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Cher Holmes,
J'espère que vous lirez cette lettre. Je compte sur votre curiosité, je vous connais assez pour parier que vous l'ouvrirez.
Je ne sais par où commencer. Peut-être par m'excuser ? Je n'ai jamais voulu abuser de votre confiance, jamais. Je ne vous ais jamais espionné, jamais trahis pour le compte de quiconque, et je n'ai jamais rien fait qui puisse vous porter directement préjudice, croyez-moi, je vous en prie.
Mais il est vrai que je vous ai menti, depuis le début, depuis le premier corps. J'aurais dû vous faire confiance. J'aurais dû tout vous avouer lorsque j'ai appris à vous connaître, lorsque j'ai compris que vous étiez quelqu'un de bien et que vous ne me dénonceriez pas.
Mais j'avais peur.
J'avais peur que vous me tourniez le dos, en apprenant ce que j'avais fait, et j'avais peur de moi-même, de ce passé auquel j'ai tant et tant essayé d'échapper.
Mais assez gagné de temps. Voici tout ce que je ne vous ais pas dit.
Les Hommes de Lettres sont une société secrète étendue sur tout l'Occident. Chaque gouvernement possède sa part d'Hommes de Lettres. Il n'y a que deux façons d'en devenir membre. Soit grâce à une ordination suivant un protocole très ritualisé et très rare, dont je ne sais hélas pas grand-chose, soit par la naissance. Si vous êtes le premier né d'une famille riche et noble appartenant déjà à l'organisation, alors vous verrez débarquer, le jour de vos onze ans, deux hommes en noirs venus vous chercher. Mes parents m'ont confié à eux sans frémir, sans rien dire. Ils ont enfermé mon frère dans sa chambre pour ne pas l'entendre crier et sont resté sur le pas de la porte pour me regarder m'éloigner, coincé entre ces deux statues humaines au regard si froid...
Peu de parents s'opposent à ce « privilège ». Je pense que c'est ce qui est arrivé à la famille de Lestrade. Il m'a révélé que sa mère et son père étaient tous les deux morts à la fin de sa onzième année. Ils ont certainement voulu lui éviter l'École et en ont payé le prix fort. Ils devaient beaucoup aimer leurs enfants. Irène Adler l'a probablement enlevé en songeant qu'il faisait partie des Hommes de Lettres, puisqu'il en avait le profil, mais l'a abandonné en se rendant compte de son erreur.
J'ai parlé de l'École... C'est là que vont les enfants enlevés à leurs parents, c'est là qu'est formée la « future élite de la nation ». C'est là qu'on nous inculque les valeurs des Hommes de Lettres.
Nous y avions des cours classiques, quoiqu'à un niveau très élevé : littérature, mathématiques, philosophie, histoire, sciences... Mais on y apprenait aussi et surtout à mentir, à manipuler, à trahir, à se battre, à tuer sans frémir, à supporter la blessure et la torture, à ne croire en personne d'autre que nous même, et à obéir sans discuter aux ordres des plus gradés. Irène Adler n'est qu'une amatrice, vous savez. Elle n'obtiendra rien des Hommes de Lettres en les dépeçant. Nous avons été formés pour ça.
C'était un environnement violent, Holmes, surtout pour les enfants que nous étions, et que nous ne restâmes pas longtemps. Une micro société, avec ses propres règles et ses propres jeux de pouvoirs. J'ai honte d'avouer que j'étais plutôt bon à cela, les premières années. J'ai gagné à plusieurs reprises le privilège d'un lit privé pour la nuit, d'habits confortables et de nourriture supérieure. Quand je repense à ce que j'ai dû accomplir pour ces méprisables trophées... De nombreux élèves étaient renvoyés chez eux tous les ans, éborgnés ou mutilés par des « accidents » malencontreux que même la méca-horlogerie ne pouvait réparer. D'eux, nuls n'entendait plus jamais parler : c'était une trop grosse honte pour la famille, qui se dépêchaient de les expédier dans une colonie à l'autre bout du monde.
D'autres, tout aussi nombreux, ne sont simplement jamais revenus de l'École, sinon dans un linceul.
J'avais treize ans lorsque j'ai poussé mon principal rival du toit du gymnase. Mon professeur m'a félicité. Je n'ai jamais revu le rival en question et n'ai jamais su si je l'avais tué ou non. Treize ans. Il en avait douze. Ce n'était pas mon premier crime là-bas, ni le dernier. Pourtant, la figure de ce garçon me hante encore. Il a eu peur, au dernier moment. Il a voulu se retenir à moi. Et je n'oublierai jamais la sensation de mes mains posées sur son torse, le rejetant par réflexe, le précipitant vers le vide, vers l'abîme. Je n'oublierai pas non plus son cri, ni son silence, aussi nombreux puissent-êtres ceux que j'ai entendus depuis.
C'est là que s'enracine réellement le Mal, Holmes, dans des endroits semblables, où des adultes s'organisent pour torturer et corrompre des enfants au nom d'idéaux eux-mêmes corrompus.
Quels sont ces idéaux ? Que recherchent les Hommes de Lettres ? Le pouvoir. Le pouvoir avant tout, sous toutes ses formes et toutes ses manifestations. Ils possèdent les plus grandes richesses de ce monde, les sociétés marchandes, les usines, les plantations étrangères... Les armes, aussi. Ils croient vivre dans un univers où l'on doit manger pour ne pas être mangé et écraser pour ne pas être écrasés. Ils voient une forme de beauté, de pureté, de sublime même, dans la violence brute et la lutte pour la survie. Bien entendu, ils estiment aussi que certains êtres sont essentiellement supérieurs aux autres, et donc naturellement destinés à régner et asservir.
Ma main a honte de tracer des phrases pareilles. Je voudrais tant ne pas avoir à le faire, je voudrais tant pouvoir me persuader qu'aucun humain n'a jamais pensé de choses semblables et déchirer ce papier pour le jeter au feu. Hélas, je sais bien qu'aucune flamme ne pourra jamais venir à bout de la violence et de la haine.
À la sortie de l'École, au moment d'entrer dans la vie active, les Hommes de Lettres font tous vœux d'allégeance à l'organisation. Pas d'amis. Pas de famille. Je suis tellement, tellement désolé, Holmes : Mycroft est un Homme de Lettres. Mais vous l'aviez déjà déduis, n'est-ce pas ? J'espère qu'il ne lui est rien arrivé. Il m'a demandé de vous garder à l'écart d'eux, lorsque nous nous sommes rencontré pour la première fois. Il a menacé de révéler aux autres ma présence, il a échangé votre sécurité contre son silence, qui aurait pu lui coûter cher. Il tient encore à vous, malgré tout, j'en suis persuadé. Après tout, s'il n'a ne serait-ce que la moitié de votre force d'âme, alors les Hommes de Lettres n'ont pas pu totalement lui laver le cerveau.
Pourquoi cette réaction de Stamford, tout à l'heure, à l'hôpital ? Je suppose que vous l'avez déjà compris. Je me suis enfui de l'École. J'avais seize ans (l'École dure jusqu'à dix-huit), et j'avais rencontré Mary Morstan lors d'un entrainement. La première fois qu'elle m'a vu, elle a essayé de me tuer. La deuxième fois, de m'embrasser. C'était la fille d'un colonel très fortunée, la première de sa génération à accéder à l'École. J'aimerais prendre des pages et des pages pour vous la décrire, de sa force à son courage, de son intelligence à l'étincelle de son regard, mais je sais que vous levez déjà les yeux au ciel, alors je me contenterai de déclarer l'évidence : nous nous sommes aimés et cela nous a sauvé.
Nous étions si bien ensemble, Holmes... Nous nous retrouvions la nuit, dans ces petits morceaux de paix que nous arrachions au monde. Tous les deux, nous avons désappris, lentement, ce qu'ils nous avaient inculqués. Et nous avons décidé de fuir. Comment avons-nous réussi ? Cela tient du miracle. Peut-être fallait-il simplement avoir l'audace de le tenter. Personne n'avait jamais essayé, avant nous.
Nous avons passé les années suivantes à fuir, se cacher, changer d'identité, de lieux, d'apparence, en permanence. C'était horrible, angoissant, épuisant, et nous sommes passé plusieurs fois à deux doigts de la mort – car c'était sans aucun doute le seul châtiment qu'ils nous réservaient. Pourtant, c'était aussi si exaltant, toute cette liberté ! Et puis, nous étions encore jeunes. Nous croyions encore en la vie, malgré tout ce qu'elle avait d'horrible et d'irréparable.
Après trois ans à courir les quatre continents, nous avons réussi à nous faire passer pour morts (un heureux concours de circonstances) et nous sommes revenus à Londres. J'ai suivi des études de médecine et elle d'infirmière (une idiotie que les femmes ne puissent devenir médecin).
Puis la guerre est venue tout défaire.
Bien sûr que nous nous sommes engagés. Nous pensions que ce ne serait rien, comparé à l'École et à nos années de fuite. Un jeu d'enfant. Nous pensions que c'était notre contribution au monde libre, que nous défendions l'espèce humaine contres les monstres d'en face, et toutes ces idioties que la propagande placarde sur les murs.
J'ai rencontré là-bas celui qui fut, si brièvement, un frère pour moi. James Watson.
Mary et lui sont tous les deux morts. Le même jour, la même après-midi, la même bataille sans gloire. Quelque part en France. Je n'ai jamais su où exactement, dans un petit village en ruine dont la chapelle s'était effondrée, mais dont la cloche, pour une obscure raison, sonnait encore.
En quittant les lieux, les darwinistes avaient laissé à notre intention trois chimères, enfermées dans la dernière maison debout, celle dont nous ouvririons fatalement la porte. C'est James qui a tourné la poignée. J'ai couru vers lui, mais il était trop tard. Il n'avait plus de tête et le monstre était en train de lui manger le bras. Il était mort. Mort ! J'ai ramassé ses sabres pour tuer la bête, mais elle m'a renversé et poignardé de ses griffes, à l'épaule et à la cuisse.
Jamais je n'oublierai l'apparence de ce monstre, jamais je n'oublierai ce spectre grimaçant aux yeux exorbités qui se déplaçaient par bonds, accroupit, presque sans bruit, si ce n'était le raclement de ses longues griffes, qui déchirent encore mes cauchemars.
Jamais je n'oublierai, non plus, l'image de Mary se précipitant vers moi, son uniforme blanc resplendissant dans la lumière du soleil. Dans mes rêves, je la vois encore courir alors que je m'effondre, et je vois la bête se détourner de moi pour se tourner vers elle, je la vois bondir, je vois la silhouette blanche se faire engloutir par ce corps noir, puis j'entends les cris, les cris, les cris... La cloche de l'église a sonné, à ce moment-là. Pourquoi ? Puis les soldats ont tiré, tiré, tiré, jusqu'à ce que la chimère s'effondre, emportant avec elle tout ce qui était beau dans le monde.
Après ça, que me restait-il ? Je ne sais même pas comment j'ai survécu. J'aurais dû mourir, dans ce village abandonné. J'ai souvent regretté de ne pas l'avoir fait. Mais mon ordonnance, Murray, m'a jeté sur le dos d'un cyborg sans me demander mon avis et m'a fait transporter jusqu'à l'hôpital le plus proche. On m'a recousu et on m'a signifié qu'une semaine ou deux de repos seraient suffisantes avant de retourner au front. On manquait trop de médecins pour se permettre de me renvoyer chez moi.
J'ai fui. Pourquoi me battre encore ? J'ai fui, j'ai erré, longtemps, longtemps, comme une loque, si vide à l'intérieur... J'ai atterri à Londres, un peu par hasard. Peut-être mes pieds avaient-ils simplement suivit un chemin familier ? Je ne sais pas. Quelle importance ?
Au cours de ces dernières années, j'ai souvent songé à ce qui m'arriverait, si les Hommes de Lettres me retrouvaient, et comment ils me tueraient. C'était la dernière peur qu'il me restait, prenant racine dans mon passé, comme la pire de mes terreurs enfantines. Maintenant, je me rends compte que ça n'a plus trop d'importance.
Merci pour tout ce que vous avez fait pour moi, Holmes. Merci de m'avoir fait revivre, de m'avoir fait ressentir de nouveau, même brièvement, et d'avoir donné aux dernières semaines de ma vie un sens qu'elles avaient perdu. Merci pour tout.
Je sais que vous arrêterez ces meurtres, mais faites attention à vous, je vous en supplie ! N'allez pas combattre Irène Adler seul !
Et pensez à manger de temps en temps, bon sang !
J'espère que, malgré tout, vous ne garderez pas de moi un trop mauvais souvenir.
Votre,
John Watson.
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