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Nous restâmes quelques instants immobiles, terrifiés et fascinés par ces corps à demi entassés, figés au milieu de leurs mouvements. Je devinai la forme avachie du méca-horloger, en arrière-plan.
— Turing... commençai-je.
— J'ai peur que vous ne puissiez plus grand-chose pour lui, Watson, répondit tristement le détective. Je crains qu'il n'ait été perdu bien avant que nous arrivions. Personne ne peut vivre des années dans un laboratoire fermé, seulement nourris de rêves d'armes et de guerres, sans perdre sa raison et son humanité.
— Quel gâchis, soufflai-je. Quel horrible gâchis...
Je me tournai vers « Philip », qui ne disait rien, le regard fixe, aussi indéchiffrable que celui des automates inachevés.
— Quel gâchis, en effet, souffla-t-il finalement – et sa voix était triste, si triste ! Geoffrey est mort.
Il recula jusqu'à rencontrer un mur, s'y appuya et se laissa glisser jusqu'au sol, comme désarticulé. Aucun muscle de son visage ne bougea, mais ses yeux se mirent à luire et il commença à pleurer, sans bruit, sans sanglots, deux ruisseaux de larmes qui serpentaient le long de ses joues et se perdaient dans son col.
Je repensai aux affirmations de Holmes, devant le corps de la fausse Lizzy. Il avait dit qu'une machine ne pouvait vivre, ne pouvait ressentir et ne pouvait mourir. La douleur du faux prince, pourtant, me paraissait assez réelle pour me serrer le cœur.
Je m'accroupis et posai, avec hésitation, une main sur son épaule. Il m'adressa un regard surpris.
— Vous n'avez pas compris, Watson ? dit-il d'une voix basse. Je suis une machine. Je vous ai mentis. Je vous ai trahis.
— Je n'en suis plus à ça près, répondis-je avec une pointe d'humour qui me surprit moi-même.
— Et si vous nous expliquiez tout depuis le début, Philip, Cyril, ou quel que soit votre nom ? intervint Holmes. J'ai déjà fait l'erreur de considérer un ami comme un traitre par manque de données, je préférerais ne pas recommencer.
Le regard de l'automate se fixa dans le vide. Lorsque sa voix sortit, elle était morne, monocorde, à peine reconnaissable.
— Je préfère que vous continuiez à m'appeler Philip, dit-il. Je crains que Cyril Morton n'existe plus. Quant à tout vous raconter depuis le début... Je ne sais même pas où il se situe, exactement. Je ne sais que ce que Geoffrey nous a raconté. Écœuré par la violence de la Première Guerre, las de ses contemporains, il avait décidé de se retirer pour toujours de la société. Mais il ne voulait pas abandonner ses recherches et ne pouvait, par conséquent, s'enterrer au fond d'une campagne, loin de tout matériel et de toute source d'énergie. Alors il a décidé de plonger au plus profond de Londres, où nul n'aurait jamais l'idée d'aller le chercher. À cette époque, les plus bas étages de Withchapel se dépeuplaient mystérieusement et, sous l'effet de superstitions, personne ne voulait plus retourner y habiter. Persuadé d'avoir trouvé l'endroit idéal, Geoffrey est allé voir le propriétaire des lieux, celui qui régnait sur Withchapel avant Aragon, pour acheter un terrain. Il était très riche, il me semble. Je me suis toujours demandé d'où lui venait sa fortune.
— Je suppose que le suzerain de Withchapel n'a pas posé d'obstacle ?
— Au contraire, c'était une aubaine pour lui, puisque plus personne ne voulait de l'endroit. Geoffrey a fait construire une maison, notre maison, par des ouvriers qui ne poseraient pas de questions. Un atelier, une grande bibliothèque, une chambre, et un salon, au fond duquel il a fait installer un escalier qui montait vers la surface et que nul n'avait le droit d'utiliser, à part lui. Puis il a repris ses travaux. Je crois qu'il se sentait seul, très seul, avant de créer Irène. Il l'a façonné pour qu'elle l'aide à l'atelier, mais elle a fini par développer une conscience, une personnalité, que même lui n'aurait pu présager.
— Ils sont tombés amoureux ? ne pus-je m'empêcher d'intervenir.
— Oui, répondit-il avec un sourire. Ils ont vécu plusieurs années ensembles avant de créer Violet, puis moi, à un an d'intervalle. Il disait qu'il avait choisi nos noms d'après un vieux livre ramené de la surface. Ça l'amusait, de nous avoir donné des noms différents, comme si nous venions d'ailleurs. Mais nous étions une famille. Irène et Violet étaient pour moi deux grandes sœurs et Geoffrey un père et un mentor. Puis, quelques mois après mon réveil, quelqu'un s'est présenté à la porte. Il s'agissait du nouveau roi de Withchapel, qui voulait savoir à qui son prédécesseur avait bien pu vendre un tel emplacement. Geoffrey a voulut s'en débarrasser en lui proposant de l'argent. Mais il a vu Irène.
Il fit une pause. Je déglutis, emporté par le récit.
— Il l'a immédiatement désiré, reprit-il. Il lui a fait des propositions absolument indécente, juste devant nous, en promettant de lui offrir monts et merveilles... Geoffrey l'aurait laissé partir, si elle l'avait voulu, il nous a conçu libre et nous a toujours laissé faire nos propres choix. Mais c'était lui qu'elle aimait et elle désirait rester à ses côtés.
— Aragon s'est mis en colère ? demandai-je, anxieux à l'idée de ce qui allait – ce qui était – arrivé.
— Non, répondit Philip d'une voix grave. Il a fait pire. Il est partit sans discuter. Puis il est revenu le mois d'après. Et encore. Et encore. De plus en plus souvent. Il est devenu notre ami. Geoffrey nous avait expliqué beaucoup de choses, à propos des hommes et de la surface. Il nous avait raconté la guerre dans toute son horreur et comme les humains étaient cruels et vicieux. Mais la trahison, le mensonge et la manipulation n'étaient à nos yeux que des idées un peu étranges. Et puis, malgré toutes nos connaissances innées, installées par Geoffrey directement dans notre tête, nous n'étions au monde que depuis si peu de temps ! Nous n'avons pas compris les manigances d'Aragon. Pas avant qu'il ne soit trop tard. Un jour, il nous a proposé de visiter sa demeure, une sorte de cathédrale extraordinaire, dont il nous avait vanté la splendeur des jours durant. Nous savions que Geoffrey n'apprécierait pas, alors nous sommes sortis en cachette, pendant qu'il dormait. Mais notre escapade a durée bien plus longtemps que prévu. Aragon avait toujours quelque chose de nouveau et d'extraordinaire à nous montrer. Et lorsque nous sommes enfin revenus à la maison... Geoffrey n'était plus là. Il n'y avait qu'un mot expliquant qu'il avait cru que nous l'avions fuis pour explorer la surface et qu'il partait à notre recherche.
— Certainement laissé par les hommes d'Aragon, commenta Holmes. Si les Hommes de Lettres connaissaient votre existence, ils vous auraient embarqués aussi. Vous y avez cru ?
— Oui, soupira l'automate. Nous n'avons même pas envisagé la possibilité d'une autre option. Le kidnapping n'était pas une notion avec laquelle nous étions particulièrement familiers. Enfin, pas encore... Tous ses carnets de notes manquaient, ainsi que son journal de travail. P-29, l'un de ses premiers prototypes, désactivé depuis longtemps, avait disparu aussi.
— Les notes ont dû être prises par les Hommes de Lettres, ajouta songeusement Holmes. Je me demande ce qui est arrivé à P-29... Elle a peut-être été réactivée par son créateur, pour le défendre... À moins qu'Aragon n'ait essayé de la dérober pour la revendre et qu'elle lui ait échappé ?
— Pourquoi dites-vous cela ? s'étonna Philip.
— Nous l'avons croisé, en descendant sous terre, expliquai-je.
— P-29 ?! s'exclama-t-il. P-29 est à la maison ? Elle fonctionne encore ?
— Plutôt rouillée, répondit Holmes sans pitié, mais oui, elle fonctionne toujours. Elle erre dans les quartiers fantômes. Peut-être à votre recherche.
Philip passa ses mains sur son visage.
— Nous irons la retrouver, lorsque tout sera réglé...
— Qu'avez-vous fait, après la disparition de Norton ? demanda Holmes pour remettre la discussion sur les rails qui l'intéressaient.
— Aragon nous a proposé de nous aider à le retrouver, reprit Philip, et de mettre à notre disposition toute son influence, si Irène devenait sa compagne. Ce qu'il ne savait pas, c'est qu'Irène n'était pas soumise à la tradition humaine voulant que les femmes se placent forcément sous l'égide d'un homme, et décida que nous retrouverions Geoffrey par nous-même. Après tout, nous avions des capacités presque illimitées, bien supérieures à celles des humains, que ce soit physiquement, par la force ou l'endurance, que mentalement, par notre mémoire parfaite et notre facilité d'apprentissage. Comparés à des créatures de chair et de sang, nous nous sentions invincibles. Alors nous avons emprunté l'escalier interdit et nous sommes montés à la surface. Je crois qu'Aragon en a été absolument furieux. Nous avons entendu dire qu'il avait complètement retourné Whitechapel pour retrouver « sa femme en rouge », avant d'abandonner.
— C'est certainement lui qui a, involontairement, fait naître des rumeurs à son sujet, commenta Holmes, plus pour moi que pour l'automate.
— Tout était si étrange, à la surface, reprit Philip. Si différent... Le ciel était beaucoup, beaucoup plus grand que les récits de Geoffrey ne l'avaient laissé imaginé, le monde si vaste et l'horizon si loin... Et tout était si... peuplé ! Nous avons erré plusieurs mois à la surface, peinant à nous insérer ou à accomplir quoi que ce soit d'efficace. À cause de nos habits et de notre façon de parler, tous le monde estimait que nous étions de la noblesse. Finalement, nous avons convenu que si on nous prenait pour des nobles, Geoffrey l'était certainement, puisque c'était lui qui nous avait tout apprit, et que s'il se trouvait quelque part, c'était certainement dans la haute société. Comme nous pouvons modeler notre voix à notre convenance et soutenir des notes que les humains ne peuvent espérer atteindre, devenir une grande cantatrice n'a pas demandé beaucoup d'effort à Irène. Nous fûmes vite conviés dans les cercles les plus raffinés. Mais...
— Mais le temps passait et vous ne trouviez toujours pas trace de Norton, finit Holmes à sa place.
— Oui, confirma-t-il sombrement. Irène allait de soirée en soirée, de salon en salon, et nous l'accompagnons à chaque fois que nous le pouvions, pour enquêter, poser des questions... Mais les hommes n'avaient qu'un seul sujet de discussion : la guerre qui venait juste d'être déclarée. Comment tuer en masse, comment manipuler les foules, comment soumettre, comment écraser l'ennemi... Irène revenait un peu plus désillusionnée de chaque soirée où elle était invitée, écœurée par les propositions qu'on lui faisait et par le manque de crédibilité qu'on lui accordait, à cause de son apparence féminine. Et Geoffrey lui manquait terriblement, encore plus qu'à nous. Elle ne supportait pas l'idée qu'il ne veuille plus la voir, qu'il ne l'aime plus, qu'elle l'ait fait fuir... Elle avait l'impression de l'avoir trahis. Elle qui avait toujours été si lumineuse devenait renfermée, taciturne et désabusée. Violet partageait son point de vue, elle-même écœurée par la façon dont les hommes la traitait. Quoi que tout aussi triste, j'étais plus réservé. Et puis...
— Vous avez eu des nouvelles de Norton, anticipa Holmes.
— Oui. Irène a fait appel à un homme détestable, une sorte de serpent qui savait tout sur tout le monde et utilisait ses informations pour faire chanter ses victimes ou obtenir des privilèges. Charles Auguste Milverton. Il nous a révélé, moyennement argent, qu'une organisation secrète tentait de fabriquer des automates pour en faire des armes et qu'ils avaient enlevé un scientifique pour s'en occuper.
— Il parlait certainement de Turing, commenta Holmes, pensif. Quand nous aurons le temps, il faudra que vous me donniez quelques informations à propos de ce Milverton...
Philip hocha vaguement la tête.
— Irène est devenue folle de rage, reprit-il. Jusque-là, nous pensions que Geoffrey était parti de son plein gré, à cause de nous et de notre imprudence. Savoir qu'il était retenu quelque part, et retenu par des êtres qu'elle estimait mille fois inférieurs... Quelque chose a changé, chez elle, ce jour-là. Quelque chose s'est brisé. Avec l'argent de ses concerts, elle a acheté un dirigeable et y a installé un atelier. Dans cet atelier, elle s'est mise en devoir de nous créer d'autres visages. Elle a fait de moi un prince, pour que je puisse évoluer dans la haute société. Elle m'a dit que le véritable Mountbatten était mort. Je n'ai pas demandé de détails.
Machinalement, Holmes glissa la main dans sa poche et en ressorti la photographie sépia que nous avions trouvée dans l'atelier souterrain. Philip s'en saisit et la déplia doucement sur ses genoux. Son doigt caressa tendrement les sourires figés.
— Elle m'a dit qu'elle avait détruit mon ancien visage, dit-il tout bas, pour que je n'oublie jamais ce que les humains nous avaient fais. Je ne l'ai pas cru, mais je n'ai jamais retrouvé le visage de Cyril Morton.
— Elle nous déteste à ce point ? demandai-je.
— Oh, oui, répondit-il sans relever les yeux de la photographie. Elle estime que nous sommes infiniment supérieurs aux humains et que quiconque se mettrait entre elle et le seul homme qui lui importe vraiment n'est qu'un obstacle à balayer. Mais elle est intelligente. Elle l'a toujours été. Elle n'allait pas simplement tuer tout le monde. La première chose qu'elle a fait, c'est de contaminer Violet, lui transmettre sa haine. Puis elle lui a façonné le visage de la Reine, de Lizzy, et, sans m'en faire part, elles se sont introduit dans Buckingham pour procéder à l'échange. Elles n'auraient eu aucun scrupule à tuer Lizzy, mais elle pouvait servir de mine d'information, alors elles l'ont enfermé à bord du dirigeable. J'aurais pu me rebeller, à ce moment-là, lorsqu'elles m'ont mis devant le fait accomplis. Je ne l'ai pas fait. C'était ma famille.
— On ne peut pas vraiment vous le reprocher, essayai-je de le consoler.
Holmes ne dit rien, mais j'eus l'impression qu'il n'était pas de cet avis.
— Avec l'appuie de la couronne d'Angleterre, reprit l'automate, toutes les portes se sont ouvertes devant nous. Nous avons assisté aux soirées les plus secrètes de Londres, aux réunions des clubs les plus fermés, aux rassemblements des organisations les plus sélectives. S'il le fallait vraiment, nous enlevions quelqu'un pour prendre sa place.
— Et vous avez enfin fini par apprendre quelque chose, termina Holmes.
— Oui. L'existence des Hommes de Lettres. C'était il y a quelques mois, à peine. Nous avons tenté de nous infiltrer en empruntant d'autres identités, mais cela ne fonctionna pas. Soit nous n'accédions qu'aux plus petits niveaux de l'organisation, sans informations intéressantes pour nous, soit nous nous faisions repérer, ne possédant pas assez de connaissances sur les Hommes de Lettres pour en connaître correctement les us et coutumes. Les choses se gâtèrent encore plus. Violet en avait assez de jouer à la Reine et faisait de plus en plus d'écart sur la conduite qu'elle était censée tenir. Irène en avait assez, tout court.
— Elle a commencé les tortures, souffla Holmes.
Philip hocha la tête.
— Lorsque je l'ai découvert, nous nous sommes disputé et j'ai décidé de tout arrêter. Elle allait trop loin. Geoffrey n'aurait jamais voulut une chose pareille. Jamais. Mais elle était persuadée que lorsque nous le retrouverions, tout rentrerait dans l'ordre, tout redeviendrait comme avant. Au début, elle se dissimulait dans la Guilde des Assassins. Lorsque le meurtre d'un Homme de Lettre est demandé, l'information remonte en hauts lieux et l'assassina, à moins que la personne en question se soit attiré les foudres de sa hiérarchie, n'est pas commis. Irène s'en servait pour repérer les Hommes de Lettres et les torturer, tout en laissant la Guilde effacer ses traces et chercher dans ses rangs des traitres qui n'existaient pas. Puis elle a pris de l'assurance. Pourquoi se soucier de se cacher ? Elle voulait une réponse. Elle voulait faire peur aux Hommes de Lettres, leur faire comprendre que quelqu'un en avait après eux, quelqu'un d'invincible. Retrouver Geoffrey s'était changé en idée fixe. Peu importe si, entre-temps, elle devenait ce que son créateur haïssait le plus. Peu importe si elle mettait Violet en danger en l'obligeant à garder sa place sur un trône qui devenait de plus en plus impopulaire. Peu importe si je répudiai ses actes, si elle perdait la seule famille qu'elle n'avait jamais eu.
— Pourtant, elle ne m'a pas tué, lorsque nous l'avons surprit sur le dirigeable, pointa Holmes.
— Si vous tuer était inutile, elle n'a certainement pas vu l'intérêt de le faire. Heureusement pour vous. Pour nous tous, d'ailleurs.
Je hochai la tête avec ferveur.
— Adler sait-elle où vous êtes ? demanda le détective, que l'idée d'avoir frôlé de si près la mort ne semblait pas émouvoir plus que ça.
— Elle m'a contacté, juste avant le bal. Elle avait eu vent de votre passage chez Aragon et elle pensait que si vous aviez remonté si vite sa trace, alors vous pourriez peut-être retrouver Geoffrey. Elle m'a demandé de m'infiltrer auprès de vous, d'une manière ou d'une autre, car elle n'avait pas le temps de se façonner un nouveau visage, ni à elle, ni à Violet. Elle m'a laissé entendre que c'était le moyen le plus pacifique de retrouver Geoffrey. Je me suis rapproché de l'inspecteur Gregson, avec lequel j'avais déjà sympathisé auparavant, et Irène a organisé une mise en scène pour que vous vous fassiez arrêter par la police. J'étais censé me trouver avec l'inspecteur dans le fourgon qui vous conduirait en prison. Elle aurait attaqué le fourgon, j'en aurais profité pour vous aider à vous enfuir et je vous aurais accompagné.
— À la place, commenta Holmes, amusé, Lestrade nous a protégé, nous avons fui en lui volant son dirigeable, et délivré la Reine. Je suppose qu'elle a été assez surprise, en attaquant le fourgon, de n'y trouver que Lestrade. Lorsqu'elle a compris ce qui s'était passé, elle a essayé d'éliminer Lizzy, pour ne pas mettre Violet en danger, quitte à nous tuer en même temps, Watson, Viktor et moi. Elle vous a contacté pour vous demander où nous nous trouvions, n'est-ce pas ? Puis elle a communiqué notre emplacement à Aragon. Peut-être lui a-t-elle directement demandé de mettre le feu à la morgue. Elle savait que vous en sortiriez indemne.
Philip hocha la tête.
— Elle ne m'avait pas prévenu, je vous le promets ! Je ne l'ai plus contacté, après. J'avais peur qu'elle ne cherche de nouveau à tuer Lizzy. Mais à la place...
Il serra les poings, et sa mâchoire se crispa.
— À la place, je vous ai aidé à tuer ma sœur.
Il y eu un long, et lourd, silence.
— J'ai tué ma sœur, reprit Philip, à cause de vous. Et Geoffrey est mort. À cause de toute la haine, de la violence, des mensonges, de l'hypocrisie, et de la soif de pouvoir des humains. Il est mort...
Sa voix devint progressivement froide, monocorde, perdant à chaque mot un peu plus d'intonation, jusqu'à ressembler au timbre désincarné de Madame Hudson.
— Il est mort parce que l'humanité est pourrie jusqu'à la moelle, continua-t-il de sa voix affreusement atone. Même vous. Watson, vous êtes un ancien soldat, habitué aux boucheries du front. Vous, Holmes, seriez prêt à n'importe quoi pour la résolution d'une enquête. Lizzy ne rêve que de pouvoir, de vengeance, et d'ennemi à ses pieds. Viktor est un ancien savant fou, père de créations abominables. Gregson accepte des pots de vins en permanence. Tesla a assassiné ma sœur. Ce sont des humains comme vous qui avez contaminé Irène, qui lui avez insufflé toute cette haine. Vous êtes responsables de tout ce gâchis, de tous ces massacres, de Geoffrey, de ma maison disparu, de ma famille en miette...
— Ce n'est pas vrai, soufflai-je. L'humanité n'est pas si mauvaise.
Philip tourna lentement la tête vers moi, ses yeux grands ouverts ne cillant pas, ses traits aussi inexpressifs qu'un masque de marbre. Je tendis un bras vers lui, dans l'espoir de je ne sais quoi. J'eus à peine le temps d'apercevoir le mouvement de sa main avant qu'elle ne se referme autour de mon poignet.
— Philip... suppliai-je.
Ses doigts accentuèrent la pression, me faisant grimacer de douleur. Son regard était fixe, aussi fixe que celui des machines de Turing.
— Vous savez pourquoi, d'après moi, Alan Turing n'a pas réussit à créer d'automate pensant ? déclara soudain Holmes.
La tête du faux prince pivota dans sa direction, ses yeux toujours vides et froids. Sa prise sur mon poignet ne se desserra pas. J'envoyai à Holmes un regard au bord de la panique. Il me répondit d'un imperceptible signe de tête, qui eut l'étrange effet de me tranquilliser. Il savait ce qu'il faisait.
— Parce qu'il n'avait pas le génie de Geoffrey, lâcha Philip.
— Certainement. Mais, après tout, Turing avait accès à toutes ses notes, tous ses papiers, peut-être même certains prototypes... Non, je pense que le problème, voyez-vous, c'est que Norton vous a donné la capacité de pleurer.
— Pardon ? s'étonna l'automate, sa voix retrouvant, fugitivement, une once d'inflexion.
— Turing cherche à créer des armes. Vous avez bien vu : il a pourvu chacun de ses prototypes d'un mode offensif. Toutes ses recherches tournent autour de ce point : la puissance. Il s'est lui-même transformé en machine, sacrifiant son corps à cet idéal de guerre. Mais Norton ne vous a pas créé pour blesser. Il vous a fait fort, mais il vous a laissé le choix. Vous avez des mains, et non des canons ou des lames. Vous n'êtes pas une silhouette anonyme parmi d'autre : vous avez un corps, un visage, des particularités. Norton ne vous a pas créé à l'épreuve de tout : je vous ai vu frissonner de froid, rosir de plaisir, et même grimacer d'inconfort ou de douleur. Il vous a offert des sensations. Il aurait pu vous construire de façon purement fonctionnelle, pour marcher, échanger, vous battre... Mais il vous a offert la possibilité de pleurer, même si vous n'en avez pas strictement besoin, il vous a permit d'exprimer de la souffrance, de la peine, ou même de la joie. Et vous savez aimer, n'est-ce pas ?
Philip baissa la tête.
— Oui, souffla-t-il, et sa voix était redevenu celle que je lui connaissais.
— Norton a fait de vous des humains, conclut Holmes, avec tout ce que cela implique de violence et de grandeur. C'est pour cela que vous avez été capable de développer une conscience. Ce n'est pas nous qui avons perverti Irène, elle possédait déjà en elle la capacité de haïr et de tuer. Dans mon travail, et au cours de cette simple enquête, j'ai côtoyé le pire de l'homme, mais aussi le meilleur, et je ne vous permettrai pas, monsieur le faux prince, de m'enlever ça ! On ne juge pas de l'humanité entière sur le crime de quelques individus, et on ne juge pas des individus au nom de l'humanité entière, bon sang !
Un sourire étira les lèvres de Philip, mi-triste, mi-amusé. Il croisa mon regard et sembla surprit de constater qu'il serrait toujours mon poignet. Il ouvrit les doigts et ramena sa main contre son torse, comme si elle lui était étrangère. Frottant mon poignet endolorit, je lui souris en retour, avec toute la chaleur dont je me sentais capable.
— Bien, apprécia Holmes. Maintenant que ces détails sont réglés, une dernière chose avant de quitter cet endroit : avez-vous apprit à Adler que Norton était mort ?
— Non, répondit l'automate.
— Mais... Comment aurait-il pu ? objectai-je.
Philip posa un doigt sur sa tempe.
— Par onde radio. Je peux joindre Irène, et je pouvais joindre Violet, sur d'assez longues distances.
— Par la pensée ? m'émerveillai-je.
— Ne soyez pas stupide, me rabroua Holmes, Norton n'a pas inventé la télépathie. Même après avoir enclenché leur « radio intégrée », il leur faut tout de même parler. Ceci dit, il aurait très bien pu l'allumer lors de notre entretient avec Turing, afin qu'elle entende toute l'histoire. Pourquoi ne pas l'avoir fait ?
— J'ai peur de la réaction d'Irène, avoua Philip.
— Vous savez où elle se trouve, en ce moment ?
— Pas le moins du monde, soupira-t-il.
Holmes sauta sur ses pieds et tendit une main à l'automate, qui hésita longuement avant de l'accepter.
— Nous sommes déjà restés assez longtemps dans cet endroit, lança le détective en prenant le chemin de la sortie.
Nous l'imitâmes avec empressement.
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