Marie
La radio était allumée, un CD de Michael Jackson tournant à l'intérieur ; c'était le seul son qui parvenait à briser le lourd silence accompagné du tintement d'une cuillère contre un bol. Marie prenait son repas : une soupe aux choux diluée à l'eau avec une tartine.
Les fins de mois étaient rudes et cela faisait longtemps qu'elle enchaînait les petits boulots en peinant à trouver un vrai travail. Elle venait de sortir d'une période de chômage. Marie avait sauté de joie en trouvant un emploi dans la comptabilité, ses études servaient enfin à quelque chose.
Seulement, elle avait l'impression d'avoir complètement foiré son premier jour. Sa collègue (qui semblait sympa au premier coup d'œil) s'était complètement fermée à elle en apprenant que la jeune femme partagerait son bureau avec elle.
Le boss était un vieux radin pervers comme dans toutes les entreprises, cela ne la dérangeait pas plus que ça. Peut-être sa collègue agissait-elle ainsi à cause de sa couleur de peau ? Mais c'était fort peu probable vu leur rencontre, et Marie préférait ne pas y penser.
Elle n'avait jamais vraiment été victime de racisme. Pas directement. Bien sûr, on avait déjà dit à son père de retourner dans son pays ou on l'avait insulté sans le connaître. Mais c'était arrivé durant la crise économique. La création du chômage avait chamboulé les finances et les gens tenaient les étrangers pour responsable. Marie était née en France et ses parents avaient toujours travaillé dur depuis leur arrivée dans la patrie.
Elle savait que c'était la guerre qui les avait poussés à partir et trouvait cela honteux que les français "pure souche" tiennent des gens courageux et travailleurs pour responsable de leur paresse et de leurs propres erreurs.
C'est pour ça qu'elle avait décidé de devenir comptable. Pour s'impliquer dans l'économie et faire cesser le racisme sous prétexte que les humains qui ne sont pas de la race blanche "volent de l'argent".
Tandis que la jeune femme se faisait ce genre de réflexion, le CD diffusa «Black or White», comme pour soutenir ses propos.
— I said if you think of being my brother it don't matter if you're black or white.
Une fois n'est pas coutume, Marie éteignit le poste radio. C'était trop dur pour elle et la jeune femme au teint basané ne savait comment gérer sa relation avec sa nouvelle collègue.
Mais comme disait sa mère : "Il est inutile de ruminer quand la réponse viendra d'elle-même." C'était vrai, après tout. À quoi cela servait-il de s'inquiéter si ça ne changerait rien ? Ainsi décida-t-elle d'aller dormir.
Le lendemain, la jeune femme arriva tôt au travail. La nuit lui avait porté conseil et elle avait choisi de s'impliquer dans son travail comme elle ne l'avait jamais fait. Elle avait écouté une chanson qui, bien qu'elle soit orientée vers le rock, lui tenait à cœur. «Johnny B. Goode» résonnait dans sa voiture alors qu'elle se rendait au bureau.
Marie s'attendait à arriver la première au travail, rares sont les gens qui font des heures supplémentaires gratuitement de leur plein gré. Elle fut donc surprise de trouver Adèle déjà au boulot.
— Vous aussi, vous aimez profiter de l'énergie d'après-réveil en commençant tôt ?
— J'aime venir profiter du calme matinal. Mais visiblement, le silence vous fuit.
L'ambiance était tendue. Marie se demandait comment quelqu'un pouvait dégager tant de négativité, elle qui pouvait faire de l'ombre au soleil par sa rayonnante et chaleureuse personnalité.
Elle décida de changer d'approche. Si sa collègue la méprisait, il était inutile de faire la conversation. Elle ne répondit donc rien et partit s'asseoir travailler en silence. Marie n'aimait pas ce genre d'atmosphère. Elle respirait la positivité. Seule face à Adèle, elle devenait une fleur privée de lumière, condamnée à se rabougrir et à perdre de son éclat. Mais la jeune femme prit sur elle : il fallait qu'elle garde ce job.
Une heure passa et les collègues reçurent une visite inattendue. La porte s'ouvrit pour laisser apparaître le patron de l'entreprise. Il se tenait bien droit, une montre de luxe au poignet et portait une chemise sobre ornée d'une cravate encore plus terne.
Ses petits yeux vicieux se baladèrent dans la pièce en s'attardant sur Marie. Il la dévisagea d'un regard pervers en se rinçant l'œil sur sa poitrine généreuse. La comptable devina sans peine les pensées qui se cachaient derrière ses yeux et dû réprimer un frisson de dégoût. Il annonça la raison de sa visite sans la lâcher des yeux, se délectant de l'angoisse qui apparaissait peu à peu sur les traits de la jeune femme.
— Adèle, j'aimerais vous voir dans mon bureau.
Et il partit comme il était venu, dans ce privilège autoritaire que seuls les chefs ont. Marie fut soulagée. Son patron la dégoûtait, elle savait qu'il voulait la voir passer sous le bureau, mais elle comptait bien conserver son emploi sans avoir ce genre de recours. C'était hors de question ; bien qu'elle était dans le besoin, elle gardait sa fierté et son honneur comme son père le lui avait appris. Elle ne voulait pas le décevoir et elle espérait le rendre fier d'elle depuis les étoiles.
Adèle prit plus d'une minute pour finir sa facture avant de suivre son supérieur. Marie trouva cela d'une audace insolente, surtout de la part de quelqu'un d'aussi consciencieux que sa collègue aux yeux bleus.
Pour la première fois, elle se surprit à l'admirer. Un peu. La jeune femme se demandait ce que le chef voulait à Adèle, ce n'était jamais bon de se faire appeler dans le bureau du directeur, on apprenait cela dès l'école primaire.
Quelques instants plus tard, Adèle revint, son visage restant de marbre au milieu de son carré de cheveux marron parfaitement coupés. Rien chez elle ne laissait transparaître la moindre émotion, pas moyen de savoir ce qu'il venait de se passer dans le bureau du patron. Elle retourna calmement s'asseoir et reporta son attention sur ses factures comme si rien ne s'était passé.
Marie en fit de même après quelques secondes de perplexité. Elle trouvait sa collègue décidément bizarre. Le reste de la journée se déroula sans encombre. La nouvelle employée fit des heures supplémentaires, autant qu'elle le put. De toute façon, elle n'avait pas pu se permettre de payer la télévision depuis trop longtemps et les chaînes intéressantes lui avaient été coupées. Elle termina en même temps qu'Adèle. En la voyant quitter le parking de l'entreprise, elle comprit que cette dernière se déplaçait à pied.
— Je peux vous emmener quelque part ? demanda Marie avec un sourire rayonnant tout en brandissant ses clefs.
— Non merci. Ça ira.
— Vous êtes sûre ? C'est pas évident de faire une certaine trotte en talons, rajouta la jeune femme aux cheveux frisés. Et puis, c'est plus agréable à deux, non ?
Adèle fut tentée de répondre non, mais elle comprit que Marie n'avait pas encore dit son dernier mot. La jeune mère de famille n'avait pas l'énergie d'insister et capitula.
— Bon. D'accord.
La comptable aux yeux perçants n'en rajouta pas plus et suivit Marie sur le vaste parking pour rejoindre la voiture. Celle-ci n'était guère difficile à trouver, le directeur avait son propre garage, c'était la seule qu'il restait. Marie n'était pas garée très loin et elles se retrouvèrent bien vite face à une petite citadine grise. Marie déverrouilla la voiture et invita sa collègue à prendre place sur le siège passager d'un geste. Adèle était gênée.
— Pardon pour le désordre, dit Marie confuse en interprétant mal le malaise de sa passagère.
La conductrice alluma le moteur et la radio se mit automatiquement en route en diffusant un titre phare de Culture Club. Elle éteignit instantanément la musique pour que sa compagne d'un trajet ne soit pas dérangée, malgré sa forte envie de hurler le refrain de « Do You Really Want To Hurt Me ?». Marie quitta ensuite le parking et débuta la route en silence.
En remarquant qu'Adèle ne disait rien depuis un moment, la jeune femme commença à s'interroger sur l'itinéraire.
— N'oubliez pas de m'indiquer le chemin.
— Ne vous en faîte pas.
L'ambiance était malsaine, quelque chose de nauséabond flottait dans l'air, cette aura malfaisante qui semblait suivre Adèle partout où elle allait. Marie se sentait mal. Plus elle côtoyait la mère de famille, plus cela s'accentuait. Elle avait l'impression qu'Adèle renfermait quelque chose d'abominable, mais préféra ne pas trop y penser.
— À droite, indiqua la concernée en coupant cours aux pensées de Marie.
— Vous faites la route à pied tous les matins ? demanda-t-elle dans une ultime tentative de faire la conversation.
— Oui.
Cela n'était qu'un mot, mais c'était encourageant. Marie n'avait pas eu droit à une réponse claire depuis sa première interaction avec la femme aux yeux bleus. Elle décida de poursuivre sur sa lancée.
— Vous n'avez pas de voiture ? Ça doit être long...
— J'aime m'aérer l'esprit avant le travail.
Adèle recommençait à utiliser des réponses évasives en détournant le sujet : elle trouvait son interlocutrice décidément trop curieuse et indiscrète. Elle ne supportait pas qu'on fouille dans sa vie privée. Marie, de son côté, comprit qu'elle agaçait sa passagère et cessa tout dialogue.
Après quelques instants de plus, la voiture se gara devant une maison mitoyenne à l'allure pathétique bien que l'intérieur soit en réalité assez luxueux.
Adèle remercia la conductrice et s'empressa de descendre. Mais Marie ne bougea pas. Elle resta figée. Immobile devant la façade, incapable de partir.
La jeune femme éprouvait quelque chose d'étrange. Une sorte de fascination. Cette Adèle l'intriguait réellement et elle brûlait d'envie d'en savoir plus sur elle. La jeune mère de famille semblait dissimuler un lourd secret, mais était pourtant si droite et courageuse.
Marie se surprit à l'admirer. L'étrangeté de ce sentiment lui permit de mettre sa curiosité de côté et elle rentra chez elle pour manger un semblant de soupe diluée à l'eau.
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