Chapitre 10 - Kali
Les mains posées à plat sur mon bureau, je respire longuement en me concentrant sur les quelques rayons de soleil qui traversent encore la vitre de ma cabine. J'essaie de faire le vide dans mon esprit, mais je m'entends encore écraser la petite nouvelle, Sena.
Ce n'est pas vraiment dans mes habitudes. Quand je fais des remarques à l'équipage, je suis ferme, mais un semblant respectueux – bon, pas trop, le sarcasme est une deuxième langue chez moi... mais rien de comparable à tout à l'heure.
Je ne sais pas exactement ce qui a déclenché ce coup de furie. Enfin, si : un mélange de beaucoup de choses. L'angoisse et la culpabilité d'encore éviter Averka. L'inquiétude de croiser Alexandre sur la route vers Daor – ce ne serait pas de bol, mais possible, surtout avec la poisse que j'ai. L'agitation qui me prend quand je pense à ce foutu champinain : même si ses raisons sont crédibles au premier abord, j'ai la sensation que quelque chose cloche.
Ce qui me perturbe le plus chez elle, c'est qu'elle écrive, mais sans magie.
Je ne comprends pas qu'elle puisse vouloir écrire sans cette horreur.
Tout le monde valorise la magie.
Sauf moi, certes.
Mais tout le monde la place sur un piédestal et un impératif de vie... alors pourquoi semble-t-elle si détachée de cela ?
Je ne comprends pas non plus ce qu'elle trouve à l'écriture en elle-même.
S'abandonner des heures et des heures à l'encre, aux mots et aux idées, se triturer l'esprit à la moindre répétition, description mal amorcée ou phrase qui sonne faux... dans quel but s'infliger une torture pareille, si ce n'est pas pour progresser en magie ?
Et l'évidence me frappe.
Elle peut écrire des textes magiques même avec ce bracelet anti-mana : il ne l'empêche que d'activer ses mots.
Ce qui signifie qu'elle est peut-être en train d'écrire des milliers de passages pour tous nous étriper, à coups de bourrasques et de vagues pour renverser et engloutir le Lamier avec ses occupants. Pourquoi ferait-elle ça ? Sa tête ne me dit rien, je pense ne jamais l'avoir croisée. Qui aurait pu lui demander... Alexandre ? Mais comment aurait-il su que nous allions à Einsemd ?
On frappe à la porte, ce qui me tire de mes réflexions brumeuses.
— C'est moi, clame Alev. Laisse-moi entrer, tu veux bien ?
— Fais comme chez toi.
Installée sur une chaise en bois grinçante près de mon fauteuil en cuir, la jeune femme me fixe, les sourcils plissés, comme si j'étais une œuvre d'art étrange à déchiffrer.
— Qu'est-ce qui t'a pris, de t'en prendre à Sena, tout à l'heure ?
Évidemment, c'était certain qu'Alev me tomberait dessus. Toujours là pour me remettre à ma place quand ma communication est – encore une fois – catastrophique.
Néanmoins, je ne suis pas sûr de moi à propos de Sena, trop de théories bourdonnent dans mon esprit, mais je lui raconte ce que j'ai imaginé. Son visage se contracte, mais pas dans le sens que je le souhaite : elle n'est clairement pas de mon avis.
— Tu es sérieux ?
— Ce sont des possibilités.
Elle secoue la tête en soupirant :
— Bien entendu que je ne lui fais pas totalement confiance, on la connaît à peine... mais croire qu'elle est alliée à un ennemi ? Tu as bien vu que tu l'as terrorisée, tout à l'heure ?
— Elle jouait peut-être un jeu, rétorqué-je.
— T'es parano, oui. Elle n'a clairement pas les épaules pour une telle mission.
Je soupire et détourne les yeux vers les bégonias rosâtres qui s'épanouissent dans quelques pots sur mon bureau.
— Et franchement, Kali, imaginons qu'elle soit une mage plutôt puissante... pourquoi elle n'aurait pas déjà brisé le sceau du bracelet anti-mana ?
— Je n'en sais rien. Peut-être qu'elle attend le moment opportun pour frapper ? soupiré-je en passant mes doigts sur les pétales délicats de roses mauves.
— En quelques jours, elle aurait largement eu le temps d'écrire et d'agir si c'était vraiment son but. Et puis, franchement... si elle voulait nous nuire, nos ennemis auraient-ils vraiment envoyé cette fille ? Elle n'est pas dégourdie et a priori pas entraînée vu la façon dont elle s'essouffle vite, sourit Alev.
Mais sa mimique ne m'arrache pas de réconfort.
— C'est ce que tu dis. Je t'assure qu'elle est louche. Je vais la surveiller de près. À la moindre bizarrerie, elle dégage.
— Kali, Kali, Kali...
— C'est sérieux, là, grondé-je en la fixant avec sévérité.
— Je sais que c'est sérieux, sinon tu n'aurais pas effrayé tout l'équipage.
Elle se redresse et s'étire.
— D'ailleurs, je t'en ai déjà parlé, mais tu n'as pas besoin d'être aussi froid avec eux. On ne te voit jamais sourire !
— Je ne fais pas exprès...
Je tire délicatement la rose du vase noir élancé où elle patiente. Les épines s'enfoncent dans ma chair et le sang tache déjà mes doigts, mais je la fais tourner délicatement sous mon regard perdu.
— C'est vrai, excuse-moi, d'habitude, je te vois socialiser, ironise-t-elle.
Je me contente de soupirer sans pouvoir répondre à sa vérité qui me pique la poitrine.
— Ils te craignent tous. Mais la peur, ça ne marche qu'un temps. L'oppression existe pour être combattue, Kali. C'est dans la nature des hommes et des femmes : on déteste être écrasés. Alors, comme je te l'ai déjà conseillé, apprends à être respecté autrement.
Et avant que je ne puisse réfléchir à quoi lui répondre, sa silhouette disparaît de ma cabine.
Je sais très bien qu'Alev a raison sur la plupart de ces points... mais je suis condamné à être craint. Si je suis dans le coin, tout le monde se tait et personne n'ose me tenir tête. Je n'ai pas vraiment envie de faire la causette, et de toute façon, je n'ai rien à dire, alors problème réglé ?
Je repose la rose dans un soupir, sans faire attention à la douleur qui pulse sous la pulpe de mes doigts. Je suis destiné à la solitude et à la souffrance, mais mon amie ne veut pas le comprendre.
Dans tous les cas, ce n'est pas l'équipage qui me fait le plus souci, c'est cette...
On toque à nouveau. Je suppose qu'Alev a oublié quelque chose, alors je lâche un « entre » aussi enthousiaste que mon envie de me rendre à Averka, mais la porte s'ouvre avec beaucoup trop d'hésitation pour qu'il s'agisse de ma seconde.
Je jette un regard en coin.
Tiens, quand on parle du loup.
Petite, Sena se tient dans l'encadrement de la porte, les mains perdues dans les manches trop longues de son pull. Je tourne mon fauteuil vers elle tout en glissant une main à ma taille. Mes doigts triturent l'acier froid de mon pistolet et se tiennent prêts à dégainer au moindre mouvement suspect.
— Que me vaut la visite du misérable champinain ?
— Je viens mettre les choses au clair à propos de tout à l'heure.
La cabine n'est pas très lumineuse avec le soleil qui se couche, mais suffisamment pour que je perçoive les rougeurs qui s'étalent sur ses joues et son nez. Mettre au clair ou mieux me faire avaler son mensonge ?
— Dis toujours, soufflé-je en glissant ma paume contre mon menton.
Tout en croisant une jambe, je l'observe sous toutes les coutures, à la recherche du moindre mouvement, de la moindre crispation qui pourrait la trahir.
— Je ne sais pas ce que vous croyez, mais je n'ai pas menti. Je fuis ma famille et j'écris des histoires...
— Quelles histoires ?
Voyons si c'est un alibi.
— Eh bien, actuellement, à propos d'un homme – ou d'une femme, je ne sais pas encore – qui recherche un artefact magique.
Sa phrase est saccadée d'hésitations. Louche.
— Quel est le nom du personnage ?
— Il n'en a pas encore...
— Et pourquoi il le recherche ?
— Eh bien, car c'est précieux ? Je ne sais pas trop...
Les sourcils froncés, je la fixe en silence. Est-ce qu'elle ne sait vraiment pas, ou bien elle m'invente quelque chose au fil de notre discussion ?
— Montre-moi ce que tu as déjà produit.
Si elle refuse, elle me ment définitivement. Mais contrairement à ce que j'imaginais – et espérais – elle acquiesce et revient quelques instants plus tard avec trois feuilles qui se courent après. Toujours sur le pas de la porte, elle n'ose pas s'avancer dans ma cabine, alors je viens jusqu'à elle.
Lorsque ma silhouette la dépasse, ses épaules se redressent tout d'un coup. Voilà la réaction de tout le monde à ma présence. Des reflux d'angoisse, de haine ou de dégoût.
Je prends ses pages et parcours les annotations de son écriture rondelette, parfois saccadée, en diagonale. C'est étonnamment cohérent avec ce qu'elle me raconte. Je me suis peut-être trompé. À moins que ça ne soit qu'un alibi préparé et qu'elle ait volontairement omis de me montrer des écrits magiques – sa cabine serait à fouiller. Et puis, elle me ment peut-être à propos de la fuite de sa famille.
Je lui rends ses feuilles :
— Merci. Tu peux y aller.
— Est-ce que... est-ce que vous me croyez ?
Bien sûr que non.
— Disons que je suis rassuré, oui.
Son visage rondouillard se détend, elle me remercie et détale comme un lapin.
Une fois à nouveau seul dans ma cabine, je me laisse tomber dans un fauteuil et je perds mon regard dans ma bibliothèque remplie de plantes. Tout en caressant les contours de mon arme, je soupire : si cette fille est vraiment en fuite, alors il doit exister des avis de recherche à son propos. Lorsque nous nous arrêterons dans une grande ville, je prendrai le temps d'examiner les panneaux d'information – j'ai été stupide de ne pas vérifier quand j'étais à Einsemd.
Pour l'instant, je vais la surveiller de près.
Sena Slepar, qui que tu sois, quoi que tu veuilles, je ne te laisserai pas chambouler mes plans. Au moindre faux pas, tu prendras une balle dans le crâne.
Compliqué à convaincre, le Kali ?
Merci pour votre lecture et à jeudi ! ❤️
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