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La salle était pleine à craquer, emplie jusqu'aux ogives d'une assemblée grouillante et vociférante qui demandait encore, à grand renfort de protestations, ce qu'elle faisait ici de si bon matin. Les journalistes, les photographes et les plus aisés avaient réservé des nacelles, suspendues au plafond, qui leur permettaient de survoler en toute tranquillité les vagues ondulantes de la foule.
Tous faisaient face à l'imposante estrade royale ou, d'une minute à l'autre, Elizabeth II allait apparaître.
— Mon Dieu, souffla la souveraine en question. Ils sont si nombreux...
— Oh, pas plus de cinq cent, je pense, déclara Holmes en jetant un regard furtif par les rideaux entrebâillés. Enfin, bien sûr, si vous ne comptez pas les milliers auditeurs qui suivront votre discours à la radio.
Je lui jetai un regard assassin, qu'il reçut avec une mimique perplexe. Je m'approchai de Lizzy et posai une main sur son épaule, que je serrai, fort. Elle posa sa main sur la mienne et la serra en retour.
— N'oubliez pas, ma chère, lui soufflai-je, que l'Angleterre a besoin de vous.
Elle me sourit brièvement, inspira et s'écarta, laissant retomber ma main.
Son visage se durcit, comme il s'était durci la veille, après la mort de l'automate. En un instant, elle venait de prendre dix ans. Que dis-je, en une seconde, c'était des siècles de couronnement qui pesait soudain sur ses épaules. Elle était Reine.
Elle fit un geste impérieux. Philip poussa un gros levier rouge, comme au théâtre, qui cliqueta en se ployant.
Des trompettes retentirent dans la salle et l'assemblée, intimidée ou intriguée, se tut.
Dans le grésillement des flashs de photographes, Elizabeth II fit son entrée.
Un vague de murmure parcourut la foule, comme le vent sur une mer agitée. À quoi s'attendaient-ils en venant ici ? Certainement pas à ce qui allait suivre !
— Peuple d'Angleterre ! commença la reine d'une voix forte.
Par un phénomène d'acoustique assez fascinant, ses paroles portèrent jusqu'au fond de la salle.
— Je vous ai convoqué aujourd'hui parce que nous sommes en péril. Je vous ai appelé ce matin parce que nous avons été trahis !
Les murmures reprirent, beaucoup plus fort.
— Ces derniers temps, vous aviez à votre tête une reine lâche, couarde, pleutre, une reine qui ne se souciait pas de son peuple, une reine qui ne pensait qu'à se cacher !
Les commentaires moururent, étouffés par la stupéfaction. Incapables de comprendre où elle voulait en venir, tous étaient suspendus à ses lèvres.
— Vous haïssez cette reine ! Vous lui vouez tout votre mépris, une colère justifiée par les vœux qu'elle a bafoués ! Vous la détestez autant que je la hais ! Parce que cette reine n'est pas votre Reine !
Elle laissa passer un silence, juste assez long pour appuyer ses propos et faire monter la tension. C'était, à n'en pas douter, une oratrice née.
— Cette reine, la voici ! cracha-t-elle, un doigt tendu en arrière.
Sous les exclamations stupéfaites de la foule, les rideaux s'écartèrent.
Une autre souveraine fit son entrée, en tout point identique à celle qui venait de les haranguer. Elle s'avança sur le devant l'estrade d'un pas raide, chancelant. J'entendis Viktor déglutir et vit Philip frémir avant de détourner le regard.
— L'automate va tenir le coup ? chuchotai-je à Tesla, penché sur un pupitre recouvert de boutons.
— Je ne sais pas... Cessez de me perturber !
Je me le tins pour dit et repris mon poste d'observation.
Le premier moment de stupeur passée, la foule éclata de mille cris, vociférant, insultant et questionnant dans un vacarme de tous les diables.
Pourtant, lorsque la Reine, la véritable Reine, reprit la parole, tous entendirent et tous se turent.
— Écoutez tous, écoutez le témoignage de cette infâme !
Dans un silence total, l'usurpatrice s'avança, releva la tête et pris la parole d'un ton monocorde.
— J'ai été modifié par des savants darwinistes pour prendre le trône d'Angleterre.
Sa voix était légèrement défaillante, mais, dans l'ahurissement général, je ne pense pas que quelqu'un y ait prêté la moindre attention, ni au caractère légèrement forcé et simpliste de son discours.
— Ma mission, reprit-elle, était d'affaiblir le pays pour le livrer aux miens. Par la ruse et la traîtrise, j'ai pris la place de la Reine. Nous croyons l'avoir éliminée, mais elle était trop forte, et...
Une étincelle s'échappa du pupitre de Tesla, qui commença à grésiller et cracha une fumée de mauvaise augure.
— Je... continua l'automate, mort... à... l'Angleterre...
La machine émit un dernier grincement et s'effondra au pied de la souveraine légitime, qui ne daigna pas s'abaisser à lui jeter un regard.
Un silence de mort étranglait l'assemblée.
Les plumes des journalistes étaient suspendues au-dessus de leurs carnets. Les photographes regardaient à côté de l'objectif. Les nobles, pour la première fois de leur vie, se taisaient.
Un enfant poussa un cri.
Le bruit se répercuta à travers la salle comme un coup de feu.
Le monde s'anima soudain, rattrapant à toute allure les quelques secondes qu'il venait de perdre. Les plumes grattèrent frénétiquement le papier, les flashes crépitèrent, noyant la salle sous leur lumière crue, et le reste de l'assemblée au grand complet commença à hurler en brandissant des poings fermés. On entendit « Mort à l'usurpatrice » ! « God save the Queen » ! « Mort aux Darwinistes » ! « Mort à la Prusse » !
Le peuple d'Angleterre, après tant d'années de guerre intestine, de mépris entre classes, de résignation et de souffrances, exprimait enfin d'une même voix sa colère et son courage, tandis que la flamme du patriotisme renaissait de ses cendres.
La Reine laissa un instant s'exprimer les vivats, puis, d'une main levée, les fit taire.
Elle avait retrouvé toute son autorité, toute sa majesté, et, plus important, en l'espace d'un seul instant, elle était redevenue le symbole du peuple.
— L'Angleterre n'est pas faible ! On nous a trahis, on nous encercle, mais nous résisterons. Nous sommes trop fier pour tomber, trop fort pour ployer sous un joug infâme ! Nous avons au cœur des valeurs trop puissantes, nous avons notre désir de liberté, nous avons l'amour de notre patrie !
La foule rugit, les couvres-chefs s'envolèrent, et les exclamations explosèrent, noyant définitivement le reste de son discours.
À côté de moi, Gregson sourit avec fierté et Tesla applaudit à tout rompre. Philip fixait Lizzy, l'air admiratif. Même Holmes laissa échapper une mimique d'approbation.
Viktor avait le même regard que moi.
Horrifié.
Il y avait bien trop de rage dans la voix de la Reine.
Sa soif de sang et celle de l'assemblée me faisait peur. Une terreur profonde, angoissante, un sentiment d'horreur qui pulsait sourdement dans mes entrailles.
Mes yeux se perdirent dans la foule, glissant sur les visages extatiques sans les regarder.
Combien d'entre eux allaient partir ? S'engager ? Se battre pour des paroles, des discours enflammés, des notions dont ils n'avaient qu'une vague idée ?
Ils allaient mourir.
Ils allaient crever en hurlant de peur et de douleur, démembrés par une abomination darwiniste, écrasés par une des machines que Tesla concevait déjà, embroché par un sabre ennemi, déchiqueté par un boulet de canon...
Et pour ceux qui reviendront, combien seront encore en vie ? Combien n'auront pas laissé sur d'ignobles charniers les cadavres de leur innocence et de leur foi en l'humanité ?
J'étais face à une assemblée de morts.
Ma gorge se contracta. Respirer me faisait mal.
Le monde entier dégoulinait de sang.
Les cris de joies étaient des hurlements d'horreur. Les poings levés portaient des armes. Les visages étaient distordus, déformés par une douleur atroce.
Elle était là. La Mort. Partout. Elle me suivait. Jamais rassasiée, elle engloutissait tout sur son passage, elle rappelait à elle chaque sourire, chaque pensée, chaque souvenir.
Je ne voulais pas y retourner, je devais fuir, je devais...
Je chancelai et m'appuyai sur un mur pour ne pas tomber.
J'eus vaguement conscience de Holmes me demandant si j'allais bien. Je ne répondis rien.
La foule en délire entama un God Save The Queen aux allures martiales. Dans un brouillard sanglant, je vis la Reine prendre la pose, immobile, solennelle, surplombant son peuple comme une figure antique. Dans mon délire traumatique, c'était elle, la Mort. Elle souriait. Et contemplait son prochain repas.
Quelqu'un me saisit par les épaules pour me secouer doucement. C'était Holmes. Il avait l'air un peu inquiet. Peut-être avait-il vu la Mort, lui aussi ?
Non, non, qu'est-ce que je racontais...
Il fallait que je me reprenne.
Avec une infinie majesté, Elizabeth II fendit la foule, qui s'ouvrit devant elle comme les flots de la mer rouge. Elle sortit par la grande porte, s'arrêta un court instant pour saluer ceux qui n'avaient pas pu entrer, et prit place dans une nacelle blanche qui la fit s'envoler vers les cieux.
Je me retournai vers Holmes qui me fixait toujours, une question inquiète inscrite dans le regard. Je lui adressai un pauvre sourire et il appuya sur mes épaules pour me faire asseoir contre le mur.
J'essuyai mes larmes du dos de la main, furieux contre moi-même, tremblant encore de tout mon être.
— Je crois qu'on peut qualifier cette partie de l'opération comme réussie, lança Holmes, détournant vers lui l'attention des autres. Passons à la suite, voulez-vous ?
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