Chapitre 11 - Romy
Mon cœur palpite encore quand je regagne ma cabine. Je ne savais pas à quoi je m'attendais quand j'ai toqué à la porte du capitaine Kali. Probablement à plus d'explications de ma part, ou à plus de questions de la sienne. Même s'il a dit être rassuré, j'ai l'impression qu'il a drôlement vite baissé sa garde. Trop vite.
Plus je repense à notre échange, plus je me souviens d'à quel point il m'a détaillée, des pieds à la tête. Au début, j'ai désagréablement cru que ses yeux étaient gourmands, mais j'ai remarqué qu'à chaque mot que je prononçais, il m'observait plus intensément, comme s'il recherchait quelque chose en moi... comme une trace de mensonge.
Tout en reposant mes feuilles sur mon bureau, je soupire : je ne sais pas comment le rassurer plus que maintenant. Je lui ai montré le fruit de mon travail, j'ai essayé de lui parler de mon nouveau projet... que pouvais-je faire de plus ?
Je suppose que désormais, tout va se jouer sur mon attitude à bord. Je dois tout faire pour ne pas paraître plus suspecte, même si je ne sais même pas ce qui l'a poussé à se méfier autant de moi.
Dans tous les cas, cet homme est dangereux : il a été condamné à Myri, la prison inhumaine réservée aux meurtriers de Mahtalë. Me tuer sans prévenir est tout à fait possible pour quelqu'un comme lui.
***
Le soir, après le dîner, Maybelle sautille autour de moi :
— Tu viens sur le pont avec nous ?
— Je suis un peu fatiguée, j'ai besoin de me reposer.
En vérité, je veux avancer sur mon manuscrit, mais j'ignore quel est son rapport à l'écriture : m'encouragerait-elle ? Ne comprendrait-elle pas l'intérêt ? Pire, dirait-elle que je suis obsédée par mon roman ?
— Roh, tu rates de ces trucs ! Niveau ragots, il n'y a pas mieux ! Parton et Elwin adorent raconter des histoires de leurs aventures avant leur arrivée à bord, le tout avec de l'alcool !
— Mais tu as l'âge pour boire, au moins ?
— Presque, mais ce n'est pas un souci avec Simmons ! s'esclaffe-t-elle.
Je soupire avec un léger sourire : son enthousiasme me donne envie de les rejoindre, mais je sens que j'ai besoin de m'isoler, surtout après ce qu'il s'est passé aujourd'hui. J'ai d'ailleurs la sensation que la plupart des marins m'évitent, désormais. On chuchote à mon passage, on ne reste pas près de moi, et quelques personnes, plus virulentes, me regardent de travers et n'hésitent pas à me bousculer. J'ai vraiment la sensation d'être en trop à bord... en tout cas, si c'est ce que le capitaine cherche à me faire ressentir, il a réussi.
— Tu es sûre que tu ne veux pas venir ? retente Maybelle.
Je refuse encore – sans parler de mon roman, je ne risque guère d'être bien accueillie – et la déception mine à nouveau son visage jovial. Mon cœur se serre, mais je repars dans ma cabine. C'est mieux pour mon texte, mais aussi pour l'ambiance à bord.
Je referme à clef, allume une lanterne sur mon bureau et ouvre la cage de Biscuit pour qu'il puisse se dégourdir les pattes. Ce n'est qu'au moment où je tire ma chaise que je remarque la feuille abandonnée sur le plancher.
Je la remasse, et la lecture des mots inscrits à l'encre noire me glace le sang :
JE SAIS QUI TU ES
ROMY REED
Quelqu'un connaît ma véritable identité à bord. Qui ?
Les doigts tremblants, je tourne et retourne le papier, mais il n'y a rien d'autre.
Qu'est-ce que je suis censée faire de ça ?
Il ne m'a rien demandé, juste menacée en silence.
Est-ce que je dois attendre de ses nouvelles ?
Par les Muses !
Je me laisse tomber sur ma chaise en triturant nerveusement ma plume, la tournant et la retournant dans tous les sens.
Qu'est-ce que je risque, exactement, si cette personne dévoile mon identité ?
Déjà, on m'identifierait beaucoup plus facilement sur les avis de recherche. J'en ai vu dès les premiers mois de mon départ : prénom, nom, description physique, et un portrait plutôt ressemblant de moi – à quoi pouvais-je m'attendre dans un monde où tout le monde tend à une vie d'artimage ?
Le problème à propos de ces affiches, c'est que mes parents proposent au moins mille talëons si on me ramène à eux, ce qui est beaucoup plus intéressant que les pauvres trois cents que je peux céder aux pirates. Ce serait donc une excellente raison de me livrer à ma famille. Qui est, en soi, pire que de m'abandonner dans une ville que je ne connais pas.
Le second problème, et pas des moindres, c'est la furie du capitaine Kali : s'il m'a suspectée à partir de rien – en tout cas, rien à mes yeux – comment réagirait-il en sachant que je lui ai menti ? Même si ce n'est qu'à propos de mon nom, et un peu sur la raison de mon départ... je suppose que ce serait suffisant pour vouloir m'éliminer.
Je sursaute quand Biscuit, qui vient de quitter sa cabane, renifle ma main. Tandis que je le caresse pour essayer de me détendre, j'ai la tête ailleurs : selon les intentions de cette personne, tout peut basculer.
Je reprends la feuille, relis les mots, puis la déchire en mille morceaux. Je songe à les brûler, mais cela laisserait des traces, sans parler de la fumée... alors je balance le tout à la mer. Pas la peine de garder des preuves ici.
Ce soir, impossible de réfléchir à mon histoire. Mes pensées sont obnubilées par ce message anonyme. Je ne sais même pas ce que je peux faire pour communiquer avec cette personne : si je glisse une feuille sous ma porte, tout le monde peut tomber dessus, dont le capitaine Kali... et ça, il vaut mieux l'éviter.
Alors, je crois que je dois juste attendre d'avoir un signe de sa part. Ce mystérieux messager doit se douter que je ne veux surtout pas que mon identité s'ébruite, alors s'il est mesquin, il risque de jouer là-dessus...
***
Le lendemain, la première chose que je fais est de regarder le plancher, mais rien, comme à chaque fois que je me suis réveillée cette nuit. Ma tête est lourde et mes tempes sonnent, sans parler de mon corps qui semble imbibé de coton. Je me sens à la fois légère tellement mes forces sont amenuisées, mais lourde et pataude dans mes mouvements.
Dans la cuisine, je suis attablée avec Letha, Maybelle et Elwin, et tous les trois me fixent plus qu'à l'accoutumée.
— T'as mal dormi ? lance la blonde.
Je bredouille que c'est Biscuit qui m'a réveillée dans la nuit, je dévore des œufs au plat dont j'ai bien besoin pour affronter la journée, puis je file demander mes corvées du jour sur le pont.
En chemin, je ne peux m'empêcher d'essayer de saisir des bribes des conversations ou des regards suspects posés sur moi, à la recherche de l'auteur du message, mais je ne perçois rien de particulier pour l'instant, hormis la méfiance générale qui règne depuis mon altercation avec le capitaine.
Une fois à l'air libre, je découvre qu'Alev, qui est en train de refaire un chignon avec ses cheveux frisés, est aussi en pleine discussion avec le capitaine Kali. Ils sont tournés vers la mer où l'on perçoit une côte au loin parmi le brouillard matinal. De ce que j'ai compris, Daor se situe au milieu d'une forêt qui entoure les plaines agricoles de Fulkomi.
Des bribes de conversations me parviennent malgré moi.
— Je vais prendre la tête de l'expédition avec quelques personnes, je te laisse superviser Le Lamier en mon absence.
— Toi ? Diriger un groupe ?
— Pas ici, soupire-t-il.
Je m'éloigne d'eux et m'accoude aux bastingages pour tenter de profiter des vents marins. La fraîcheur qui imprègne ma peau soulage un peu ma tête tourmentée par la veille : entre le capitaine et le message, j'ai passé une journée affreuse.
Un bras robuste tatoué de serpents noirs se plaque sur le bois avec une telle violence que la structure vibre.
— T'as intérêt à te tenir à carreaux, gamine.
J'ose jeter une œillade à ma droite. Un trentenaire petit mais costaud me fixe d'un regard mauvais.
— Ma femme est enceinte, et les crises de colère du capitaine l'angoissent, alors fais-toi toute petite ou je t'exploserais moi-même la cervelle, qu'il le veuille ou non. Compris ?
Mon visage perd les quelques couleurs qui avaient réussi à passer la nuit, et j'acquiesce vivement. L'homme pousse un murmure satisfait, puis s'en va en sifflotant alors que je tente de calmer ma respiration chancelante.
Mes doigts crispés sur le bois sont parcourus par de légères palpitations alors que les mots résonnent encore et encore dans mon esprit. J'ai l'impression que tout le monde sur ce navire veut ma mort. Entre le messager mystère, ce type et probablement d'autres membres de l'équipage, et le capitaine lui-même...
Jour après jour, je regrette de plus en plus d'être montée à bord...
— Sena, m'interpelle une voix terne.
Je me retourne, le ventre brouillé : qu'est-ce que j'ai fait, cette fois ?
— Oui, capitaine ?
— Tu nous accompagneras pour transporter le tribut. On devrait toucher la côte vers midi et nous partirons l'heure d'après.
J'acquiesce, et une fois qu'il a le dos tourné, je cours retrouver Maybelle dans la cuisine pour la questionner sur le trajet dont je ne sais rien : ni la durée ni le danger.
— Faudrait demander aux gens de l'an dernier, m'assure-t-elle en croquant dans du pain.
— Qui c'était ?
— Euh... Simmons, Alev, Iris et Perle, je crois...
Alev est sûrement occupée avec le capitaine, donc pas question que je m'approche. J'ignore qui sont les femmes qu'elle cite, alors je me tourne vers la seule option viable.
— Tu as vu Simmons ?
— Il boit sans doute dans un coin, souffle-t-elle en haussant les épaules.
— Mais toi, tu ne sais rien ? Tu n'étais pas là ?
— Je n'y ai pas participé et ça ne m'a pas marquée, murmure-t-elle en frottant sa tête.
Sans que je ne lui demande, elle se lève et nous quittons la cambuse. Alors que nous nous apprêtons à le chercher dans la coursive obscure de l'entrepont, une porte grince. Celle de l'infirmerie.
Une petite silhouette menue s'extirpe de la pièce comme un serpent, et ses deux yeux verts me percent à travers les verres de ses grandes lunettes. J'ai l'impression qu'aucune lueur ne brille dans ses prunelles, comme si elles avaient été aspirées par ses pupilles ténébreuses. La femme passe devant nous sans un mot, sans qu'un seul muscle de son visage ne se manifeste, et elle se glisse dans la cuisine.
À peine ses deux nattes blondes ont-elles disparu de notre champ de vision que Maybelle et moi nous empressons de nous éloigner.
— C'est probablement la seule personne qui fait autant peur, voire plus, que le capitaine Kali.
— Je comprends pourquoi.
— Oh, non, tu ne comprends pas.
Malgré ma grande curiosité, j'ai la sensation que je ne veux vraiment pas savoir ce que Maybelle sous-entend. L'avoir vue m'a suffi : elle ressemble à un spectre, sans vie, sans émotions. Le capitaine Kali, lui, malgré sa réserve et son ton monotone – sauf quand il m'humilie – ne semble pas mort sur place.
Nous cherchons Simmons parmi les hamacs, dans l'entrepont, dans la réserve d'armes, sans résultats, alors nous finissons par questionner des marins. Après quelques réponses infructueuses, certains me donnent des informations précieuses : une quinzaine d'heures de marche – nous dormirons probablement à même le sol – rien de particulièrement dangereux ne se trouve sur le trajet, mais il faut prévoir de quoi se couvrir car il risque de faire froid dans les bois, en plein automne.
— En tout cas, c'est curieux que le capitaine te fasse venir. En général, il ne fait appel qu'à des personnes de confiance quand il se déplace sur terre.
— Je crois que c'est justement car il ne me fait pas confiance qu'il veut que je l'accompagne...
Je crains que le capitaine veuille tenter quelque chose contre moi, d'autant plus si la personne qui connaît ma véritable identité a déjà parlé. S'il veut se débarrasser de moi, c'est simple en pleine forêt : il peut inventer un accident aux autres alors que mon corps gira dans les bois obscurs, abandonné aux charognards, avec une balle dans le crâne.
Les problèmes se compliquent...
Une idée du mystérieux messager ?
Merci pour votre lecture, et à jeudi (point de vue Kali) ! :)
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