Gratin de souvenirs
J
'attrape ma veste sur le porte manteau et m'arrête devant la porte, la main sur la poignée. Depuis hier soir j'essaie d'organiser mes pensées mais rien n'y fait. J'ai besoin de la voir, absolument. J'ai besoin qu'elle m'explique, qu'elle remette le passé en place. J'ai besoin d'entendre sa voix me raconter encore une fois ce que je suis et ses mains me montrer pourquoi. J'ai besoin d'elle tout simplement.
Les escaliers glissent sous mes pas et je rejoins la gare cinq minutes plus tard. Mon ticket à la main, je m'installe à la fenêtre de droite. Je dépose ma veste et le fondant au chocolat acheté plus tôt sur le siège voisin, resté vacant. Le parfum de la pâtisserie réveille un ours dans mon estomac.
Génial. Je suis sûr que tout le train m'a entendu. Je m'enfonce un peu plus dans mon siège quand un rire cristallin retentit à ma gauche. Je tourne la tête et découvre une jeune femme blonde en train de me dévisager en souriant. Son visage ne m'est pas inconnu, mais je ne parviens pas à retrouver son souvenir.
— Désolée, bafouille-t-elle. C'est que votre ventre m'a fait rire, le mien venait de faire pareil quelques secondes auparavant. Je dois cependant admettre que c'était bien plus discret que vous, sans vouloir vous vexer.
Je la fixe sans savoir quoi répondre. Elle s'avance vers moi et tend une main vers le siège voisin au mien.
— Je peux ?
Je prends mes affaires sur mes genoux et acquiesce.
— Moi c'est Stella.
— Ah mais alors c'était vous ! m'exclamé-je.
Elle sursaute, surprise par mon ton catégorique.
— Moi quoi ?
— Vous ne vous souvenez pas ?
Elle secoue la tête.
— Puisque je vous dis que non !
— Un sourire et une glace, c'est mieux qu'un palace, m'amusé-je.
— Vous ? s'exclame-t-elle.
— Vous me remettez maintenant ?
— Oui oui, beaucoup mieux.
Elle réfléchit quelques secondes avant de demander précautionneusement :
— Vous êtes encore dépressif ?
J'éclate de rire, lui arrachant un nouveau regard circonspect.
— Non. Enfin je ne suis pas sûr de l'avoir été. En fait je ne sais pas. Vous saisissez ?
— Pas tellement non.
Je décide de changer de sujet.
— Et où allez-vous comme ça ?
— A Glynto.
— Vraiment ? C'est aussi là que je me rends ! Je ne pensais pas qu'il y avait de quoi attirer une charmante jeune femme comme vous par là-bas.
Elle sourit et se met à observer le paysage qui défile au-dehors. Les arbres ne sont plus que des nuages verdâtres et les fleurs ressemblent à des barbes à papa de toutes les couleurs.
— Ce n'est pas parce qu'il n'y a rien de visible, qu'il n'y a rien d'intéressant. Une fenêtre n'est que verre, mais regardez de l'autre côté et vous pourriez y voir bien plus qu'un simple salon. Une scène de meurtre peut-être, une scène de vie sûrement. Chaque vérité est cachée par une vitre. Souvent, il suffit d'essuyer la poussière pour l'apercevoir. Parfois, il faut tirer le rideau du mensonge. Et ça, il n'y a que la volonté qui peut le permettre, déclare-t-elle.
Elle hausse les épaules.
— Je vais voir ma mère. Ils ont un service spécialisé là-bas.
Une voix robotique annonce notre arrivée à la gare de Glynto. Stella se lève, mais avant qu'elle ne s'en aille j'ose lui demander une dernière chose :
— Spécialisé dans quoi ?
Son regard me transperce.
— Dans l'étude du coma.
Sa silhouette s'échappe par la porte désormais ouverte et je m'empresse de la suivre en attrapant mes affaires au vol. Mais sur le quai, aucune mèche blonde. Je suis à nouveau seul.
Je traverse la gare et me retrouve à milieu d'une petite rue où les voitures s'agglutinent. Je bifurque à gauche et m'enfonce dans une ruelle grisâtre. Le soleil perce le ciel par moment et en profite pour éclairer mes pas. Le fondant tape contre ma cuisse et je débouche sur un chemin de terre.
Je n'ai jamais trop compris comment une ruelle au milieu de maisons pouvait aboutir sur un chemin si simplet, et surtout pourquoi. J'imagine que certains mystères sont faits pour rester enterrés.
J'enfile ma veste et poursuit ma route. L'herbe verte plie sous le vent et me guide vers la maisonnette de ma grand-mère. Les murs en pierres laissent glisser le soleil sur les rosiers à leurs pieds et le toit vient accueillir une dizaine de moineaux gazouillants. Je frappe rapidement à la petite porte en bois rouge et entre.
L'intérieur est empli de parfums délicieux. Je dépose mon paquet sur la table de la pièce à vivre et m'avance dans la petite cuisine sur la droite. La salle de bain jouxte les fourneaux, suivie par la chambre de Carmène. La mienne se trouvait à l'étage, mais a depuis été reconvertie en grenier.
— Hugo !
— Mamie Carmène !
Je l'embrasse et la serre dans mes bras. Emprisonnant son corps rebondit et sa chevelure d'un violet noirâtre contre mon torse.
— Comment ça va depuis le temps ?
— Depuis le temps hein ! Oh je vois bien pourquoi t'es pas venu me voir plus tôt... Tu t'es trouvé une nouvelle grand-mère c'est ça ?
Le dernier coup de poing de Monique me revient à l'esprit et je frotte machinalement mon crâne en éclatant de rire.
— Impossible ! Tu es la meilleure mamie de tout l'univers !
— Tu dis ça uniquement pour avoir à manger gros gourmand.
— En partie oui, avoué-je en souriant.
Elle rit de bon cœur et me pousse sur le côté.
— Ecarte toi de mes pattes ! J'ai besoin de place pour faire à manger. Va donc mettre la table !
Je souris et attrape assiettes et couverts avant de me rendre dans la grande pièce. Sur la commode en bois, à côté des mots croisés et des aiguilles à tricoter, les cadres photos attirent mon regard. Des portraits de moi trônent çà et là, le plus souvent accompagné de Carmène. Il n'y a, à ma connaissance, qu'une seule photo où figure mon père. La seule qui reste de mes parents et moi. J'ignore où elle est rangée, mais loin des regards je l'espère.
Je termine de mettre la table et m'assois sagement en attendant que ma grand-mère termine. Ne pas aller dans la cuisine quand elle prépare le repas, c'est la grande règle d'or. Monique ne tiendrait pas une seule seconde devant des effluves aussi exquises, je suis sûre que Carmène et elle s'entendraient très bien au fond.
L'image de ma tortionnaire s'efface bientôt et je découvre avec extase un plat de gratin de courgettes posé sur la table. La spécialité de ma grand-mère me fera toujours saliver. Elle me sert et démarre la discussion avec la franchise qui signe sa personnalité.
— Alors, pourquoi es-tu venu ? Pourquoi as-tu besoin de moi ?
J'aimerais lui dire que je suis venu sans arrière-pensée, parce que je l'aime et que je voulais simplement la voir. Mais ce serait faux, un mensonge qui s'effriterait au moindre coup de vent. Et elle le sait. Elle sait que je ne lui tiens rigueur de rien, que je ne la remercierai jamais de m'avoir élevé, jamais assez pour tout ce qu'elle m'a donné. Cependant, elle sait aussi que cette maison a une odeur de flames au fond de mon cœur et que son visage et sa voix ont des airs de phrases jamais finies. « Sinon quoi papa ? »
— J'ai fait un cauchemar.
Je vois tout son corps se raidir et ses yeux me fuir. Elle s'humidifie les lèvres avant de répondre :
— Toujours le même hein ?
J'acquiesce.
— Je suis désolée... Tu sais, j'ai vraiment essayé de l'élever sur un chemin parallèle à celui de son père. Pour qu'ils ne se croisent jamais. Mais j'ai échoué n'est-ce pas ? Je t'aime Hugo, tu le sais. J'ai tout fait pour te sauver, avant de te rencontrer et encore après. Mais le destin est fourbe, tordu. La vie ne te laisse jamais un moment de répit. J'aimerais te dire que ça va s'arranger, que tout va redevenir comme avant, que ce n'est qu'un rêve. Si je le pouvais, je donnerais mon âme pour te laisser enfin vivre en paix. Mais ton père est un fantôme. Pire que ça, un spectre. Il réside dans ton esprit, au plus profond de toi-même.
Elle marque une pause pour reprendre son souffle.
— Je sais ce qui te fais peur. Je t'ai entendu hurler tant de fois tu comprends ? Je sais ce qui emprisonnait ton cœur, ce qui empêchait ta tête de se libérer de la malédiction de ton père...
Je suis suspendu à ses lèvres, incapable de me détacher de ses paroles. Je bois tous ces mots comme s'ils pouvaient me rendre ivre et éloigner tous mes démons. Je serai prêt à croire à tout ce qu'on me dit pour l'écouter encore.
— Tu veux savoir hein ? Tu ne peux pas t'empêcher de retourner cette question dans ta tête. Tout le temps, partout. Sinon quoi ? Je n'ai pas de réponse Hugo. Mais j'ai peut-être un indice.
Elle se lève et tire un des compartiments de la commode. Carmène en sort une montre dont les aiguilles se sont arrêtées. Je l'observe de loin, admirant ses contours argentés comme si je n'attendais qu'elle depuis tout ce temps.
— Je n'ai jamais su qui était mon fils Hugo, mais toi je sais qui tu es. Il ne tient qu'à toi de le découvrir à ton tour. J'espère que tu feras bon usage de cette montre. Elle appartenait à ton père. Et tu veux savoir ? Ses aiguilles se sont arrêtées le jour de ta première mort.
J'attrape l'objet entre mes mains, précautionneusement, comme s'il s'agissait d'une relique ; puis la glisse dans ma poche.
— Merci grand-mère. Merci pour tout.
Elle me sourit tristement avant de pointer mon assiette du doigt.
— Allez, mange maintenant. Ça va être froid.
— J'ai une dernière question.
Elle relève la tête.
— Oui ?
— Tu ferais quoi toi, si une fille te plaisait mais que tu avais encore le cœur brisé ?
— Je n'essaierais surtout pas de recoller les morceaux avec elle. Je l'appellerai, je lui proposerai de sortir. Et Hugo, si tu crois que cette fille est assez spéciale pour remplacer Anna, demande-lui de t'aider. Parle lui de toi et, si elle t'écoute, remet le temps en marche avec elle.
J'imprime ses paroles dans ma mémoire.
Grand-mère disait toujours qu'on a trois morts. J'ai connu la première, qui m'a brisé l'âme. La deuxième, qui m'a brisé le cœur. Et je sais que la troisième me brisera le corps. Alors je vais remettre le temps en marche, pour repousser la dernière. Et les aiguilles tourneront à nouveau.
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Coucou !
Comment allez-vous en cette deuxième semaine de septembre ?
J'espère que vos projets avancent bien et que vous êtes en pleine santé !
Ce chapitre était un peu plus long que d'habitude mais il le méritait bien ahah
Qu'en avez-vous pensé ? Team Monique ou Team Carmène ?
Je vous souhaite une belle semaine !
Bisous ❤️
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