Chapitre 4 - Romy
Lorsque les pas lents et lourds du capitaine s'éloignent enfin, je referme ma porte grinçante. Enfin seule dans cette pièce étroite, la pression retombe et je m'installe sur la chaise.
Je soupire en observant la cage de mon compagnon. Je l'entends gratter dans sa cabane en bois, agité depuis que je le transporte dans les rues gelées d'Einsemd. Ce n'est pas habituel, il le sait, alors il doit être tout perturbé.
— Biscuit, viens voir.
Je claque des doigts, et finalement, il finit par s'extirper de sa cachette. Il se redresse sur ses pattes arrière et regarde autour de lui avec un museau frétillant, sans doute assailli de bruits et d'odeurs inconnus.
— Biscuit, l'interpellé-je en faisant coulisser la porte en bois.
Il se tourne enfin vers moi et bondit dans la paume que je lui présente. Je l'enveloppe entre mes mains et glisse mes doigts dans sa fourrure soyeuse et chaleureuse. Je suis tellement rassurée qu'il soit avec moi. Mon seul ami, une petite boule de poils qui a bien plus de cœur qu'un humain.
Je fronce les sourcils en repensant aux mots du capitaine.
— Tu n'es pas un tas de gras, tu es parfait comme tu es.
A priori, il se moque de mes paroles car il se dresse à nouveau sur ses pattes arrière, la queue immobile.
— Je vais te montrer notre nouvelle maison, souris-je en me redressant.
Je ne sais pas s'il comprend comment la pièce est agencée et tout simplement ma tentative de visite des coins et recoins de notre petite cabine, mais ses yeux brillent de curiosité.
Il semble particulièrement intéressé par la fenêtre et les quelques rayons timides du soleil qui le traversent. Je fais monter Biscuit sur mon épaule où il essaie de tenir en équilibre et je tire le hublot de toutes mes forces.
Un vent gelé et quelques particules humides rafraîchissent mon visage. L'odeur profonde des vagues qui se jettent contre le bois tanguant s'engouffre dans mes poumons. Je devrais être effrayée à l'idée de quitter le continent sur un navire de pirates, mais la mer m'apaise.
Quand je regarde l'horizon avec cette eau scintillante qui s'étend à perte de vue, j'ai l'impression de pouvoir partir à l'autre bout du monde, loin de la terre et de tous les problèmes qui m'y enchaînent. Oui, j'ai l'impression qu'en prenant la mer, je briserai tous les liens qui me retiennent encore à cette vie de fugitive, à ces obligations dont je ne veux plus, à cette souffrance qui m'a consumée pendant des années dans un brouillard d'incompréhension.
— Tu ne peux pas t'arrêter maintenant, Romy... Tu dois...
J'inspire.
En montant à bord de ce navire, j'embrasse ma liberté.
Une liberté surveillée, certes : si je suis reconnue et que l'on me livre à mes parents... je retiens un soupir : je n'ai pas envie de savoir ce qui m'arriverait. Je ne mourrais pas, c'est sûr. Je ne pense pas être frappée ; j'ai une certaine chance d'avoir des parents doux. En revanche, j'ignore ce qu'ils me feraient faire, et tout ce qu'ils m'interdiraient.
S'ils me retirent mon encre, ma plume, mes manuscrits...
C'est comme s'ils me retiraient ma raison de vivre.
Biscuit remue sa queue dont le pompon chatouille ma joue. Il s'est remis debout sur ses pattes arrière, visiblement intrigué par les vents marins qui s'engouffrent dans la cabine. J'attrape prudemment mon hamsceau, m'assure de bien l'entourer entre mes mains, puis je le porte au niveau de l'ouverture du hublot. Son museau frétille encore plus que d'habitude, ses oreilles se dressent, et ses yeux sont grand ouverts.
— J'espère que notre nouvelle maison te plaît. Je pense que c'est une bonne chose pour nous. J'espère que je ne me trompe pas.
***
Après avoir entassé mes sacs dans un coin et décidé que Biscuit serait plus en sécurité si sa cage était à même le sol – point pratique quand on est écrivain, on imagine facilement les pires scénarios possibles – je quitte ma cabine.
Je ferme à clef derrière moi : personne ne fouillera dans mes affaires, et surtout, le chat ne tentera pas de s'en prendre à mon ami.
Dans la pénombre étouffante de l'entrepont, j'essaie de distinguer des formes grâce aux quelques raies de lumière qui infiltrent les planches, mais les ténèbres sont reines. Je tente de me fier à mon ouïe, mais les pas vibrants de l'équipage qui s'agite juste au-dessus de moi ainsi que leurs voix couvrent celle de la mer. Mes oreilles se concentrent aussi sur le bois qui grince et craque régulièrement ; ces bruits sont sans doute habituels, mais ma petite voix d'écrivaine me fait imaginer que toute la structure pourrait s'effondrer.
Plus je reste là sans bouger, plus les odeurs âcres du corridor me prennent la gorge et me brûlent le nez. Cela me pousse à marcher dans une direction hasardeuse, à tâtons dans la pénombre. Au fur et à mesure de mes pas et de mon approche de ce qui ressemble à l'écoutille, les formes se dessinent, des caissons contre les murs en bois, des tonneaux, des cordages qui frôlent mes bras... et quelqu'un qui me fonce dedans.
— Désolée ! s'exclame une jeune fille. Je cherche la cabine de la nouvelle !
— Je suis la nouvelle, tu...
Elle m'attrape aussitôt par le bras et m'entraîne avec elle.
— Parfait ! Le capitaine m'a dit de te chercher, je ne voulais pas le faire attendre, souffle-t-elle. Mais enchantée, Maybelle Wendell !
Sa voix pleine d'enthousiasme me brusque, trop criarde pour mes oreilles, mais me rassure car elle est la première personne qui m'accueille vraiment – je ne compte pas trop les paroles échangées avec le capitaine.
— Sena Slepar, enchantée.
Quelques instants plus tard, nous arrivons à l'échelle de cordes que j'ai empruntée plus tôt. Je grimpe, et à peine en haut, mon souffle est déjà court. J'allais faire de l'exercice, au moins, pendant ces trois mois.
Une couette blonde surgit de l'écoutille, puis un visage souriant encadré par deux longues mèches me suit. Tandis qu'elle m'attrape par le bras et que ses grands yeux verts scrutent l'équipage, je me demande quel est son âge. Son regard reflète l'innocence et la douceur juvénile. Elle n'a sûrement pas vingt ans, mais plus de quatorze, c'est certain : une certaine maturité l'habite malgré ses gestes brusques. Sauf si c'est cette vie de pirate qui l'a fait grandir trop vite ?
— C-Capitaine, la voilà ! bredouille-t-elle. Qu'est-ce que je fais ?
Je me tourne dans la même direction que Maybelle dont le visage est désormais crispé, et je tombe sur une grande silhouette vêtue de cuir à l'arrière du navire, surélevée, près du gouvernail où un homme aux cheveux blancs et au visage ridé par l'expérience – et visiblement blessé à l'œil – s'affaire.
— La visite, souffle-t-il si bas que j'ai failli ne pas l'entendre.
Aussitôt, la jeune fille m'entraîne en direction du capitaine. Je traîne des pieds quelques instants, mais sa poigne se renforce et je finis par obtempérer. Je ne me sens pas à l'aise avec cet homme dans les parages, il dégage quelque chose de froid et de sombre qui m'écrase, mais il faut visiter, n'est-ce pas ?
Nous montons l'un des escaliers en bois symétriques à pas précipités, et elle tend les bras pour présenter le plancher avec une voix bien plus calme que dans l'entrepont :
— Voilà le gaillard d'arrière. Tu y trouveras généralement Parton, le vieux aigri, là...
— Eh ! s'écrie l'intéressé en fusillant la blonde de son seul œil valide.
— Mais aussi le capitaine Kali pour décider de la trajectoire du navire, ou tout simplement pour s'occuper du gouvernail, déblatère-t-elle avant de me tirer en arrière. Donc très important. Ensuite !
Nous redescendons à toute vitesse du plan où se tient le gouvernail, et entre les deux escaliers se trouve une porte que Maybelle ouvre sans hésiter. Elle me tire à l'intérieur, je peine à distinguer ce qui se trouve devant moi, mais avant que mes yeux n'aient pu s'habituer à la pénombre, Maybelle me devance :
— Là, c'est la réserve d'armes, de munitions et d'instruments ! En général, c'est Elwin qui s'occupe de faire les comptes et de gérer les stocks, c'est lui le quartier-maître. Et, parfois...
La porte grince lorsqu'elle la referme derrière elle, et elle baisse la voix :
— On peut trouver Simmons en train de boire. Mais ça, le capitaine ne le sait pas, et heureusement pour lui. Mais si tu veux mon avis, ce n'est qu'une question de temps avant que cet imbécile ne se fasse prendre, soupire Maybelle. Mais tu veux plus croustillant ?
Je ne pensais pas connaître des potins dès le premier jour, mais la curiosité m'emporte et j'acquiesce.
— A priori, des couples se rejoignent ici, parfois, la nuit. J'essaie de connaître qui, mais je ne tombe jamais sur eux... bref, passons à la suite !
Nous sortons et Maybelle me désigne le nid-de-pie où une femme me salue d'un vague mouvement de main gracieux. La blonde me présente à celles et ceux qui travaillent sur le pont, dont des jumelles occupées à cirer le plancher, puis elle m'entraîne dans l'entrepont où elle me parle de tout le monde tellement vite que certains mots manquent dans ses phrases. Néanmoins, je note que sa voix a repris son assurance et sa jovialité depuis que nous avons quitté le pont principal. Qu'est-ce qui la rendait si mal à l'aise ?
— On dirait pas comme ça, mais Letha, la vigie, elle a le cœur sur la main. Mais ça va prendre du temps, elle n'est pas à l'aise avec les inconnus.
— D'accord, soufflé-je en essayant de mémoriser toutes les informations que Maybelle déblatère constamment.
J'aurais voulu lui en demander plus sur elle et les autres membres de l'équipage, mais j'ai déjà tellement de choses à retenir que je ne sais plus où donner de la tête. Maybelle s'arrête alors et fouille dans ses poches. Ses doigts semblent manipuler quelque chose, et après quelques bruits de grattement familiers, une flamme illumine son visage dans la pénombre. La jeune fille regarde autour d'elle et attrape un bougeoir éteint accroché à un cordage. La flamme de son allumette est transférée à la mèche, et un sourire embellit ses joues.
— Ce sera plus simple pour te faire visiter les cales.
Nous allons en arrière où elle me présente le cul-de-sac avec les trois portes que j'ai vues plus tôt. Ma guide désigne celle du milieu.
— Celle-là, c'est celle du capitaine. Il paraît qu'il a une vue magnifique sur la mer ! J'essaie de regarder par la serrure parfois, mais je ne vois rien... bref, celle de droite est à Alev.
La seconde de l'équipage, il me semble.
— Et toi, tu es juste là !
Ils doivent vouloir me surveiller. Ou bien, ils n'ont tout simplement pas d'autres endroits à m'offrir.
Nous repassons sous l'écoutille, et le corridor s'élargit sur un espace où baignent des ronflements plus ou moins forts. Le bougeoir de Maybelle n'éclaire pas à un mètre devant nous, mais des stries de lumière parsèment les côtés. En observant plus attentivement, je remarque que certaines, plus loin, se reflètent sur du métal. Avant que je n'aie le temps de questionner Maybelle, celle-ci baisse la voix :
— C'est la plus grande partie de l'entrepont, c'est là qu'on dort et qu'on entrepose nos affaires. Si tu as de la chance, tu as un hamac, sinon, c'est par terre avec une couverture et un coussin.
Nous avançons, et je distingue des formes au centre de la pièce. Le plafond est si bas qu'il n'est pas possible de superposer les hamacs. Quelques personnes dorment à poings fermés, sans doute habituées par les bruits ambiants qui pourtant accaparent mon attention. Nous les évitons, et en passant près des parois où passent des filons de lumière, je comprends qu'il s'agit des ouvertures destinées à libérer les canons. Ceux-là sont attachés par des cordages épais plus loin que la zone où sommeille l'équipage – est-ce facile de les défaire en cas d'attaque ?
Nous marchons encore, passons devant une trappe qui mène sûrement aux cales, et nous arrivons face à deux portes.
— Bon, ici, tu as le meilleur endroit du navire, mais aussi le pire...
Je fronce les sourcils :
— Le pire ?
— Tu l'as vue, la fille avec les tresses ?
— Je ne crois pas...
— C'est la médecin de bord. J'espère que tu n'auras jamais besoin de recourir à ses services.
J'essaie de lui en demander plus, mais elle m'ignore avec une grimace et m'entraîne vers l'autre porte. Finalement, peut-être que je n'ai pas envie de savoir.
— Et là, je te montre mon endroit préféré : la cambuse !
La pièce est plutôt large, éclairée de plusieurs lanternes, et divisée en deux espaces : des tables et des bancs d'un côté où mangent quelques personnes, et un plan de travail avec une énorme marmite en fonte de l'autre.
— File de là, Maybelle, tu n'auras rien.
Un grand homme tout en muscles et à la moustache étirée est en train d'aiguiser un long couteau.
— Au moins pour la nouvelle !
Sur le point de répondre que je n'ai besoin de rien, la blonde resserre ses doigts sur mon bras suffisamment fort pour que je comprenne que je dois me taire.
— Elle a faim ?
— Oui, tous ces changements lui ont ouvert l'appétit !
Le cuisinier soupire, puis se déplace à pas irréguliers en se penchant vers des caissons. Quand il marche, l'un de ses pieds semble frapper le sol différemment plutôt que de se poser. Oh. Une jambe de bois. Il se retourne alors avec une miche de pain.
— Bienvenue à bord, madame. Enrick, coq du Lamier.
Je le remercie, me présente sous le nom de Sena, et lorsque nous sortons, Maybelle me prend la nourriture des mains.
— J'ai tellement faim depuis ce matin, merci !
Tout en grignotant avec un sourire enfantin, elle m'explique qu'il n'y a rien de particulier à voir dans les cales. Ils y stockent toutes les ressources : médicaments, denrées, armes... ainsi qu'un poulailler.
— Sérieusement ?
— On a des œufs frais grâce à ça, c'est génial !
Tandis que nous marchons vers l'écoutille, j'essaie de me remémorer tout ce que j'ai vu et entendu en moins d'une heure : il y a tellement de matière à utiliser pour mon roman !
— Au fait, pourquoi t'as toujours ta capuche ? Ça te cache même pas vraiment.
Elle n'a pas tort, il suffit de se pencher un peu pour voir mon visage, mais je n'ai pas mieux pour l'instant.
— Je préfère me faire toute petite.
— Mais pourquoi ? T'as un truc à cacher ?
Des talons qui arrivent rapidement dans notre direction m'empêchent – heureusement – de devoir lui trouver une réponse. Au fur et à mesure que la silhouette se rapproche de notre flamme, je reconnais le chignon d'Alev. Elle se plante devant nous.
— Vous avez terminé le tour ? Le capitaine Kali veut te voir immédiatement, Sena.
Mon cœur palpite. Qu'ai-je bien pu faire à peine arrivée ?
Alors, cette Maybelle ? :'3
À jeudi prochain ! ^-^
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