Chapitre 5 - Kali
Je fais les cent pas au gaillard d'arrière, près de la rambarde.
Je n'arrive pas à faire le vide depuis que j'ai donné le cap. Pire encore depuis qu'on a pris la mer.
Le plus ironique dans tout ça ? C'est moi qui ai demandé de nous rendre à Averka.
Et pourtant, comme j'aimerais revenir en arrière et passer à autre chose. Mais je ne peux pas si je veux me libérer de ces souvenirs oppressants. J'ai besoin de connaître le nom de cet homme. J'ai besoin de savoir si je peux relier deux portraits ensemble, ou si je repartirai de zéro pour mes recherches.
— Kali, Sena est là, comme demandé, me lance Alev au loin.
Je me retourne et fais face à une petite forme encapuchonnée qui se tient les mains, comme une enfant sur le point d'être grondée.
Mon cœur se serre violemment.
Je bombe le torse pour écraser cette sensation.
— Maintenant que tu as fait le tour, tu vas commencer à travailler. Au vu de ton corps de champinain, comme convenu hier, tu es assignée au mouillage du pont.
Son corps se relâche et elle murmure :
— Oui, capitaine.
Puis elle dévale au plus vite les escaliers. A priori, je l'effraie comme tout mon équipage. Au moins, elle ne discute pas mes ordres : je n'ai pas la force de débattre ou de hausser la voix. Pas ces temps-ci.
Je soupire en me retournant vers la mer. J'ai tellement envie de changer de cap.
Ce qui est dangereux, c'est que j'en ai la possibilité en tant que capitaine, et une petite voix me hurle de céder. Mais je ne dois pas. Si je veux me libérer de tout ce qui me pèse sur la conscience...
Je dois tenir bon.
Au moins pour elle.
***
Les heures défilent, et je fixe les vagues en silence, hypnotisé par leur valse si régulière que je ne peux pas détourner les yeux de leurs mouvements.
— Kali ?
— Hum ?
Je jette un regard à ma gauche. Alev croise ses bras sur la rambarde, près de moi.
— Sena a bien travaillé.
— Peut-être.
— Je l'ai envoyé nettoyer l'entrepont, elle devrait en avoir pour au moins la matinée.
— Très bien, murmuré-je avec indifférence. Et sinon ?
— Tu as décidé de ce que tu ferais de son argent ?
— Pourquoi ne pas investir dans une nouvelle figure de proue ?
Ma seconde plisse les yeux.
— Pourquoi ?
Je me remets à fixer la mer agitée.
— Tu sais très bien pourquoi.
Alev soupire en replaçant une mèche rebelle derrière son oreille :
— Je ne crois pas que ça suffirait à l'empêcher de nous reconnaître...
— Peut-être que si. Ça ne nous coûte pas grand-chose d'essayer : on a déjà une partie de l'argent avec cette fille.
— Il a vécu plus longtemps que toi sur ce navire, et tu le sais.
— Peut-être qu'il se trompera.
— Kali...
Je finis par soupirer :
— Je cherche autant de solutions que possible pour nous faire discrets. On a troqué les voiles bleues pour des blanches. On a changé de drapeau. On a donné un nouveau nom au navire. Mais on a toujours ce foutu loup à l'avant, et il n'y a pas des centaines de proues similaires.
— C'est vrai...
— S'il nous reconnaît, il voudra nous faire la peau, et tu le sais. On a dû se tenir éloignés du continent pendant presque un an pour ne pas le croiser.
— Je sais que tu veux bien faire, mais je ne suis pas sûre que ça soit si payant que ça.
— Tu as peut-être raison comme j'ai peut-être raison. Mais je pense que plus nous prendrons nos précautions, moins nous aurons de problèmes. On a déjà du monde à éviter avec la marine, pas besoin de nous rajouter Alexandre.
Alev fait tourner les bagues qui habillent ses doigts pendant un long moment. Même si, techniquement, c'est moi qui prends les décisions, je suis toujours rassuré quand elle les approuve. Après tout, je n'ai toujours pas l'impression d'avoir les épaules pour diriger. J'ai toujours la sensation que l'ancien capitaine s'est trompé quand, sur son lit de mort, il m'a désigné.
— On va faire ça, tu as raison. Il suffit de trouver un artisan.
Elle regarde ailleurs en continuant de triturer ses bijoux, les yeux perdus sur l'horizon ensoleillé. La conversation est toujours tendue lorsque nous parlons d'Alexandre. Je sais qu'elle est partagée entre différents sentiments, mais je sais également qu'elle choisira toujours l'équipage et sa protection avant le désir qui la dévore depuis un an déjà.
— Tu l'auras, ta vengeance, Alev.
— J'espère bien. Ce n'est pas facile tous les jours, de se balader sur ce pont où tant de sang a coulé...
J'ai envie de répondre que je comprends ce qu'elle ressent, mais ce n'est pas vrai. Nous avons tous les deux perdu quelqu'un d'important dans notre vie, mais pas de la même façon. Elle a assisté à sa mort, et moi...
Je soupire. Tout me ramène à il y a six ans. Je n'arrive plus à penser clairement depuis longtemps. J'aimerais avoir la tête vide, parfois, quitte à m'ennuyer et ne rien faire. Trop penser est une malédiction qui me dévore nuit et jour. Tout se mélange dans mon esprit embrumé, tout me ramène au passé, et je n'arrive pas à avancer.
— On va manger un bout ? propose Alev en se redressant. T'as une sale mine.
— Plus que d'habitude ? supposé-je en haussant un sourcil.
— Je sais quand ça ne va pas. Vraiment pas, précise-t-elle.
Elle m'envoie une bonne tape dans le dos avec un grand sourire chaleureux, et je finis par la suivre. Elle est sans doute la seule qui me lit aussi bien. Et, à vrai dire, elle est la seule dont j'apprécie la compagnie. En même temps, personne ne s'approche vraiment de moi, et ce n'est pas pour me déplaire.
Lorsque nous marchons dans l'entrepont, celles et ceux que nous croisons me saluent d'une petite voix et déguerpissent aussitôt, sous le regard amusé d'Alev. Nous entrons enfin dans la coquerie où une partie de l'équipage mange déjà. Celui-ci se mure dans le silence quand ils me voient, certains détournent les yeux, d'autres accélèrent la cadence pour terminer leur repas, et surtout, ils tentent de faire le moins de bruit possible. Imperturbable, je me dirige vers Enrick qui me sert aussitôt une assiette avec un faible « bon appétit, capitaine » avant de baisser les yeux vers sa marmite.
Installés à l'écart, je goûte le bouillon de légumes encore chaud, puis mange dans le silence pesant de la salle. Toutes les têtes sont baissées, les couverts râclent le moins possible, comme s'ils craignaient de réveiller une bête en ma présence.
Qui sait, ils ont peut-être raison ?
J'ai peur de moi, parfois.
Mal à l'aise par la propre ambiance qui s'est imposée à mon entrée, je me dépêche de terminer mon repas, ramène ma vaisselle, puis repars dans la pénombre de l'entrepont. Alev m'emboîte le pas.
— Tu pars déjà ?
— Personne ne parle quand je suis là, même pas nous. C'est trop pesant. On se voit plus tard.
Elle soupire, mais retourne dans la coquerie où la vie a repris depuis que j'ai franchi le seuil de la porte. Dans les ténèbres, j'avance à pas lents et lourds, égaré dans mes pensées embrumées.
J'aimerais pouvoir couper court à toutes les images, à toutes les voix, à tous les cris qui me reviennent en mémoire quotidiennement. J'ai tenté de faire de l'exercice pour m'épuiser au point de ne plus pouvoir réfléchir, mais ça n'a pas fonctionné. J'ai tenté de faire le vide ou d'au moins de penser à autre chose pour me changer les idées, mais ça n'a pas fonctionné. J'ai tenté de me concentrer sur mes responsabilités de capitaine pour ne pas me perdre dans mes souvenirs, mais ça n'a pas fonctionné.
Mes pensées sont toujours là, cachées dans un recoin de ma tête, prêtes à m'envahir au moindre instant où j'oserais les oublier.
J'inspire profondément.
C'est pour cette raison que je dois retourner à Averka.
Je dois découvrir l'identité de celui qui m'a abandonné.
Découvrir celui qui a tout détruit.
Ou, devrais-je dire, poussé à tout détruire.
Vous pensez que le passé de Kali est relié à l'événement dont fait mention Alev ou ça peut être rien à voir ? 'o'
Et est-ce que comme cadeau de Noël, vous voulez une semaine de chapitres ? :)
À jeudi ! :)
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