qui le regardait sans savoir ce qu'il devait faire, à présent.

Sire Jung soupira mollement, le considéra un instant puis tendit une main vers lui.

« Grimpe, ordonna-t-il. Nous rentrons au château. »

Yoongi s'étonna d'un tel élan de gentillesse. Il acquiesça aussitôt, saisit la main qu'on lui tendait et grimpa tant bien que mal sur la croupe de la monture. Il n'osa pas se tenir au chevalier, alors il agrippa le tapis de la selle tandis qu'Hoseok talonna et qu'ils se mirent à remonter les rues mal éclairées de Sharhal avec les autres soldats au pas derrière eux.