Chapitre 8 - Romy 2/2
Nous décidons d'attendre le dîner dans la cambuse qui se remplit peu à peu, mais sans le capitaine, heureusement. Alev se mêle même à nous, et sa bonne humeur accompagnée de ses grands rires plein de chaleurs parviennent à me détendre.
— Sena, me lance-t-elle alors depuis le bout de table. T'en fais pas pour Kali, d'accord ? Il est juste méfiant.
— Heureusement qu'il n'est que méfiant, ironisé-je avec un sourire mal à l'aise. Imaginez s'il me détestait...
Elwin et Maybelle se lancent un regard en coin que je qualifierais de « si, si, il te déteste ».
— En tout cas, je suis satisfaite de ton travail. Tu prendras le coup de main et les muscles au fil du temps, t'en fais pas, ma belle, me rassure-t-elle avec un sourire confiant.
Je laisse un rictus teinter mes lèvres avec timidité, et je sens que mon cœur s'allège. Heureusement que l'équipage est accueillant, car le capitaine est vraiment exécrable.
— On fait une partie de cartes, ce soir ?
Les réactions sont mitigées. Certains acquiescent, mais beaucoup secouent la tête avec des yeux qui reflètent un certain désespoir.
— Pour que tu gagnes encore ? Pas question ! lance Enrick depuis ses fourneaux.
— Vous m'handicaperez, alors !
— Si je dois tricher pour gagner, autant ne pas jouer, soupire le cuisinier.
— Mais c'est pour que ça soit équitable ! ronchonne la blonde. Vous n'êtes pas drôles !
— Moi, j'propose plutôt un concours de rhum !
Un homme d'une vingtaine d'années aux cheveux noirs et au visage rosi dresse fièrement une bouteille dans les airs en s'avançant vers nous.
— Elle est trop jeune.
— Un point pour Alev.
— Alav, bredouille l'homme d'une voix pâteuse.
— Alev.
— Elle a bientôt dix-huit ans, elle peut se le permettre, non ? Et puis, on boit tous les jours un peu d'alcool en soit, puisque notre eau est mélangée au rhum...
— Un point pour Simmons.
De ce que j'ai compris, c'est une astuce assez ingénieuse pour que l'eau, précieuse denrée, ne tourne pas. Les notes d'alcool sont discrètes, et même si le goût surprend toujours à la première gorgée, je commence à m'y faire.
— Oui, rien qui ne puisse la rendre ivre morte, s'amuse la jeune femme.
— Un autre point pour Alev.
— Donc c'est non, conclut la seconde avec un grand sourire.
Le fameux Simmons soupire que sa pauvre Maybelle ne goûtera jamais à la joie de l'alcool à ce rythme, puis, dans une démarche déséquilibrée, quitte la cambuse. La blonde grimace, mais me lance un regard plein d'étoiles.
— Et toi, tu veux jouer ?
Moi qui pensais que j'allais être oubliée...
Je pense à mes manuscrits qui sont étalés sur ma table, à peine griffonnés, et la culpabilité de ne même pas travailler alors qu'il s'agit de la raison de ma présence à bord enfle dans ma poitrine.
— Non, je dois terminer de, hm, m'installer et me reposer, désolée.
Malgré la déception qui mine son visage, elle acquiesce puis baisse ses yeux sur son assiette. Je me sens mal de la décevoir, d'autant plus après son aide apportée ce matin dans la buanderie, mais pour l'heure, il faut que je travaille.
J'imagine que mes parents seraient déjà en train de me lancer des remarques désagréables. Lesquelles ? Que je gâche ma vie à force d'écrire des histoires sans prétention ? Que je devrais plutôt m'entraîner à la littérature magique, qui, elle, a de l'avenir ? Et cesser de m'isoler comme une recluse alors que l'avenir me sourit ?
Penser à ces quelques phrases qu'ils ont déjà prononcées suffit à me hérisser le poil. Ils parviennent à m'infliger une pression même à des kilomètres, ils sont doués...
Une fois dans ma cabine, je balance quelques mots dans mon vide-pensées, puis j'ouvre la cage de Biscuit pour qu'il puisse se dégourdir les pattes et je récupère mon manuscrit.
Je me concentre sur les lettres tissées au fil de l'encre, je tente de me perdre dans les significations données à ces courbures noirâtres, mais tout est fade. J'ai beau lire et relire les paragraphes qui se chevauchent et que j'appréciais hier encore, tout me semble bon à jeter.
Je repousse les feuilles et me concentre sur le fil du bois de la table, comme si les dessins énigmatiques de cet ancien arbre pouvaient me donner une solution miracle, mais rien.
Dressé sur ses pattes arrière, Biscuit renifle mon oreille, alors j'écarte la tête avant qu'il ne tente de goûter le bijou qui pend de mon lobe.
— Tu n'as pas une idée, toi, au lieu d'essayer de me manger ?
Tout en caressant son flanc rondouillet, je regarde de partout autour de mon étroite pièce, vide et froide, et je soupire.
— Bon, on va tenter de noter toutes nos idées, puis on fera un tri. Je ne peux pas me lamenter des heures devant mes feuilles.
Alors que je récupère une plume, je songe, tout au fond de moi, que ce blocage, que ce manque de liant dans mon texte, résulte peut-être tout simplement du fait que je ne sais pas quoi écrire.
Puisque, après tout, écrire, c'est faire des choix. Des choix qui ont plus ou moins d'impact pour le texte, pour l'histoire, pour le lecteur, pour soi. Mais des choix, constamment : de quoi parle-t-on ? Par quel angle écrire cette phrase ? Quel effet je veux sur mes lecteurs ? Comment je voudrais que mes personnages soient vus par les autres ? Quand faire arriver cet événement ? Est-ce que je veux parler de ce thème ? Comment ? Et quel message ?
Et toutes les questions s'embrouillent et s'enroulent comme des ronces dans ma tête. Ce nœud m'effraie car je ne sais pas comment le dénouer. J'ai déjà vécu des blocages de plusieurs semaines, mais jamais de cette façon. J'ai toujours suivi mon inspiration jusque-là. J'ai fait confiance, malgré mes craintes, à mon instinct.
Aujourd'hui, la peur m'empêche tout simplement de commencer ce projet.
Mais quelle peur ?
J'ai envie de me grandir et de clamer que je ne perds rien à tenter d'écrire, que je peux me rater, mais que je peux réécrire.
Pourtant, je sais que j'ai peur de faire les mauvais choix. Je sais que ce texte-là, je l'écris dans un contexte bien précis : mes parents me recherchent, mes parents ne veulent pas me comprendre, mes parents veulent m'empêcher de faire ce pour quoi je me lève chaque jour.
J'ai besoin qu'ils comprennent. Et mon premier choix d'une longue série, le voilà, finalement : comment m'y prendre pour qu'ils comprennent ? Raconter une histoire au succès archipélagique ? Écrire une œuvre lourde de sens et de demi-mots ?
J'ai besoin de faire les bons choix. J'ai besoin de prouver à mes parents que l'écriture fait partie de moi et qu'ils ne peuvent pas me l'arracher. J'ai besoin de leur montrer que je suis capable de créer quelque chose qui vaut la peine d'être.
J'ai besoin d'exister telle que je suis vraiment dans leurs yeux.
Ma chaise râcle le plancher alors que je me réavance contre mon bureau, puis j'attrape ma plume. Je pense savoir quel premier choix faire. Mes parents se fient toujours à l'impact qu'a une personne pour estimer sa puissance, alors je compte écrire une histoire qui sera le coup de cœur du plus grand nombre.
Si je suis les tendances du monde littéraire, il me faut absolument une aventure à propos de la magie – parfait, ma base était celle-ci – avec des rencontres transcendantes, pourquoi pas avec les Muses elles-mêmes, l'art au centre du tableau, un brin d'illégal pour faire frissonner les plus timides d'entre nous, et une romance pour émouvoir les cœurs, autant des solitaires que des âmes déjà engagées.
Un drôle de mélange que je vais devoir étaler d'un bout à l'autre du texte, tout en donnant envie de lire l'histoire avec le rythme adéquat, mais aussi en créant un lien fort entre les personnages et les lecteurs.
Casse-tête à venir.
Alors que je commence à rédiger les mots-clefs, je me demande si écrire un tel texte est le bon choix. Je ne me sens pas totalement à l'aise à l'idée d'aller chercher le cadre sur des critères extérieurs plutôt que dans mes tripes. Je me sens moins proche des idées qui naissent de ce choix, moins concernée, moins moi.
***
Le lendemain, alors que je suis de corvée pour mouiller le pont au moment où le soleil se couche en nous offrant ses derniers baisers rayonnants, des éclaboussures me dévient du spectacle céleste.
Je n'ai que le temps de voir une nageoire caudale indigo d'au moins cinq mètres de large plonger dans l'insondable Mer Bouillonnante, et comme plusieurs curieux, je me penche aux bastingages, les yeux rivés sur les vagues agitées.
— C'est sûrement une Grande Partition, souffle Maybelle près de moi, c'est très rare. On raconte que si tu croises son regard, c'est qu'elle t'a choisi pour faire un vœu. Il ne faut pas le dire à voix haute, hein ! s'esclaffe-t-elle en scrutant la mer avec nous.
— Tu penses qu'elle va remonter ? Je l'ai mal vue...
— Eh, murmure une voix sans émotions juste dans mon dos.
L'odeur végétale caresse à nouveau mes narines.
— Retourne travailler, tu n'es déjà pas un cadeau en termes d'efficacité. De toute façon, c'est qu'une grosse baleine.
Maybelle et moi nous taisons et retournons à notre poste, comme tout le monde, même si je crois entendre que ce phénomène est bien plus rare que ce que m'a sous-entendu le capitaine.
Alors, tout en mouillant plus ou moins assidument les planches du pont, je ne peux m'empêcher de fixer la surface de l'eau frémissante, à scruter un signe de vie de cette créature parmi les remous.
Je me prends les pieds dans un cordage et me rattrape à la rambarde en donnant un coup de pied dans mon seau. Toute l'eau de mer se renverse, et les quelques voix joviales se taisent tout d'un coup.
Alors que je me dépêche de ramasser mes affaires, des pas lourds se rapprochent dans mon dos. Cette démarche pleine de dédain n'appartient qu'à une seule personne : le capitaine Kali.
Alors, le capitaine Kali ? Sympa ? :')
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