Chapitre 3 - Kali
Dès six heures du matin, une petite silhouette encapuchonnée fouettée par les bourrasques attend sur le quai en rondins, une cage en bois dans les bras, à quelques mètres de moi. Je jette un regard en coin à travers la vitre de cette boîte.
Le sol est tapissé de paille sur laquelle repose une petite cabane en bois percée de trous. Un museau rose habillé de moustaches frétille à l'une des entrées obscures. Peu à peu, une boule de poils grise potelée avance à pas hésitants vers un bol de graines. Il s'extirpe suffisamment à la lumière pour remuer sa longue queue agrémentée d'un pompon en fourrure, engloutit quelques victuailles, puis retourne dans la pénombre de son abri. Enfin, il essaie : l'entrée est trop étroite pour sa corpulence, alors il se contorsionne jusqu'à disparaître de ma vue.
Un sourire amusé vogue sur les lèvres de Sena alors qu'elle fixe sa cage avec attention. Je détourne les yeux et l'interpelle dans un soupir :
— Eh, le champinain. Monte vite à bord au lieu de regarder ton tas de gras.
Sans un mot, la jeune femme serre sa cage contre sa poitrine et me dépasse à petites enjambées pour se diriger vers notre brick à proue de loup. Entre les coups de vent, je peux jurer avoir entendu un soupir. Un violent coup de coude dans mes côtes me coupe le souffle.
— Parle-lui correctement.
— Je fais ce que je veux de notre nouvelle recrue. Elle m'agace, elle est...
Je repense à son visage rondouillet, à ses joues brûlantes de malaise, à ses grands yeux chocolat qui m'observaient à travers ses lunettes rondes la veille, et je finis par soupirer :
— J'ai l'impression qu'elle n'a rien à faire là. Je ne sais même pas si elle se rend compte qu'elle met les pieds sur un navire pirate. Elle a l'air trop fragile pour vivre ici, et je te rappelle que je n'ai pas besoin de m'encombrer de personnes inutiles ces temps-ci.
Ma seconde secoue la tête en croisant ses bras sous sa poitrine.
— Ce n'est pas une raison pour la traiter comme ça, elle fait partie de l'équipage maintenant. Qu'est-ce que tu faisais pendant les cours d'empathie à l'école, hein ?
En train de me demander si ma mère en avait déjà suivi...
Elle évite mon regard et baisse la voix, comme si elle cherchait à minimiser la portée de ses mots :
— Et puis, même si on va avoir beaucoup à faire pour rechercher... cet homme... je ne pense pas qu'elle nous gênera. On lui assignera des tâches en journée, et elle s'enfermera dans sa cabine en cas de problème, fin.
— J'espère bien.
Dans le pire des cas, je la débarque au premier village qu'on croise, et elle se débrouille. Tant pis pour les talëons restants. Je soupire et remue mes épaules :
— Sinon, on est certain que cette fille n'est pas une inquisitrice déguisée ?
— Perle et Iris l'ont suivie jusqu'à chez elle hier, rien de suspect.
Je jette un œil vers le pont sur lequel la jeune fille peine à soutenir toutes ses affaires dans ses bras tremblants – effectivement, j'imagine difficilement qu'elle puisse avoir suivi une formation militaire. Elle ne fera pas long feu ici. Avec un peu de chance, elle voudra peut-être même rentrer plus tôt, ce qui me ferait une bouche inutile en moins à nourrir.
— Bon, et sinon, est-ce que tout est prêt pour notre départ ?
— Tout le monde est à bord. Je n'attends que tes ordres pour donner le cap à Parton et demander aux gabiers d'établir les voiles.
— Et le ravitaillement ?
— Poudre à canon, poules, boulets, vin, eau, pain, farine...
Alors qu'elle continue de lister tout ce que l'équipage a pu ramener sur Le Lamier, mes pensées s'égarent sur notre prochaine destination. Mon regard se perd sur les silhouettes qui s'agitent sur le pont ; elles deviennent floues au fur et à mesure que les effluves du passé me rattrapent. Un mélange de rose et de fer embaume mon nez alors qu'il n'y a que les embruns qui s'échouent sur ma peau.
Je ne veux pas y retourner... mais je n'ai pas le choix pour trouver son identité.
Mais j'ai peur.
Peur de ne pas être capable d'y retourner après six ans.
Peur de ma réaction si je parviens à entrer dans cette maison.
Mais surtout, peur de la myriade de souvenirs qui vont m'envahir.
Ces bruits, ces odeurs, toute cette palette de réminiscences qui me hantent depuis tant d'années et qui vont me dévorer une fois de retour...
— Kali ?
La voix d'Alev me tire de l'obscurité de mes souvenirs embrumés. Un nœud au fond de ma gorge m'étouffe, mais je parviens à souffler :
— On y va. Cap sur Averka.
Une fois à bord, la planche entre le navire et le quai est ramenée. Alors, toute une fourmilière s'active : chaque membre de l'équipage court à son poste et travaille en symbiose avec ses coéquipiers pour nous faire lever l'ancre au plus vite.
Au milieu de toute l'agitation ambiante, Sena tourne et se retourne, fait des pas hésitants d'un côté et de l'autre, le tout en essayant de garder son équilibre malgré les sacs en cuir qui pendent à ses bras tremblants.
Je tourne sur moi-même, à la recherche d'une personne pour l'aider. Dès que quelqu'un croise mon regard, il se crispe aussitôt et baisse les yeux en se reconcentrant sur sa tâche. Parton remet en place son cache-œil tout en maniant le gouvernail de l'autre main, la robe violette de Letha virevolte déjà au nid-de-pie, Maybelle ramasse les bouteilles brisées qu'a fait tomber Simmons dans sa démarche hésitante – a priori déjà ivre – tandis que Rosalia, le regard vide, tente de bander la main d'Elwin qui la fixe d'un air soupçonneux – à mon avis, ce dernier a encore tenté d'organiser les poignards à sa ceinture de façon symétrique jusqu'à se blesser à force de les trifouiller.
Alev, quant à elle, est en train de donner les directives à tout le monde, elle demande notamment de vérifier que nos douze canons sont bien attachés dans la soute. Elle en envoie d'autres s'occuper des poules pour s'assurer qu'elles ne s'échappent pas, et quelques-uns sont envoyés en renfort dans les voiles que les gabiers peinent à hisser à cause des vents puissants qui soufflent sur les côtes d'Einsemd. Et finalement, il n'y a que moi qui ai les mains vides.
J'avance vers Sena non sans retenir un soupir et je lui prends la cage en bois des mains. Son regard d'abord surpris se noie dans un soupçon d'inquiétude quand elle observe mes prises.
— Suis-moi.
Sans un mot, elle se glisse dans mon ombre, à pas de plume, comme si elle craignait de déranger qui que ce soit alors que tout le monde crie pour se faire entendre d'un bout à l'autre du navire. J'ouvre l'écoutille, et alors que je me glisse vers l'échelle de cordes, elle bredouille :
— Faites attention à Biscuit, s'il vous plaît. Une chute pourrait le tuer.
— Parfait, je vais faire exprès de le lâcher, soupiré-je en descendant avec souplesse.
Un sursaut secoue ses épaules, mais une fois assurée que je suis en bas avec son rongeur, elle prend son temps pour descendre les deux mètres de corde qui la séparent du plancher. Ses pieds hésitent à chaque échelon, ses bras tremblent sous le poids de ses sacs, mais lorsqu'elle me rejoint enfin dans la pénombre, elle me suit à distance d'un mètre dans les coursives que le soleil n'atteint pas. Le bois, le sel et la chaleur forment un mélange de renfermé auquel il me faut quelques instants seulement pour m'habituer.
Je m'arrête quelques mètres après à ce qui correspond au fond du couloir, face à trois portes : une à gauche, une au centre, une à droite. Je déverouille la première et la poignée grince lorsque j'appuie dessus. Le hublot illumine une pièce qui contient tout juste un lit, une table et une chaise. Je pose la cage sur le bureau alors qu'elle lâche ses sacs sur sa couche dans un soupir, puis fait tomber la capuche sur son dos. Elle évente son visage rosi par l'effort, balayant les mèches brunes ondulées qui tombent au milieu de son cou.
— Comme convenu, tu me dois cent talëons, mais aussi porter le bracelet anti-mana, rappelé-je.
Après une fouille de ses sacs, elle me tend une bourse en cuir qui semble avoir son pesant en talëons. Je jette un œil à l'intérieur, touche les pièces en laiton, puis range l'argent dans une poche de mon manteau. J'en sors un bracelet tressé en cuir et elle me tend sa main. Comparée à la mienne, elle est minuscule, délicate, probablement douce, sans coupures ni boursouflures. Nous n'avons clairement pas eu la même vie.
Je repousse les pans de sa cape, remonte la manche de sa tunique, puis je noue le bracelet à son poignet. Je l'enveloppe entre mes doigts, ferme les yeux et me concentre, à la recherche de l'énergie qui circule dans mon corps. Elle fourmille dans mes bras, et je la concentre jusqu'à mes paumes où elle s'échappe à travers le bracelet.
Lorsque je rouvre les yeux, Sena me fixe avec une curiosité qui fait étinceler ses prunelles.
— Quoi ?
— Rien, s'empresse-t-elle de bredouiller en baissant les yeux.
Je fronce les sourcils : elle me cache quelque chose, et je n'aime clairement pas ça.
— Je ne te le redemanderai pas deux fois : quoi ?
Elle se tend, ses épaules sont remontées, et elle balbutie :
— Eh bien... je, je me faisais juste la réflexion que vous ne sembliez pas à l'aise avec la magie, elle n'était pas très stable, et...
— Je l'utilise le moins possible, coupé-je en relâchant son poignet. Ce que j'ai injecté devrait maintenir le sceau le temps de ton trajet à bord.
Je m'écarte vers la porte et souffle :
— Ce que tu as demandé est sous ton lit. Une fois que tu seras installée, monte sur le pont, on te fera visiter puis travailler.
— Oui...
— Capitaine.
— Oui, capitaine.
Je me retourne sans la saluer et je déambule dans les coursives ténébreuses où tout craque autour de soi, comme si nous étions à l'intérieur d'un géant de bois.
Est-ce vraiment utile de me rendre Averka ? Je ne trouverai possiblement rien. Les affaires ont peut-être été déménagées. Ou bien, jetées. Ou enterrées.
Je soupire. Je crois que je me cherche des excuses pour ne pas y retourner.
Pourtant, je n'ai pas le choix.
Ce foutu carnet est ma seule piste pour mettre un nom sur celui qui m'a engendré. Celui que je dois retrouver. Celui duquel je dois me venger. Il m'a tout pris par sa simple absence. Il a tout gâché.
À cause de lui, ma vie a été foutue en l'air.
Non, je l'ai foutue en l'air.
Les épines des remords s'enfoncent dans mon cœur, comme tous les jours depuis six ans.
Est-ce seulement possible de mettre un terme à cette souffrance ?
Que pensez-vous de cette plongée dans les pensées du capitaine Kali ? 👀
J'espère qu'il vous intrigue !
À jeudi prochain ! ^-^
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