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Quelques secondes de silence perdurèrent après l'annonce de l'entracte, juste avant que la foule n'explose en applaudissements.
— Par toutes les vierges éborgnées, souffla Gregson. Je n'ai pas compris un traitre mot de ce qu'ils disaient, mais je suis tout retourné. Cette femme... Vous êtes certains que c'est la bonne ? Qu'elle ne soit pas humaine, je veux bien le croire ! Mais quelle soit capable d'accomplir de telles horreurs, avec une voix si belle...
— La plus belle femme que j'ai jamais rencontrée, répondit négligemment Holmes, qui venait de redescendre sur terre, avait tué ses deux enfants pour l'argent de l'assurance. Contrairement à ce que les histoires essayent de nous faire croire, Gregson, la beauté ne va pas de paire avec l'innocence.
— Damn ! répliqua l'inspecteur d'un ton grivois. Je suis prêt à croire que cette Carmen n'est pas très innocente.
— Un peu de tenu, inspecteur ! le rabroua sèchement Lizzy.
— Veuillez m'excuser, répondit l'intéressé, penaud.
Holmes se leva, son étui de violon au poing. Nous échangeâmes un regard. Je posais mes mains contre mes poches, où les poignées de mes sabres formaient une petite bosse. Philip se mit debout, l'air décidé. Gregson ouvrit sa veste, pour avoir directement accès au mousquet électrique attaché sous son bras. Lizzy serra les poings, une lueur sauvage sur le visage.
— Allons-y, lâcha Holmes en poussant la porte.
S'approcher des loges des artistes ne fut pas une mince affaire. Les coulisses menaçaient d'exploser sous la pression de la foule qui s'y entassaient, cherchant à approcher la prodigieuse Carmen. D'imposants bouquets de fleurs voguaient sur ces flots de figures humaines, rivalisant de taille ou d'exotisme. Gregson dut montrer son badge à une bonne demi-douzaine d'agents de sécurité chargés de filtrer les visiteurs afin que nous puissions passer et une bonne demi-douzaine de plus pour avoir accès à sa loge.
— Pourvu qu'il ne soit pas trop tard, marmonna nerveusement Holmes en frappant à la porte de la loge où une plaque dorée, ornementée, écrivait « Irène Adler ».
Aucune réponse.
Avec un soupir de soulagement, il glissa la main dans sa poche et en sortit deux outils que je reconnus sans peine, même si je ne les avais pas utilisés depuis bien longtemps. Sans perdre de temps, il s'agenouilla et introduisit sa clef de tension dans la serrure, l'oreille presque collée au bois. Il y joignit son crochet et, en une trentaine de secondes à peine, la porte s'ouvrit. Je lui jetais un regard admiratif, qu'il accueillit avec une pointe de fierté muette.
Nous entrâmes, laissant Gregson dehors. La porte se referma dans notre dos avec un cliquetis.
En tâtonnant, je trouvais l'interrupteur et l'enclenchai. Nous nous trouvions dans une petite antichambre, dont toutes les surfaces planes – chaises, guéridons et sofa – étaient recouvertes de bouquets de fleurs, de boites de chocolats et de lettres non ouvertes.
— Je me demande si les automates mangent du chocolat, marmonnai-je songeusement en avisant les boites intactes.
Holmes me signifia d'un regard que c'était le moindre de ses problèmes et pénétra dans la loge en elle-même.
Aucune fleur, aucun chocolat, dans cette pièce-là. Les murs étaient couverts d'un papier peint de velours pourpre, décoré de dorures et de tableaux. En face de nous, des produits de beauté occupaient une coiffeuse dont le miroir, illuminé d'une dizaine de minuscule ampoules, nous renvoyait notre propre reflet. Des robes extravagantes, des accessoires et divers masques et perruques étaient accrochés un peu partout, donnant la dérangeante impression d'une foule invisible. Un deuxième miroir, plus grand, était à peine décelable, sous un amas de frous-frous bleu-nuit. Je pouvais presque imaginer la cantatrice passer de robe en robe, de visage en visage, soir après soir. Automate, inventrice, amante, chanteuse...
Dans un coin se trouvait une petite porte en bois.
— Un cabinet de toilette, murmura Holmes en s'agenouillant pour ouvrir l'étui de son violon. Nous pouvons l'attendre à l'intérieur.
J'acquiesçai et ouvrait la porte désignée. Mon cri se bloqua dans ma gorge.
Elle était là.
Immobile. Absolument immobile. La fausse Reine me fixait furieusement, les traits de son visage figés dans une expression de colère sans nom.
— Watson ! cria Holmes dans mon dos.
Mais la main de la femme s'était déjà tendue et son poing agrippait le devant de ma chemise. Elle plia le bras, m'attirant vers elle, et le détendit d'un coup.
Je me sentis partir en arrière, projeté à travers la pièce. Je heurtai le mur de plein fouet, heureusement amorti par des cintres couverts de robes et de jupons dans lesquelles je m'effondrai, le souffle coupé. La douleur de mon dos, soudain éveillée, me transperça d'une lame brûlante, lâchant sur ma vision quelques gouttes rouges, qui pulsaient au même rythme frénétique que mon cœur affolé.
— J'étais venu prévenir Irène que je vous avais vu dans l'assemblée, entendis-je déclarer la fausse Lizzy.
Sonné, j'essayai de me relever, mais retombai aussitôt, empêtré dans le tissu, alourdis par la douleur qui pulsait sous mon crâne.
— Elle m'avait dit de me méfier de vous, reprit-elle, mais je vous trouve bien pathétique. Que comptiez-vous faire ? Lui tendre une embuscade ? À vous deux ? Allons donc...
Au fur et à mesure qu'elle parlait, sa voix, d'abord semblable à celle de Lizzy, devenait de plus en plus dure, de plus en plus froide, désincarnée, presque grésillante, comme celle d'une communication radio. Le rythme s'était ralenti et mêmes ses inflexions disparaissaient, rendant son ton atrocement monocorde, à l'opposé des paroles qu'elle prononçait.
J'entendis un petit cri étouffé et tentai une nouvelle fois de me relever, sans succès.
— Geoffrey nous a fait plus fort que vous, continua-t-elle. Vous êtes si fragile, si éphémère...
Je roulais sur le côté, obtenant enfin une vue de la scène. Ma vision s'éclaircit brusquement.
Holmes était allongé sur le dos. L'automate, un genou sur sa poitrine, lui serrait la gorge d'une seule main. Le détective essayait de l'attraper pour la faire relâcher, mais ses doigts griffaient inutilement la peau sans la rayer et ses jambes labouraient le parquet sans la toucher.
— Vous êtes mortels, dit-elle encore, de cette voix si dure et si froide.
Il en était hors de question.
Je me mis à genoux, puis me relevai et me jetai sur elle d'un même élan.
J'aurais tout aussi bien pu rentrer dans un mur.
— John Watson, je suppose, dit-elle en se redressant, libérant la gorge du détective qui, plié en deux, commença à tousser.
À mon grand soulagement, il n'avait pas l'air plus blessé.
Je plongeai la main dans mes poches et reculai, mes sabres au clair. Pas le moins du monde apeurée, elle s'approcha de moi, les bras ballant, la tête légèrement inclinée, comme si elle me demandait ce que je comptai faire.
J'aurai dû l'attaquer, bien sûr... Mais comment frapper une personne totalement désarmée, qui ne faisait rien pour se protéger ?
— Watson ! entendis-je Holmes crier. Mais faites quelque chose, bon sang !
Elle avança d'un pas. Je me souvins du mort trouvé dans ses appartements, pour lequel Holmes avait été accusé, et les corps défigurés découverts sur le toit d'un dirigeable et au club Digoène. J'abandonnai mes scrupules et laissai ma lame décrire un arc-de-cercle destiné à s'enfoncer dans son épaule.
Elle esquiva à une vitesse phénoménale, se laissa tomber à genoux, bondit sur ses pieds et frappa mon poignet gauche du plat de sa main.
La douleur remonta le long de mon bras, m'arrachant un cri étranglé. Je laissai tomber mon arme et sautait en arrière, évitant de justesse le mouvement de mon propre sabre, qu'elle avait attrapé au vol et avec lequel elle tentait de me scalper en retour.
Un étrange impression de familiarité m'envahit. Ma respiration s'apaisa. Mon cœur retrouva un rythme normal, plus lent, plus régulier.
Tout était si simple, soudain. Le monde se réduisait à deux choses, deux choses seulement : mon sabre et celui de mon ennemi.
Elle attaqua. J'esquivai. J'attaquai.
Je m'abandonnai à la danse.
J'avais conscience de chaque parcelle de mon corps, de chaque douleur et de chaque bleu, de chaque articulation et de chaque centimètre de peau, de mon pied à mon poignet, de mon dos à mes doigts serrés sur le manche du sabre. Je le sentais bouger, sauter, tournoyer, se fendre et plonger de nouveau, guidé par mon seul instinct, comme un prolongement naturel de ma main.
Depuis combien de temps n'avais-je pas dansé ainsi ? Des années, certainement. Ce n'est pas sur les champs de bataille que l'on trouvait des adversaires à combattre – là-bas, il ne faut que tuer, le plus rapidement et le plus efficacement possible.
Mais le temps n'avait rien changé, rien émoussé. Je retrouvai chaque geste, chaque mouvement et chaque parade avec une facilité déconcertante. J'avais l'impression de renouer, en même temps, avec une part de moi que j'avais oublié.
Cela n'était pas suffisant, pourtant. En face de moi, la femme se mouvait si vite que j'avais du mal à la saisir du regard, bloquant ses coups purement à l'instinct. Elle mettait dans son bras une force telle que je pouvais presque entendre le fil des lames s'ébrécher et que je ressentais remonter jusque dans mon épaule la vibration de chaque choc. Elle ne se fatiguait pas. Ne s'essoufflait pas. Ne ralentissait pas.
Je n'avais aucune chance.
Mais je tins bon. Combien de temps ? Une demi-heure ? Un quart d'heure ? Cinq minutes ?
Elle allait me tuer. Et alors ? Un soldat ne s'arrête pas à ces considérations. Il va jusqu'au bout de la mission.
Parade. Attaque. Parade. Parade. Esquive...
— Watson ! appela la voix de Holmes, quelque part dans mon dos.
Je ne m'arrêtai pas, ne me laissai pas distraire. La moindre seconde pouvait être la dernière.
Puis je sentis quelque chose m'agripper le col et on me tira en arrière.
— Fermez les yeux ! cria Holmes en appuyant sur la gâchette du fusil de Tesla.
Je n'eus pas le temps de faire quoi que ce soit. Je vis un éclair blanc jaillir du canon, zigzaguer dans l'air et frapper de plein fouet la fausse Reine qui se mit aussitôt à vibrer, traversée d'étincelles galopantes. Une odeur de brûlé se répandit dans la pièce alors que l'arc électrique continuait sa danse folle, projetant une pluie blanche qui resta fixée sur mes rétines.
Il y eut un dernier grésillement, puis l'éclair s'éteignit, ne subsistant qu'en négatif sur mon regard à moitié aveuglé. Je vis le corps de la femme tressaillir, ses doigts s'agitant spasmodiquement au bout de ses bras tendus au maximum, puis elle s'effondra d'un coup, comme une marionnette sans fils.
Le silence s'abattit avec elle, écrasant.
La douleur de mon dos se rappela à moi, ajoutée à la tension des derniers instants, et je me laissai tomber à genoux.
— Watson ? s'inquiéta Holmes.
— Je vais bien, répondis-je en me relevant aussitôt.
À travers les éclairs qui zébraient encore mes yeux, je le vis m'inspecter du regard. Il dut décider que je n'allais pas mourir dans la seconde, puisqu'il m'adressa un petit hochement de tête et se pencha sur la forme inanimée de la fausse Reine.
— Très beau combat, commenta-t-il par-dessus son épaule. J'avais déjà estimé que vous étiez doué, mais je suis plutôt impressionné.
J'en conçus une fierté démesurée, qu'il ne vit pas mais pu certainement deviner au ton de mon « merci ».
Je m'agenouillai à ses côtés, ma vision presque revenue à son état habituel. Il avait retourné l'usurpatrice sur le dos, dévoilant son poitrail noircit, troué, où se devinait toute une mécanique inanimée, partiellement fondue par endroits.
— C'était bien une machine, lâchai-je, conscient d'être un peu bête.
J'avais beau avoir envisagé l'idée, être témoin de la chose était complètement différent. Cette femme qui nous avait parlé, contre laquelle je m'étais battu... Des rouages, des engrenages, des fils, des vis, du métal... Une mécanique d'horloge... Mais une horloge vivante. Comment ?
Un cliquetis retentit dans notre dos. Je me retournai aussitôt, ramassant le sabre que j'avais inconsciemment laissé tomber après l'affrontement.
— Le spectacle est sur le point de reprendre, annonça Gregson en passant sa tête dans la pièce. La fausse Reine n'est pas venue finalem...
Son regard se posa sur l'automate inanimé.
— Oh, merde, lâcha-t-il dans un souffle.
— On peut dire ça, répliqua Holmes d'un ton sarcastique. Dépêchez-vous d'aller chercher les autres avant que le rideau ne se lève de nouveau.
— Mais...
— Vite !
Il sembla vouloir protester, mais reconsidéra la question, fit volte face et disparu.
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