02.
Yoongi enfila sa grosse veste en laine et ses bottes crottées. Il sortit par la porte de devant, évita les flaques de boues et longea la bâtisse jusqu'à la clôture en bois. Son regard se posa un instant sur le grand pin qui s'élevait dans la cour. Il ouvrit la barrière qui menait à leur piètre jardin pour constater l'étendue des dégâts.
La pluie de la veille s'était intensifiée durant la nuit, se transformant même en grêlon par moment. Des tuiles avaient été fracassées et jonchaient la terre humide, alors que les maigres légumes qui poussaient là avaient été inondés et avaient flétris.
Yoongi s'accroupit et s'abaissa au-dessus de ce qui aurait put constituer un repas plus fourni; il pouvait récupérer quelques feuilles de choux, mais rien de plus. Ça ne suffirait pas jusqu'au prochain marché, ils allaient devoir se serrer la ceinture. Peut-être qu'il restait quelques provisions oubliées dans les réserves. Yoongi se pinça les lèvres, incertain. Son père n'allait pas apprécier la nouvelle.
Décidé à ne pas se laisser abattre si facilement, Yoongi prit le petit couteau qu'il baladait toujours à la ceinture et chercha dans la terre et les tuiles des plantes en bon état. Une fois cela fait, il les apporta sur le perron où il les laissa, espérant en vain que son père les ramasse. Il leva les yeux en songeant qu'il allait devoir grimper sur le toit pour réparer les dégâts, la saison prochaine, puis retourna dans l'étable pour nourrir les bêtes. En entrant dans l'écurie, il fut surpris par l'agitation des animaux, et surtout de la mule d'habitude si paisible. L'équidé piaffait et soufflait, tirant sur sa corde. Elle ne se calma pas lorsque Yoongi tenta de lui donner une poignée de grain. Il fronça les sourcils, perplexe. Peut-être avait-elle envie de sortir ? Le jeune homme défit le noeud de sa corde et l'emmena dehors. La mule obéit avec une joie étonnante. Elle marchait d'une bonne allure derrière lui, le dépassant presque.
Yoongi l'emmena jusqu'au bout du chemin battu, puis voulut faire demi-tour. Là, la bête s'immobilisa et ne bougea plus, se braquant à chaque fois qu'il tirait sur la corde pour la faire avancer. Les oreilles en arrière, la mule resta figée, comme si quelque chose près de la maison lui faisait peur et qu'elle ne voulait plus y retourner. Yoongi s'énerva. Il lui donna un coup de corde sur le flanc, tira de toute ses forces sans que ça ne change quoi que ce soit à la situation. Ses bottes glissaient dans la boue et ne lui donnaient aucun appuis fixe.
Soudain, la mule s'agita, prise d'une panique soudaine; elle tira sur la corde et piaffa, prête à partir au galop. Yoongi la retint du mieux qu'il put, jusqu'à ce que des bruits de sabots résonnent dans l'air. Il tourna la tête et vit la silhouette d'un cavalier. Il venait droit dans sa direction.
La monture, dont le poil brossé et soyeux reflétait les rares rayons de soleil, était d'une blancheur de neige. Elle galopait d'une allure légère sur le chemin de terre battue en fendant la brume éparse. Son cavalier mystérieux la mit au trot, puis au pas d'un simple geste des rênes lorsqu'il parvint à sa hauteur. Il portait une large cape dont le capuchon couvrait son crâne et son front. Yoongi leva les yeux pour apercevoir l'inconnu, et son visage lui coupa le souffle.
L'homme était atrocement pâle, et ses lèvres avaient la couleur des cendres. Ses cheveux, dont les pointes rêches accueillaient quelques perles de pluie, rivalisaient avec son teint blafard; le blond de ses mèches tiraient vers le blanc. Quant à son regard, Yoongi ne parvint pas à s'en détacher. Les deux orbes brillèrent d'un éclat sanglant, l'espace d'un instant, avant de redevenir aussi noire que le ciel nocturne.
L'étranger, en apercevant la mule agitée du garçon, leva une main gantée de blanc dans l'air frais du matin. Il traça un geste étrange, comme une caresse sans destinataire, et la bête se calma. Elle souffla bruyamment, arrêtant subitement de tirer sur sa corde. Yoongi baissa les yeux, surpris. Il ne sut pas quoi dire.
« Comment t'appelles-tu ? »
La voix de l'étranger donna un sentiment vraiment très étrange à Yoongi; elle lui paraissait venue d'ailleurs. Ses lèvres bougèrent d'elles-mêmes.
« Yoongi, répondit le garçon.
– Yoongi, répéta l'homme, lentement, en jetant un regard à la bâtisse. Rentre chez toi et barricade toutes les issues; ne sors plus jusqu'à demain matin, ou il t'arrivera malheur, à toi et à tes proches. »
Et ce fut tout. Le cavalier tourna les rênes et d'une simple pression aux flancs, la jument blanche repartit au petit galop en contournant la mule de Yoongi. Ce dernier regarda l'inconnu partir jusqu'à disparaître entre les pins qui bordaient la grande forêt, plus loin. Il resta de longues secondes ainsi, sans bouger, jusqu'à ce que l'avertissement lui revienne en tête.
Il devait se barricader et ne plus ressortir avant demain. Curieusement, l'ordre lui apparaissait comme évident, voire impératif. Cet inconnu avait raison. Yoongi tira sur la corde et la mule le suivit docilement jusqu'à la maison. En se hâtant, le garçon ramena l'animal dans l'étable et se précipita à l'intérieur de la demeure. Mais en franchissant le seuil, il douta brusquement; que craignait-il, au juste ? De quel danger parlait le cavalier ? Il cligna des yeux, oubliant momentanément ce qu'il faisait. Il douta de ce qu'il avait vu et entendu.
Il n'y avait personne dans la pièce à vivre, où l'âtre était constamment allumé. Yoongi se débarrassa de ses bottes et de ses vêtements en trop avant de se diriger près du feu. Il remit une bûche dans les flammes et, d'une nervosité sans fondement, s'installa sur le fauteuil inoccupé de son père. Il y resta sans égard pour le temps, sans rien faire d'autre si ce n'est penser. À travers la vitre épaisse et floue, Yoongi vit que le ciel se couvrait, que le feuillage des arbres s'agitaient.
Quelque chose allait se passer. Il en était certain.
Le fracas d'une porte qui se ferme sortit Yoongi de sa transe. Il tourna la tête et vit son père, le regard vide, son arbalète en main. Ce dernier bredouilla, comme en proie à la folie.
« Ils vont venir ! Je le sens, ils vont venir ! »
Et il se précipita à la fenêtre pour guetter l'extérieur. La gorge serrée, Yoongi s'obligea à poser la question qui lui brûlait les lèvres.
« Qui...? Qui va venir ?
– Les vampires ! hurla l'homme, en tremblant de fureur. Ils vont venir, ils sont là ! Je le sais ! »
Yoongi ne l'avait jamais vu ainsi; son père semblait totalement fou. Le voir dans cet état l'affola lui aussi. Il voulut bondir du fauteuil pour barricader toutes les portes et les fenêtres. Son cœur se mit à battre rapidement dans sa cage thoracique. Ses mains étaient froides et moites. L'avertissement tournait en boucle sous son crâne.
Dehors, le vent se mit à souffler comme une femme qui se lamente. Il battait contre les vitres et s'enfilait entre les pierres pour refroidir la pièce. Les flammes de l'âtre vacillèrent, le ciel se couvrit de nuages plus sombres encore. Le silence qui suivit était irréel. L'homme hurla, cédant définitivement à une folie destructrice.
« Là ! Ils sont là ! rugit-il en pointant quelque chose à travers la vitre, une illusion, un fantôme de son esprit. Venez, démons ! »
Il se précipita vers la porte et sortit en coup de vent. Yoongi bondit brusquement de son siège en lui criant d'arrêter. Il courut à sa suite alors qu'un horrible pressentiment lui liquéfia les boyaux.
Le vent était à présent si puissant que lorsqu'il sortit, Yoongi en sentit la morsure à travers sa chemise. Affolé, il vit son père courir jusqu'au grand pin qui, agité par les violentes bourrasques, paraissait vivant. Son arbalète chargée en main, l'homme hurla un défi à la nature et aux ombres. Au-dessus de sa tête, les nuages grondaient, menaçant de déchirer les cieux.
« Sortez, démons ! Je vous tuerai tous jusqu'au dernier ! »
Yoongi courut pieds nus dans la boue vers son père, dans l'idée de le forcer à revenir à l'intérieur. Un orage monstrueux se préparait en ce moment même, il ne fallait pas rester dehors. Mais avant même qu'il ne couvre la moitié de la distance, Yoongi sentit une sueur froide couler le long de son échine lorsque ses yeux perçurent des silhouettes au bout du chemin. Les muscles de ses jambes se figèrent d'eux-mêmes et, incapable de bouger, il contempla avec effroi des cavaliers au grand galop venir vers eux.
Capes au vent, ils montaient tous des chevaux noirs aux pattes puissantes; les sabots des bêtes frappaient le sol comme la foudre, et ils arrivaient telle une horde venue des enfers. Ils se précipitèrent sur la silhouette de l'homme fou, se mirent à lui tourner autour, toujours au galop, puis au trot, rajoutant à la scène une cacophonie surnaturelle.
L'un des cavaliers tira sur ses rênes pour stabiliser son cheval impatient devant son père. L'homme retira sa capuche et adressa un regard méprisant au fou qui pointait son arbalète sur lui. Des cheveux sombres encadraient un visage cadavérique, alors que dans ses yeux brillait une flamme d'un rouge sanguinolent. Lorsqu'il ouvrit la bouche pour s'exprimer d'une voix dure, ses dents furent dévoilées. Elles étaient plus acérées que des griffes.
« Toi, gronda l'inconnu. As-tu vu passer un cavalier chevaucher seul sur une jument blanche ? Parle. »
Le père de Yoongi tremblait de tout son corps. Possédé par la peur et la fureur d'un dément, il hurla:
« Allez en enfer, vampires ! »
Le visage du cavalier se tordit, mais ce fut trop tard; l'homme fou pressa la détente de son arme. Le carreau fila comme le vent et alla se ficher dans l'épaule du cheval. La bête hennit et se cabra, renversant son cavalier qui tomba lourdement dans la boue. Le chaos qui suivit fut tel que Yoongi, dans son effroi, ne put que contempler l'horreur.
Les autres cavaliers continuèrent à galoper autour de son père qui, prit de démence, riait à gorge déployée alors qu'il rechargeait son arbalète. L'inconnu se releva de sa chute, amena une main à sa ceinture et extirpa de sous sa cape une épée qui, l'espace d'une seconde, brilla d'un éclat métallique. Il brandit la lame, puis l'enfonça dans le torse du dément. L'arme le transperça de part en part dans un bruit effroyable, et lorsqu'il la retira, un liquide visqueux en tacha l'éclat.
Yoongi vit son père tomber à genoux dans la boue, les mains crispées sur son arbalète. L'inconnu le toisa un instant, puis donna un simple cou de botte et son corps retomba mollement sur le côté.
Puis, alors que le vent sifflait dans ses oreilles et que Yoongi ne voyait plus que son père au sol, les cavaliers fondirent sur lui, semblables à des anges déchus. Ils lui tournèrent autour tels des vautours, les épées levées vers le ciel comme pour invoquer la foudre.
Les lames s'abattirent et, presque à l'unisson, le transpercèrent. La douleur extirpa le garçon de sa transe hypnotique; il hurla sa douleur, et son cri se transforma en gargouillis infâme alors que du sang bouillonnait de ses lèvres. Les lames restèrent fichées dans son corps durant une éternité jusqu'à ce que, enfin, elles se retirèrent pour le laisser retomber, inerte.
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